The bell curve, de Charles Murray et Richard Herrnstein, est un livre à la fois célèbre et mal connu. Cette conjonction des contraires ne doit pas nous étonner car la célébrité et l’incompréhension ont la même cause : The bell curve traite d’un sujet hautement sensible et hautement controversé : l’intelligence[1]. Sa thèse centrale est que l’intelligence varie selon les individus, qu’elle peut être mesurée de manière relativement satisfaisante (notamment par ce que l’on appelle habituellement les tests de QI), que cette qualité est largement héréditaire et qu’elle est fortement corrélée avec un grand nombre d’indicateurs sociaux très importants, tels que la pauvreté, la réussite à l’école, la criminalité, les grossesses hors mariage, etc. Par ailleurs, Murray et Herrnstein montrent que les individus les plus intelligents tendent de plus en plus à former une classe à part, isolée du reste de la population, et que cela a de graves conséquences pour la société dans son ensemble, d’où le sous-titre de leur ouvrage : Intelligence and class structure in american life.
Affirmer que les hommes sont très inégaux en intelligence et que, à toutes fins utiles, ces inégalités doivent être considérées comme à peu près fixes, serait suffisant pour susciter, de nos jours, une tempête de protestations. Mais, pour aggraver leur cas et pour transformer la tempête en ouragan, Murray et Herrnstein ont choisi d’aborder également un sujet pour lequel le terme « controversé » serait beaucoup trop faible : le sujet des inégalités de QI entre les différents groupes ethniques ; c’est-à-dire essentiellement entre les noirs et le reste de la population américaine. Bien que les auteurs se montrent fort prudents dans leurs affirmations et fort mesurés dans leurs conclusions, cette partie de leur livre est celle qui a suscité le plus de commentaires, le plus de protestations, et le plus d’incompréhensions. Alors que The bell curve n’est en aucun cas un livre centré sur la question des inégalités raciales, un très grand nombre de lecteurs se sont focalisés sur cet aspect - ce sans même parler du nombre encore plus grand de ceux qui en parlent sans jamais l’avoir lu. The bell curve est ainsi passé à la postérité comme un livre « raciste », ce qui lui a valu un petit nombre d’admirateurs et un très grand nombre de détracteurs mais, dans un cas comme dans l’autre, le plus souvent pour de mauvaises raisons.
Le fait que tant de gens manifestement intelligents l’aient si mal compris et l’aient critiqué de manière si peu pertinente est une preuve supplémentaire du fait que, comme le répètent inlassablement Murray et Herrnstein, l’intelligence n’est pas du tout identique à la clairvoyance, à la sagesse, ou au savoir.
Plus de quinze ans après sa parution, alors que le gros des controverses est retombé, The bell curve apparait comme un livre solide et important. Cela rend d’autant plus regrettable le fait qu’il n’ait jamais été traduit en français - et cela justifie, à mon sens, de lui consacrer un compte-rendu détaillé. Ceux qui voudraient aller plus loin après la lecture de ce compte-rendu ne devraient pas se laisser décourager par la taille imposante de l’ouvrage. Avec 845 pages dans la version de 1994, The bell curve pèse bon poids mais ses auteurs l’ont organisé de manière à rendre sa lecture aisée, et rapide, pour ceux qui n’auraient pas le courage ou la possibilité d’y consacrer beaucoup de temps. Chaque chapitre, à l’exception de l’introduction et des deux derniers chapitres, est précédé d’une sorte de résumé dénué de tout jargon technique, de sorte qu’il est possible d’avoir une assez bonne idée du contenu du livre en en lisant simplement une trentaine de pages. Par ailleurs les discussions les plus techniques ont été reléguées dans sept appendices placés en fin d’ouvrage, ce qui permet aux lecteurs les moins portés sur les questions statistiques de s’en dispenser sans dommages.
