Note préliminaire : ce billet est à peu près deux fois plus long que mes billets habituels. J'ai beaucoup hésité à le publier en une seule fois car je sais que, sur internet, les longs textes découragent le chaland mais il m'a semblé que le couper en deux serait vraiment préjudiciable. En "contrepartie", je le laisserai vraisemblablement en "une" durant deux semaine, au lieu de la semaine habituelle. Je ne suis pas sûr du tout de renouveler l'expérience, mais je ne serais pas contre le fait d'avoir l'avis de mes lecteurs sur ce point.
Quand la justice crée l’insécurité est un livre à l’allure discrète
- juste le titre noir sur fond blanc - et au ton posé, un livre sobre et bien
élevé, tout comme semble l’être son auteur, Xavier Bébin, le jeune secrétaire
général de l’Institut pour la justice. Pourtant, c’est un livre terrible. Un
livre dont le contenu devrait susciter l’indignation de tous les honnêtes gens,
et qui, s’il parvient à faire parler de lui, suscitera à l’évidence aussi
beaucoup d’indignation dans les médias et dans certains cercles judiciaires,
mais pour des raisons opposées.
Car ce que révèle et documente
Xavier Bébin, ce n’est pas seulement que la montée de l’insécurité n’est pas un
sentiment - ce que ne nient plus guère aujourd’hui que quelques sociologues
engagés et chaque jour un peu plus discrédités - c’est, ce qui est bien pire
encore, qu’une partie de l’appareil judiciaire a objectivement pris fait et
cause pour les malfaiteurs contre les victimes et s’estime manifestement
investi d’une mission sacrée : protéger les criminels des châtiments
réclamés par les gens ordinaires.
Pour le montrer, Xavier Bébin
commence par démontrer, posément mais méthodiquement, ce que soupçonnent
confusément les Français qui, lisant les faits-divers, découvrent souvent avec
stupeur que des criminels « bien connus des services de police » et
de très nombreuses fois condamnés n’en sont pas moins libres de poursuivre
leurs forfaits : aujourd’hui, en France, poursuivre une carrière
criminelle comporte bien peu de risques d’être puni.
Quelques chiffres peuvent suffire
pour s’en convaincre.
Les « enquêtes de
victimation » réalisées par l’INSEE et l’ONDRP auprès d’un très vaste
échantillon représentatif des ménages français permettent d’estimer à plus de
dix millions chaque année les crimes et délits commis dans notre pays.
Sur ces dix millions, un peu plus
de quatre millions sont portés à la connaissance de la police et de la
gendarmerie (4 171 011 en 2010).
Sur ces quatre millions de crimes
et délits, seuls 1,4 millions sont jugés « poursuivables », parce
qu’un auteur a pu être identifié. Les autres sont classés sans suite.
Sur ces 1,4 millions, environ 12%
sont encore classés sans suite. Un tel classement sans suite ne signifie
nullement l’absence de gravité d’une infraction. Xavier Bébin rappelle ainsi
que Mohammed Merah, avant de commettre sa série d’assassinats en 2012, avait
fait l’objet en 2010 d’une plainte très circonstanciée pour coups et blessures,
plainte pour laquelle il n’avait jamais été le moins du monde inquiété.
Sur les quelques 1,2 millions
d’infractions qui donnent lieu à une « réponse pénale », environ la
moitié ne valent à leurs auteurs que ce que le jargon judiciaire appelle des
« alternatives aux poursuites », alternatives dont l’exemple type est
le « rappel à la loi » - ce qu’en d’autres temps moins portés sur
l’euphémisme on aurait simplement appelé un sermon.
Reste donc environ 640 000
infractions qui valent à leurs auteurs de passer devant un tribunal. Autant
dire qu’à ce stade il s’agit en général d’affaires sérieuses, concernant des
infractions graves et dont l’auteur est déjà connu des services de police.
Pourtant, ces infractions effectivement
jugées, déjà une toute petite partie des infractions enregistrées,
n’aboutissent pas systématiquement à une sanction réelle, loin de là. Ainsi,
près de 200 000 d’entre elles se traduisent simplement par une
condamnation à de la prison avec sursis. Et le sursis ne signifie nullement
qu’à la prochaine infraction le délinquant sera impitoyablement jeté en prison,
puisque les sursis peuvent très bien se cumuler.
En réalité, de nos jours, un
délinquant est rarement mis en prison sans avoir au préalable été plusieurs
fois « rappelé à la loi », puis condamné à une peine avec sursis,
suivie d’un ou deux « sursis avec mises à l’épreuve » ; et les
cas de multirécidivistes avérés et pourtant simplement condamnés à du sursis
sont monnaie courante.
