Le point principal développé dans ces chapitres est que l’intelligence est un facteur explicatif très important pour comprendre un grand nombre de comportements sociaux.
De manière générale, un haut degré d’intelligence est associé, statistiquement, avec des comportements socialement désirables - ou, s’il faut parler dans tous les systèmes, avec des comportements jugés habituellement comme bénéfiques pour la société dans son ensemble - alors qu’un faible degré d’intelligence est associé, statistiquement, avec des comportements socialement indésirables. Murray et Herrnstein examinent ainsi huit variables : la pauvreté, la réussite scolaire, le chômage, le statut familial (marié, divorcé, etc.), la dépendance à l’aide sociale, la manière d’éduquer les enfants, la criminalité, la civilité. Dans chaque cas, bien que dans des proportions variables, la conclusion est sans appel : les individus les moins intelligents sont représentés de manière disproportionnée parmi les pauvres, les chômeurs, ceux qui dépendent de l’aide social pour vivre, ceux qui ont des enfants hors mariage, ceux qui commettent des actes de délinquance, etc.
Bien évidemment, le fait qu’un faible QI soit généralement associé avec ces caractéristiques indésirables ne signifie pas qu’un faible QI conduise inévitablement à développer ces caractéristiques. Il n’est pas possible de prédire le comportement d’un individu donné simplement en fonction de son QI : la très grande majorité des personnes ayant de faibles capacités intellectuelles sont d’honnêtes citoyens, travailleurs, mariés, qui éduquent leurs enfants de leur mieux, etc. Mais dès lors que l’on ne considère plus les individus mais les groupes, les différences de comportement entre les catégories les plus intelligentes et les catégories les moins intelligentes de la population deviennent statistiquement significatives. Selon Murray et Herrnstein, ce sont précisément les différences en termes de capacités intellectuelles qui sont en grande partie la cause de ces différences de comportement.
Dans ces chapitres les auteurs limitent leur analyse à la partie blanche (on dit parfois aussi « caucasienne ») de la population américaine et ce, disent-ils, afin de montrer que le QI affecte le comportement des individus indépendamment de leur race ou de leur ethnie (p125). Dans la mesure où la troisième partie du livre se concentre sur les différences de capacités cognitives entre les races ou les ethnies, cette démonstration ne paraitra effectivement pas superflue, ni pour la bonne compréhension des lecteurs, ni pour la tranquillité des auteurs.
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La pauvreté joue aujourd’hui un rôle central dans la définition d’un grand nombre de politiques publiques, car elle est censée être la cause principale de nombreux maux. C’est le faible statut économique et social (SES) des individus qui expliquerait la délinquance, les grossesses hors mariage, la dépendance à la drogue, etc. C’est le faible statut économique et social des parents qui expliquerait l’échec scolaire des enfants, leur incapacité à trouver un emploi, leur pauvreté ultérieure, etc. L’éradication de la pauvreté est donc ardemment recherchée, à la fois pour elle-même et pour faire disparaitre ces maux. Cette focalisation sur la question de la pauvreté pourrait cependant paraitre étrange, car un simple coup d’œil dans le rétroviseur permettrait de se rendre compte que la pauvreté ne peut pas être à l’origine de toutes les calamités qu’on lui attribue. En 1939, plus de la moitié de la population des Etats-Unis vivait en dessous du seuil de pauvreté, tel que définit en 1992. A cette seconde date, la proportion n’était plus que de 14,5%. Pourtant ce recul sans précédent de la pauvreté ne s’était pas accompagné d’une diminution des maux censés être provoqués par la pauvreté. Bien au contraire, la plupart de ces maux, la criminalité, la drogue, les filles-mères, etc. avaient considérablement augmenté. Ces mouvements en sens contraire ne sont bien sûr pas propres aux Etats-Unis mais peuvent être observés, à un degré plus ou moins grand, dans toutes les démocraties libérales.
En réalité, à l’analyse, la pauvreté apparait souvent bien moins comme une cause que comme une conséquence, de la même manière que la fièvre, pour désagréable qu’elle soit, n’est pas la cause de la maladie qu’elle accompagne. Le QI lui non plus ne peut pas prétendre au statut de cause unique de tous les comportements socialement indésirables - sans quoi certains de ces comportements n’auraient pas pu augmenter spectaculairement comme ils l’ont fait ces dernières décennies - mais son statut causal est bien plus avéré que celui de la pauvreté. A commencer par son statut de cause de la pauvreté elle-même.