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The bell curve commence par une courte histoire des tests de QI ou, si l’on préfère des termes plus généraux, des tests destinés à mesurer l’intelligence des individus. Cette histoire est nécessaire pour expliquer la divergence, pour ne pas dire la contradiction pure et simple, qui existe aujourd’hui entre ce qui est communément affirmé au sujet des tests de QI et les conclusions auxquelles sont parvenus les spécialistes de ces tests. L’opinion commune est que l’intelligence est une faculté impossible à définir précisément et plus encore à mesurer ; que les tests de QI sont biaisés culturellement et socialement et que la seule chose qu’ils mesurent est le degré d’éducation des individus ; que les scores obtenus à ces tests changent significativement au cours de la vie d’un individu et, de la même manière, que les scores obtenus par des populations entières évoluent au cours du temps ; que les tests ne permettent pas de prédire quoique ce soit du comportement des individus, à part peut-être le succès à l’école ; que la seule chose à laquelle parviennent ces test est de stigmatiser et de décourager ceux qui ne les réussissent pas, créant ainsi une sorte de prophétie auto-réalisatrice (p13). Bref, les tests de QI sont des instruments au mieux inutiles, au pire nuisibles.
Le terme « d’opinion commune », qui peut à bon droit être employé pour caractériser ce discours, demande toutefois quelques précisions. « Commun » n’est pas ici le synonyme de « populaire », mais plutôt de « officiel ». En effet, jusqu’à une date très récente, l’opinion la plus répandue était plutôt que le terme « intelligence » désigne bien quelque chose de réel et que ce quelque chose varie grandement d’un individu à un autre. Peut-être même est-ce encore l’opinion de l’homme de la rue. Mais c’est une opinion qu’il est désormais devenu impossible d’exprimer publiquement sans s’exposer à des ennuis plus ou moins graves, de la moquerie à l’insulte en passant par la tentative de ruiner votre carrière professionnelle.
Murray et Herrnstein ne s’attardent pas sur les raisons expliquant ce virage à 180 degrés, mais il est aisé de comprendre que celui-ci a quelque chose à voir avec la passion pour l’égalité qui caractérise nos sociétés démocratiques et qui, grosso modo depuis les années 1960, ne rencontre pratiquement plus d’obstacles. L’histoire des tests de QI est même une assez bonne manière de retracer la progression de cette passion pour l’égalité.
Les premiers tests destinés à mesurer objectivement les capacités cognitives des individus furent mis au point par Sir Francis Galton, un cousin de Charles Darwin, dans les années 1860. Galton passa davantage à la postérité pour ses idées eugénistes que pour ses tests d’intelligence, qui se révélèrent peu fiables, mais le mouvement était lancé. Après plusieurs décennies de tâtonnements la percée décisive fut effectuée, au tout début du 20ème siècle, par Charles Spearman, un ancien officier de l’armée britannique. Grâce aux progrès des outils mathématiques utilisés en statistique, Spearman put montrer que tous les tests visant, avec quelque vraisemblance, à mesurer l’intelligence étaient corrélés positivement : un individu réussissant mieux (ou moins bien) que la moyenne dans un test d’intelligence à forte teneur mathématique avait toute chance de réussir mieux (ou moins bien) que la moyenne dans un test d’intelligence à forte teneur linguistique, etc. Spearman en déduisit que cette corrélation devait s’expliquer par le fait que tous les tests, si différents soient-ils en apparence, faisaient appel à un même facteur, à une même capacité cognitive générale. Spearman appela ce facteur commun à tous les tests d’intelligence « g », pour « general intelligence », et il le définit comme une capacité générale à déduire et à appliquer des relations : être capable de compléter une suite de nombre, voir le rapport qui existe entre le mot « récolte » et le mot « produire », deviner à quoi ressemblerait une figure géométrique si on la mettait à l’envers, etc.