En définitive, les peines de
prison fermes ne concernent qu’environ 122 000 individus par an, soit une
infraction juridiquement constituée sur trente, et, en se basant sur les
« enquêtes de victimation », une infraction sur cinquante.
Et-ce tout ? Non, car avant
que le délinquant n’aille effectivement en prison, bien du temps peut encore
s’écouler. Notre procédure pénale veut en effet que les individus condamnés à
une peine inférieure ou égale à deux ans de prison ferme voient leur situation
systématiquement réexaminée par un juge d’application des peines. Or de telles
condamnations forment l’immense majorité des peines de prison prononcées.
C’est ainsi que, chaque année,
plus de 80 000 peines de prison sont « en attente d’exécution »,
ce qui signifie concrètement que l’accusé, condamné à de la prison ferme,
ressort pourtant libre de l’audience, et le restera pendant de longs mois avant
que le juge d’application des peines n’examine enfin son dossier - à supposer
que la sentence ne reste pas purement et simplement inexécutée, ce qui, en 2010, a été le cas de
20 000 peines de prison.
Dans la majorité des cas ces
peines de prison « en attente d’exécution » seront aménagées,
c’est-à-dire transformées en autre chose que de la prison et, comme le rappelle
Xavier Bébin exemples à l’appui, l’aménagement de peine peut parfaitement
concerner des criminels endurcis condamnés pour des faits graves.
Ces quelques chiffres suffisent pour
montrer que ceux qui osent parler de « tout-carcéral » à propos de la
situation française, soit parlent sans rien savoir, soit se moquent cruellement
des victimes de tous ces crimes impunis.
Est-ce tout ? Pas vraiment
car, même une fois entré en prison, il existe une différence importante entre
la peine prononcée et la peine effectivement exécutée.
Rentrent tout d’abord en jeu les
« remises de peine automatiques » : trois mois la première
année, deux mois les années suivantes, qui ne sont retirées qu’en cas de
mauvaise conduite avérée, c’est-à-dire rarement. Puis interviennent les
« remises de peine supplémentaires », accordées assez facilement dès
lors que le condamné peut justifier « d’efforts en vue de sa
réinsertion ». Cumulées, ces différentes remises de peine peuvent réduire
la peine initiale à peu près de moitié.
Mais, comme il serait sans doute
cruel de faire attendre au pauvre condamné la moitié de sa peine pour le
libérer, il existe encore un mécanisme plus favorable : celui de la libération
conditionnelle, libération conditionnelle qui, compte tenue des remises de
peine, peut intervenir dès que les condamnés ont purgé à peu près le tiers de leur peine.
De telles libérations
conditionnelles sont-elles facilement accordées ? Les condamnés à de
courtes peines ne demandent presque jamais de libération conditionnelle, car
pour eux le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. En revanche, pour les longues
peines, les libérations conditionnelles dépassent vraisemblablement les 50%
(étrangement, le ministère de la justice ne communique pas ces statistiques),
et pour les condamnations à perpétuité le taux approche les 100%. Ce qui
explique qu’être condamné à la prison « à perpétuité » signifie en
réalité, en moyenne, passer vingt ans en prison.
La conclusion s’impose
d’elle-même : en France, aujourd’hui, l’impunité est devenue la règle, la
sanction l’exception. Ce que les criminels ont bien évidemment été les premiers
à remarquer.
Pire encore, cette impunité
érigée en fonctionnement normal de la justice ne joue pas seulement pour les
criminels « ordinaires », elle joue aussi pour les grands prédateurs,
ceux dont la dangerosité est avérée au-delà de tout doute possible et dont les
crimes particulièrement atroces défrayent à intervalles irréguliers la chronique
judiciaire.