- Pour ne pas devenir pauvre soi-même, est-il préférable d’être né riche ou bien d’être né intelligent ? La réponse est sans ambiguïté : intelligent. Les individus ayant une intelligence égale ou supérieure à la moyenne (QI égal ou supérieur à 100) sont très rarement pauvres à l’âge adulte, même s’ils sont nés dans un milieu très défavorisé. A l’inverse, un enfant de la classe moyenne ayant une intelligence en dessous de la moyenne courra un risque non négligeable de devenir pauvre.

- Pour réussir à l’école et pour faire des études supérieures, est-il préférable d’être né riche ou bien d’être né intelligent ? Les deux sont évidemment un avantage, mais un QI élevé est un avantage bien plus substantiel. Un avantage si substantiel que l’écrasante majorité des individus les plus intelligents obtiennent un diplôme universitaire, quelque soit leur milieu d’origine. L’idée communément répandue selon laquelle les enfants talentueux des catégories populaires seraient privés de l’opportunité de faire valoir leur talent semble dénuée de fondement solide. Ce phénomène existe sans doute toujours, mais il n’est plus statistiquement significatif (p153)

- Parmi les personnes sans emploi sur une longue période, celles ayant un faible QI prédominent très largement, et plus encore parmi celles qui sont sorties de la population active parce qu’elles ont cessé de rechercher un emploi. Cela signifie bien sûr que le chômage et l’inactivité ne dépendent pas seulement du dynamisme de l’économie. Mais cela n’est guère sujet à controverses.
Les effets du QI sur le mariage et le divorce en revanche sont moins connus mais tout aussi avérés. Toutes choses égales par ailleurs, les gens les plus intelligents se marient davantage et divorcent moins.
Cette statistique doit être combinée à celle des naissances hors mariage, qui elles aussi sont de manière tout à fait disproportionnée le fait des personnes au QI le moins élevé.
Ces statistiques sont de première importance, car le fait de divorcer ou d’avoir des enfants hors mariage sont des causes majeures et indépendantes de pauvreté, et plus généralement de comportements sociaux indésirables. Un homme ou une femme qui se situent un peu au dessus du seuil de pauvreté tant qu’ils sont mariés, tombent le plus souvent en dessous de ce seuil après avoir divorcé, et les enfants élevés dans les familles monoparentales présentent - toutes choses égales par ailleurs - des risques bien plus grands de devenir délinquants, de développer des addictions, de quitter prématurément le circuit scolaire, pour les filles de tomber enceintes alors qu’elles sont encore adolescentes, etc.
Le fait que le taux de divorce et le nombre de naissances hors mariage aient considérablement augmenté dans les dernières décennies signifie que le QI seul n’est pas à l’origine de ces phénomènes. En revanche, il parait plus que probable que le facteur du QI se soit combiné avec le changement des mœurs et des lois pour produire les statistiques actuelles. Ainsi, on peut penser que le développement de l’Etat-providence a en réalité souvent aggravé la situation de ceux qu’il était censé aider.
L’Etat, par exemple, verse aujourd’hui des allocations aux mères célibataires et leur fournit tout un ensemble de prestations destinées à alléger les difficultés qu’elles peuvent rencontrer. Mais en rendant la situation de mère célibataire moins pénible, le gouvernement affaiblit aussi les raisons de ne pas devenir mère célibataire, et il tend à dispenser les hommes de leur responsabilité d’assurer la subsistance des enfants qu’ils procréent. Bien entendu les aides dispensées par l’Etat ne sont pas mirifiques, et sur le long terme être une mère célibataire est un obstacle très sérieux à toute ascension sociale. A strictement parler il reste donc rationnel de ne pas devenir mère trop jeune, et surtout hors mariage. Mais il faut une certaine intelligence pour comprendre cela. Pour des jeunes femmes aux capacités intellectuelles limitées, qui ne sont pas capables de se représenter distinctement les conséquences à long terme de leurs actes, vivre des aides publiques avec leur enfant peut sembler une bonne affaire (p189).
Le cas des naissances hors mariage offre ainsi un bon exemple de la manière dont des règles bien intentionnées, mais élaborées sans tenir compte des capacités intellectuelles moyennes de leurs destinataires, peuvent produire des effets pervers considérables. Un problème sur lequel les auteurs reviennent dans la quatrième et dernière partie de leur livre.