Cette intuition simple mais capitale permit la mise au point des premiers tests standardisés visant à mesure l’intelligence d’un individu, bientôt appelés tests de QI (quotient intellectuel). Bien qu’originellement la notion de QI ait servi à désigner l’âge mental d’un enfant par rapport à son âge physique, le terme de QI est très vite devenu synonyme d’intelligence, et le reste encore aujourd’hui. Dès 1917, l’armée américaine faisait passer à ses recrues des tests de QI basés sur le « g » de Spearman.
La diffusion rapide et massive des tests de QI un peu partout dans le monde permit aux spécialistes de recueillir une énorme somme de données et d’affiner peu à peu leurs instruments de mesure. A la fin des années 1950 un certain consensus régnait, aussi bien parmi les spécialistes que parmi le grand public ; un consensus selon lequel un test de QI bien conçu permet effectivement de mesurer de manière fiable cette capacité que l’on nomme communément « intelligence », et qui n’est ni le savoir, ni la sagesse ou la perspicacité, mais plutôt la rapidité d’esprit, la capacité à percevoir les différences et les analogies, à résoudre des problèmes complexes.
Ce qui bouleversa ce consensus ne fut pas la découverte de défauts imputables aux tests de QI, mais bien plutôt les résultats dérangeants mis à jour par ces tests, en conjonction avec un climat politique nouveau. Au fur et à mesure que les tests s’affinaient et se répandaient, il devenait en effet de plus en plus évident que le QI avait une forte composante héréditaire et, d’autre part, que les groupes humains différaient significativement quant à leurs résultats à ces tests. Cela était d’autant plus perturbant que des corrélations sans cesse plus nombreuses étaient mises à jour entre le QI et certains indicateurs sociaux, tels que la réussite scolaire, la pauvreté, ou la criminalité. Dans des sociétés occidentales de plus en plus travaillées par l’égalitarisme radical, de tels résultats étaient autant de bombes à retardement. L’explosion se produisit aux Etats-Unis en 1969, lorsqu’un psychologue respecté, Arthur Jensen, affirma dans une interview que le QI était largement héréditaire et qu’il déterminait grandement le succès à l’école. Jensen révélait aussi, bien imprudemment, que la partie noire de la population américaine avait toujours eu des résultats bien inférieurs à ceux de la population blanche dans les tests de QI. Jensen fut immédiatement dénoncé comme raciste et ses travaux catalogués comme une escroquerie intellectuelle.
A partir de ce moment, les travaux portant sur la mesure du QI commencèrent à être systématiquement attaqués. Il devint pratiquement impossible de défendre publiquement les résultats obtenus par des décennies de recherche, même avec les meilleures preuves du monde, dès lors que ces résultats contredisaient la théorie de l’égalité fondamentale de tous les individus en matière d’intelligence. Les spécialistes du QI apprirent, parfois à leurs dépends, comme Richard Herrnstein lui-même, ce qu’il en coûtait de parler trop franchement de leurs recherches. Votre carrière, votre réputation, votre vie de famille, vos relations professionnelles, voire votre sécurité, étaient compromises dès lors que vous vous écartiez du cercle de l’orthodoxie. Les spécialistes rentrèrent donc dans l’ombre et le débat sur le QI se déroula dès lors à deux niveaux bien distincts (p13). Publiquement, les ouvrages visant à déconsidérer la notion de QI se multipliaient, le plus célèbre d’entre eux étant sans doute The mismeasure of man (1981) du paléontologue Stephen Jay Gould. Pendant ce temps, la recherche sur les capacités cognitives des individus se poursuivait tranquillement, à l’abri des publications spécialisées, où les implications politiques des résultats de cette recherche étaient soigneusement camouflées derrière le vocabulaire technique et les complexités statistiques.
Publiquement, la notion de QI était considérée comme totalement discréditée. Parmi les spécialistes, les preuves de la solidité de cette notion continuaient à s’accumuler, de même que les preuves de sa corrélation avec un grand nombre d’autres phénomènes.