Pour le montrer, Xavier Bébin se
contente de rappeler les parcours judiciaires de quelques-uns d’entre eux, de
mémoire récente, comme celui d’Alain Pénin, qui a violé puis tué d’une centaine
de coups de tournevis Natacha Mougel, un jour de septembre 2010, ou celui de
Tony Meilhon, meurtrier, dans des circonstances particulièrement horribles, de
Laëtitia Perrais, en janvier 2011. Ce dernier est assurément ce que l’on peut
appeler un psychopathe multirécidiviste, et l’on se souviendra peut-être que
l’opinion publique s’était grandement émue de ce qu’un criminel manifestement
aussi dangereux ait pu être en liberté alors que, à trente et un ans, il
cumulait déjà treize condamnations dont deux en cours d’assise. Emu sans doute
lui aussi par ce terrible fait divers, ou bien voulant aller au devant de
l’émotion publique, le Président de la République avait alors mis en cause le
travail des magistrats et pointé du doigt les défaillances de la justice, ce
qui avait suscité des protestations indignées et un mouvement de grève de la
part des intéressés. Sans doute ces protestations étaient-elles sincère car,
comme le dit Xavier Bébin, la police et la justice n’avaient pas agi de manière
inhabituelle dans le cas de Tony Meilhon. Policiers et magistrats pouvaient
donc légitimement penser qu’ils n’avaient commis aucune « faute », en
ce sens qu’ils n’avaient fait qu’appliquer les procédures ordinaires. Et c’est ce
qui rend ce genre d’affaires particulièrement terribles : elles ne
révèlent pas seulement les abimes de la perversité humaine, elles révèlent
aussi ce qu’est devenu le fonctionnement « normal » de notre justice.
A quoi doit encore être ajouté,
pour comble d’indignité, le traitement réservé aux victimes par notre appareil
judiciaire, un traitement que détaille Xavier Bébin et qui l’amène à conclure,
à fort juste titre, que trop souvent la victime est « considérée avec
indifférence, voire méfiance » et que l’on « accorde plus d’égards au
coupable » qu’à elle. Ce qui d’ailleurs, dans la logique actuelle de
l’institution judiciaire, se comprend fort bien. Les victimes, en effet,
réclament en général que les coupables soient... punis. Horresco referens !
Comment en somme-nous arrivés
là ?
A première vue, ce fonctionnement
invraisemblable de l’appareil judiciaire pourrait sembler résulter de
l’ignorance. Comme l’écrit Xavier Bébin, « le monde judiciaire et
médiatique est imprégné d’idées reçues qui dédramatisent la situation ».
Ces idées reçues vont toutes dans le même sens : la répression n’est pas
la réponse appropriée à la criminalité.
Ainsi, on affirmera que la seule
manière de combattre la criminalité, c’est de combattre ses « causes
profondes » qui seraient la pauvreté, le chômage, l’exclusion, etc.
On ajoutera que, de toutes façons,
la prison n’a pas d’effet dissuasif et qu’elle est au contraire une
« école du crime » pour ceux qui y rentrent.
On rappellera que le « risque
zéro » n’existe pas et que par ailleurs le taux de récidive criminelle
serait extrêmement faible.
On prétendra qu’avec « plus
de moyens » il serait possible de prévenir les crimes, plutôt que de les
combattre, et de réinsérer les délinquants, plutôt que de les punir.
Et pour faire bonne mesure on
conclura en affirmant que les prisons françaises sont de sordides
cul-de-basse-fosse dans lesquels on devrait avoir honte d’enfermer qui que ce
soit, fut-il le pire des criminels.
Ces « évidences » sont
martelées sans relâche aussi bien dans la plupart des médias que par les
syndicats de magistrats et dans les couloirs du ministère de la justice, aussi
le grand public pourrait-il être pardonné de les croire.
Peut-être, avec beaucoup de
mansuétude, pourrait-on même étendre cette indulgence jusqu’aux journalistes,
journalistes qui, il faut bien l’admettre, ignorent souvent à peu près tout des
sujets qu’ils traitent. L’actualité change si vite, les sujets sont si nombreux,
l’objectivité est si difficile...
Mais, de la part de
professionnels de la justice, soutenir de telles affirmations relève au mieux
de l’incompétence au pire de la malignité pure et simple.
Toutes ces affirmations, de la
première à la dernière, sont en effet fausses ou, au mieux, partiellement
fausses et, comme le dit justement Xavier Bébin, il n’est pas besoin
d’effectuer des recherches longues et compliquées pour le savoir.
Point n’est besoin ici de les
reprendre une par une pour démontrer leur fausseté, Xavier Bébin, dans son
livre, s’acquitte fort honnêtement de ce travail, même si l’on pourrait
souhaiter parfois plus de précisions et de références pour enfoncer définitivement
le clou.