- Murray et Herrnstein s’attardent longuement sur la question de l’éducation des enfants au sein de leur famille. Bien que l’éducation des enfants soit une affaire éminemment privée et que nous soyons prompts à affirmer publiquement que, en la matière, chacun fait ce qu’il veut, tout le monde s’accordera pour reconnaitre que certaines pratiques parentales sont meilleures que d’autres, et donc, en définitive, qu’il existe de meilleurs parents que d’autres. Les parents qui s’occupent de la nourriture et de la santé de leurs enfants, qui leur témoignent de l’affection, qui discutent avec eux et répondent à leurs questions, qui leur fournissent un cadre de règles et de valeurs à peu près stables et cohérentes, sont, toutes choses égales par ailleurs, de meilleurs parents que ceux qui ne le font pas. Il est donc possible de construire des indices qui permettent de mesurer, au moins approximativement, la qualité éducative d’un foyer.
Aux Etats-Unis cet indice s’appelle HOME, et il permet de se rendre compte que les « mauvais foyers », ceux dans lesquels les enfants courent le plus de risque d’être victimes de négligence ou de mauvais traitement, ne sont pas répartis uniformément dans la population. Les foyers les plus pauvres sont surreprésentés parmi ces mauvais foyers. La conclusion spontanée - en tout cas celle qui est tirée le plus souvent - est que l’un serait la cause de l’autre : les familles pauvres auraient plus de mal à bien éduquer leurs enfants précisément du fait de leur pauvreté.
Pourtant, comme dans beaucoup d’autres cas, l’explication par la pauvreté ne parait pas entièrement satisfaisante. Si l’on appelle « pauvreté » ce que la loi définit aujourd’hui comme tel, force est de constater que l’immense majorité des enfants ont depuis toujours été élevés dans des foyers « pauvres », et même bien plus pauvres que ceux qui sont aujourd’hui considérés comme tels (p223). Cette pauvreté là n’a jamais empêché de bien s’occuper de ses enfants.
En revanche, le faible QI des parents semble une cause bien plus importante de la négligence et de la maltraitance des enfants. Si l’on excepte les cas les plus sévères de maltraitance, le problème numéro un des mauvais parents semble, en effet, être l’incohérence de l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants : alternance de négligence et de surprotection, de sévérité et de laisser-faire, punitions distribuées en fonction de l’humeur des parents et non en fonction du comportement de l’enfant, etc. Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour bien s’occuper de ses enfants, mais cela demande d’être capable de se représenter ce que peuvent être leurs besoins physiques et émotionnelles, de ne pas agir en fonction de l’impulsion du moment mais en fonction de ce qui, sur le long terme, sera bon eux, etc. Ces qualités ne sont évidemment pas sans rapport avec l’intelligence même si elles ne s’y réduisent pas.
Que ces mauvais parents soient souvent pauvres n’est pas surprenant, si l’on se rappelle qu’un faible QI est un facteur important de pauvreté. Mais donner des allocations à ces parents négligents ou abusifs n’améliorera pas la qualité de l’éducation qu’ils fournissent à leurs enfants. Le problème principal n’est pas leur pauvreté mais leur incompétence (p213, 232).

- Tout comme pour la maltraitance des enfants, la criminalité est souvent attribuée à la pauvreté - tout au moins du côté de l’élite cognitive et socio-économique. Les catégories moins favorisées de la population, qui connaissent la pauvreté et les délinquants ordinaires de plus près, semblent moins réceptives à ce genre d’explication. Bien entendu il est exact que la grande majorité des délinquants appartiennent à ces catégories moins favorisées d’un point de vue économique, de même que ceux qui viennent de foyers stables et aisés finissent assez rarement en prison. Mais il ne s’ensuit pas que la pauvreté soit la cause de la délinquance. En fait, selon Murray et Herrnstein, si pauvreté et délinquance marchent souvent main dans la main, c’est parce que les pauvres et les délinquants partagent souvent une même caractéristique : un QI inférieur à la moyenne. Les délinquants ont en moyenne un QI inférieur de huit points au reste de la population, ce qui représente une différence importante. Cette différence est encore plus accentuée pour les délinquants multirécidivistes, ceux qui sont responsables d’une part très importante des crimes et délits.
Dès lors que l’on prend en compte cette différence de QI entre la population criminelle et le reste de la population, le rôle du SES semble négligeable (p249).
Bien évidemment, un faible QI ne peut pas expliquer à lui seul la délinquance, sans quoi l’écrasante majorité des délinquants ne seraient pas des hommes, et sans quoi la délinquance n’aurait pas pu augmenter substantiellement comme elle l’a fait depuis les années 1960. Mais l’on peut penser que, tout comme dans le cas de la famille, un certain changement des lois et des mœurs a joué défavorablement pour la partie de la population qui est naturellement la plus vulnérable à la tentation de la délinquance.
(à suivre)