Au début des années 1990 les spécialistes de la mesure de l’intelligence se divisaient, grosso modo, en trois catégories. Les classiques, qui travaillent dans la même direction que Spearman et qui cherchent à identifier, à mesurer, et à comprendre le plus précisément possible le facteur « g ». Les révisionnistes, qui s’accordent avec les classiques sur nombre de points mais soutiennent que l’intelligence ne peut pas se mesurer adéquatement avec les tests de QI. Les radicaux, qui soutiennent qu’il n’existe pas une mais des intelligences, ce qui revient à dire qu’ils rejettent le « g » de Spearman. Les classiques sont de loin les plus nombreux et ceux qui ont produit le plus de travaux quantitatifs pour appuyer leurs dires.
Murray et Herrnstein considèrent que cette école classique est la plus solide et même - bien qu’ils ne le disent pas tout à fait aussi explicitement - la seule solide. Elle a produit une énorme quantité de travaux qui se conforment aux critères communément admis en matière de preuve scientifique, à la différence par exemple des radicaux, qui refusent de recourir aux études quantitatives. Ses principales conclusions sont les suivantes : 1) Il existe bien une capacité cognitive générale (le « g » de Spearman) qui varie d’un individu à l’autre 2) Nombre de tests permettent de mesurer cette capacité, mais les tests qui la mesurent le mieux sont les tests de QI 3) Le score obtenu par un individu à un test de QI correspond tout à fait à ce que nous désignons ordinairement par le terme « intelligence » 4) Ce score est relativement stable tout au long de la vie d’une même personne 5) Les tests de QI, lorsqu’ils sont correctement conçus, ne sont biaisés ni socialement, ni économiquement, ni ethniquement 6) La capacité cognitive (l’intelligence) est largement héréditaire, très probablement à plus de 60% (p23, 105).
Dans une certaine mesure, l’école classique ne fait guère que prouver de manière scientifique ce que le bon sens savait depuis la nuit des temps. Cela ne rend pas pour autant les travaux de cette école inutiles, car, de nos jours, il est devenu absolument nécessaire de fournir au bon sens l’appui de la science pour résister à la pression immense de ceux qui, parce qu’ils refusent les implications politiques qui découlent du bon sens, n’ont de cesse de crier que ce dernier n’est que la sagesse des imbéciles.
(à suivre)
(à suivre)
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Sommaire (en anglais) de The bell curve
List of Illustrations, List of Tables, A Note to the Reader, Preface, Aknowledgements
Introduction
PART I : THE EMERGENCE OF A COGNITIVE ELITE
1 Cognitive Class and Education
2 Cognitive Partitioning by Occupation
3 The Economic Pressure to Partition
4 Steeper Ladders, Narrower Gates
PART II : COGNITIVE CLASSES AND SOCIAL BEHAVIOR
5 Poverty
6 Schooling
7 Unemployment, Idleness, and Injury
8 Family Matters
9 Welfare Dependency
10 Parenting
11 Crime
12 Civility and Citizenship
PART III : THE NATIONAL CONTEXT
13 Ethnic Differences in Cognitive Ability
14 Ethnic Inequalities in Relation to IQ
15 The Demography of Intelligence
16 Social Behavior and the Prevalence of Low Cognitive Ability
PART IV : LIVING TOGETHER
17 Raising Cognitive Ability
18 The Leveling of American Education
19 Affirmative Action in Higher Education
20 Affirmative Action in the Workplace
21 The Way We Are Headed
A Place for Everyone
APPENDIXES
1 Statistics for People Who Are Sure They Can't Learn Statistics
2 Technical Issues Regarding the National Longitudinal Survey of Youth
3 Technical Issues Regarding The Armed Forces Qualification Test as a Measure of IQ
4 Regression Analyses from Part II
5 Supplemental Material for Chapter 13
6 Regression Analyses from Chapter 14
7 The Evolution of Affirmative Action in the Workplace
Notes, Bibliography, Index
[1] Le titre du livre provient du nom de la courbe en cloche qui décrit la répartition de la population selon le quotient intellectuel.