Contentons-nous donc de rappeler
quelques vérités simples : oui, la prison a un effet dissuasif
incontestable ; non, la France n’a plus à avoir honte de ses prisons, même
si elle peut à juste titre se voir reprocher de n’en pas construire assez ;
non, il n’est malheureusement pas possible de guérir les délinquants
sexuels ; non, les programmes de prévention sociale et de réinsertion des
condamnés n’ont jamais fait preuve d’une grande efficacité, pour dire le
moins ; non, l’immense majorité des délinquants ne sont pas des gens
ordinaires qui n’auraient pas eu de chance, et plus de 50% des crimes et délits
sont commis par un noyau dur de criminels multirécidivistes qui forment à peu
près 5% de la population délinquante.
Telles sont quelques-unes des
réalités que ne peuvent pas décemment ignorer des gens dont le métier est de
rendre la justice. Et cependant, beaucoup d’entre eux semblent les ignorer, ou
bien les contestent avec véhémence.
Cela demande assurément à être
expliqué. Derrière toutes ces idées reçues qui imprègnent le monde judiciaire,
Xavier Bébin perçoit ce qu’il appelle un « dogmatisme pénal caractérisé
par une réticence épidermique à punir ». Ce dogmatisme, cette position
« antipunitive par principe », s’alimente selon lui essentiellement à
deux sources. D’une part « l’impact durable qu’ont produit sur nos
mentalités les deux grands totalitarismes du XXème siècle ». Ainsi, l’une
des conséquences des barbaries nazis et communiste aurait été « une
méfiance durable et profonde pour l’activité de l’Etat dès lors qu’il emploie
la force ou décide de privations de liberté. » A quoi s’ajoute une forme
de mauvaise conscience dès lors que l’on s’est convaincu que la plupart des
délinquants seraient des victimes, victimes de leur « milieu social défavorisé »,
victimes de « la société », voire victimes du
« capitalisme » ou d’autres choses du même genre. Enfin, pour
parachever ce « dogmatisme pénal » antipunitif rentrent en jeu les
logiques professionnelles propres aux acteurs du monde judiciaire.
Xavier Bébin explique ainsi fort
bien pourquoi les juges français sont si opposés aux peines planchers et autres
dispositifs de ce genre : derrière les grandes déclarations sur la
nécessaire « individualisation des peines » (principe lui-même fort
contestable) se cache le plus souvent une réalité très prosaïque : ces
dispositifs « ôtent au magistrat ce qui fait le sel et le prestige de leur
profession : leur capacité à choisir et à prendre des décisions ». De
la même manière, les psychiatres chargés d’évaluer, au doigt mouillé, la
dangerosité de certains accusés ou condamnés ont un intérêt évident à ce que ne
soient jamais utilisées les « échelles actuarielles » mises au point
dans les pays anglo-saxons et qui permettent d’évaluer ce degré de dangerosité
bien mieux que ne peut le faire un psychiatre, même chevronné. Les avocats eux,
ont un intérêt pécuniaire évident à ce que la présence d’un avocat soit requise
le plus souvent possible, aussi ont-ils mené, par exemple, un lobbying intense
et très efficace pour que soit réformée la procédure de la garde à vue afin que
l’avocat soit présent dès le début de celle-ci. Et ainsi de suite.
Face à cela, les hommes
politiques, censés représenter les intérêts et les attentes de la population
française, oscillent entre « résignation et inertie », quand ils
n’ont pas eux-mêmes été contaminés par le « dogmatisme pénal »
antipunitif, comme semble bien l’être notre actuelle ministre de la justice, ou
comme l’avait été avant lui un célèbre garde des sceaux devenu par la suite
président du Conseil Constitutionnel.
Le résultat global est celui qui
a été décrit plus haut : l’appareil judiciaire, comme devenu fou, semble
trop souvent s’efforcer de protéger les criminels et d’écarter les victimes.
Comment sortir de ce cercle
infernal ? Dans la dernière partie de son livre, Xavier Bébin propose un
certain nombre de mesures, qui sont pour la plupart de bon aloi même si
certains détails pourraient en être discutés. Ces mesures sont, bien évidemment,
inégalement difficiles à mettre en œuvre. Certaines sont simples et à la porté
de n’importe quel gouvernant : construire davantage de place de prisons,
supprimer les dispositifs de remise de peine, exécuter effectivement toutes les
condamnations, y compris et surtout les courtes peines de prison, instaurer une
perpétuité réelle pour les crimes et les criminels les plus terribles,
renforcer les droits des victimes en leur permettant d’être assistées d’un
avocat à certains moments cruciaux de la procédure, etc. D’autres seront plus
délicates à mettre en application et réclameront du courage et de la
persévérance, comme de changer le mode de recrutement des magistrats, de mettre
fin à la double compétence des juges des enfants, d’interdire les syndicats de
magistrats ou de faire élire localement les procureurs, comme aux Etats-Unis.
D’autres enfin ne touchent pas directement au fonctionnement du système pénal,
mais seront indispensables pour qu’enfin la justice cesse de créer
l’insécurité, à savoir sortir du système de la Convention Européenne des Droits
de l’Homme et limiter les capacités interprétatives du Conseil Constitutionnel.
On le voit réformer
convenablement la justice sera une tâche difficile. Difficile mais pas
impossible, l’une des premières conditions pour y parvenir étant que les
responsables politiques prêts à écouter les attentes des Français en matière de
justice aient les idées claires sur l’ampleur de la tâche qui les attend et sur
les remèdes qu’il conviendrait d’appliquer.
De ce point de vue Quand la justice crée l’insécurité apparait
comme un ouvrage d’utilité publique, dont l’on ne peut que souhaiter qu’il
connaisse la plus large diffusion possible.
Toutefois, les mérites et
l’utilité incontestables de ce livre ne doivent sans doute pas amener à passer
sous silence certaines de ses faiblesses, car ces faiblesses pourraient bien, à
terme, miner les positions que cherche à défendre Xavier Bébin. Ces faiblesses
se révèlent particulièrement dans la troisième partie du livre,
intitulée : « les racines du dogmatisme pénal ». Jetons-y un coup
d’œil rapide.
Commençons par remarquer que
Xavier Bébin ne semble pas être au clair en ce qui concerne les fondements
rationnels du châtiment[1]. Dès
lors que l’on parle de justice, l’une des questions essentielles qui se posent
est : pourquoi faut-il punir les criminels ? A cela il existe
principalement deux grandes réponses : 1) Parce que le châtiment est ce
que mérite le criminel : la justice demande qu’il souffre pour les
souffrances qu’il a infligé 2) Afin d’empêcher que de nouveaux crimes soient commis.
La punition a alors une fonction de dissuasion et, éventuellement, de
neutralisation : un criminel en prison ou bien exécuté ne peut plus
commettre de crimes (on laissera ici de côté la position
« rédemptrice », selon laquelle le châtiment est un bien pour le
criminel car il est la condition de son amendement).
Xavier Bébin remarque, à juste
titre, que la première position, la position dite rétributive, est pratiquement
discréditée et que plus personne ne la soutient dans le débat public. Il ne dit
pas explicitement si ce discrédit lui semble justifié, mais la position qui
parait avoir sa faveur est la seconde, la position « utilitariste »
ou, selon ses termes, « pragmatique », qui justifie la punition par
le bien-être du plus grand nombre. Le plus éminent représentant de cette
approche « utilitaire » de la justice pénale est sans doute Cesare
Beccaria, l’auteur du célèbre traité Des
délits et des peines qui fit grand bruit à la fin du 18ème
siècle.
Il va sans dire que l’approche
rétributive et l’approche « pragmatique » ne sont pas absolument
mutuellement exclusives, et l’on peut concevoir qu’une même peine puisse
remplir plusieurs fonctions à la fois : châtier le criminel à la hauteur
de son acte, dissuader de l’imiter, et neutraliser ledit criminel. Néanmoins il
existe une tension considérable entre les deux, et très souvent il faudra
choisir.
Supposons par exemple que
quelqu’un propose de dissuader les vols à l’étalage en amputant immédiatement
de la main ceux qui seraient pris sur le fait. Si nous nous plaçons du seul
point de vue de l’utilité publique, la raison pour laquelle nous devrions
refuser une proposition de ce genre n’est pas claire. Qui pourrait nier en
effet qu’une telle punition serait très dissuasive ? Et d’un point de vue « pragmatique »,
dissuasion et neutralisation sont les deux seuls motifs du châtiment. A
l’inverse, toujours d’un point de vue « pragmatique », il semble
injustifié de punir certains très grands criminels, mettons par exemple un
Hitler ou un Pol-pot. L’idée que le châtiment pourrait dissuader ce genre de
criminels ou empêcher des crimes de ce genre de se reproduire est trop
évidemment absurde pour pouvoir être prise au sérieux.
En revanche, il est bien évident
que, d’un point de vue rétributif, couper la main aux voleurs à l’étalage est
un châtiment disproportionné, et que tous les criminels doivent être punis,
même si cela n’a pas de fonction dissuasive.
Or, si Xavier Bébin se réfère
essentiellement à l’utilité publique, à la sécurité du plus grand nombre, aux
fonctions dissuasive et neutralisante de la punition pour justifier celle-ci,
il parle aussi à l’occasion de « droits fondamentaux non
négociables » ou de « dignité humaine » qui justifieraient le
refus de certaines pratiques.
Ce faisant, n’offre-t-il pas à
ses adversaires des arguments faciles pour refuser son approche « pragmatique »
du châtiment ? Dès lors que l’on convoque l’idée de « dignité
humaine » ou que l’on admet l’existence de « droits fondamentaux non
négociables », n’est-il pas évident que les considérations utilitaires
doivent passer au second plan ? La seule question qui importe vraiment,
dira-t-on, c’est de savoir si telle ou telle sanction, telle ou telle
procédure, n’est pas contraire à la dignité humaine de l’accusé ou ne viole pas
ses droits fondamentaux. Et si cette dignité ou ces droits doivent amener à
laisser en liberté des individus potentiellement dangereux, et bien soit. C’est
le prix à payer pour la justice.
Le seul moyen d’éviter une telle
situation semblerait être de définir soigneusement et de donner un fondement rationnel
solide à ces « droits fondamentaux » et à cette « dignité
humaine ». Mais, outre la difficulté intrinsèque de la tâche, cela
n’exposera-t-il pas un utilitariste au reproche qu’il est grossièrement
incohérent ? Un utilitariste conséquent peut-il considérer les notions de
« dignité humaine » et de « droits fondamentaux » (par quoi
il faut évidemment entendre droits naturels)
autrement que comme « des absurdités montées sur des
échasses » ?
Une autre version du même problème
peut être relevée dans ce que Xavier Bébin dit de la démocratie. Il remarque, à
très juste titre, que le dogmatisme pénal a des conséquences nettement
antidémocratiques, en ce sens que les juristes qui le pratiquent tendent à
opposer les « exigences du droit » à la volonté populaire. Le grand
nombre réclame des châtiments plus durs envers les criminels ? Mais,
diront ces juristes, ce serait méconnaitre les « droits
fondamentaux » de ceux-ci. Il est par conséquent hors de question que le
peuple puisse obtenir ce qu’il veut. Les droits fondamentaux doivent l’emporter
sur la volonté populaire. A cela Xavier Bébin oppose la capacité que devrait
avoir le peuple à « décider de la façon dont il veut vivre » et à
« placer le curseur entre liberté et sécurité où il le désire ». C’est
là une approche « pragmatique » qui semble conforme aux principes
démocratiques, et l’on peut penser que, par conséquent, cet argument emportera
l’assentiment spontané de nombre de ses lecteurs.
Cependant, dira-t-on après un
moment de réflexion, qu’est-ce donc qui justifie que le peuple se donne ses
propres lois ? Ce qui le justifie, c’est l’égalité fondamentale de tous les
hommes, qui implique qu’un homme ne peut pas être justement gouverné sans son
consentement. Autrement dit, le droit d’un peuple à se gouverner lui-même
repose sur le fait que tous les homme « naissent et demeurent libres et
égaux en droits ». La démocratie, telle que nous la concevons, repose sur
une certaine version du droit naturel. Par conséquent, il est faux de dire que
le peuple est absolument libre de « placer le curseur entre liberté et
sécurité où il le désire ». Le peuple, dans son activité législatrice,
doit nécessairement respecter les droits fondamentaux des individus qui le
composent puisque ce sont ces droits qui justifient son activité législatrice.
Et nous voilà apparemment revenus
dans la main de ces juristes qui dénient à la population la sécurité à laquelle
elle aspire, au nom de la « dignité » et des « droits
fondamentaux » de l’être humain.
Une troisième version du même
problème peut enfin être détectée dans l’analyse que fait Xavier Bébin des
sources du « dogmatisme pénal ». Il y voit, on l’a dit, la
conséquence de l’expérience du totalitarisme propre au XXème siècle.
Malheureusement, comme dans la plupart des cas où cette explication est
proposée pour expliquer certaines caractéristiques de nos sociétés, celle -ci
ne résiste pas à l’examen. Notre obsession, indéniable, avec les crimes du
nazisme n’est le plus souvent qu’un symptôme qui se fait passer pour une cause,
et c’est également le cas en ce qui concerne le « dogmatisme pénal ».
Ses racines sont bien plus anciennes, même si les fruits n’en sont devenus
apparents qu’assez récemment. Il ne saurait malheureusement être question ici
de retracer la genèse intellectuelle de cette attitude vis-à-vis du crime et du
châtiment, aussi disons simplement que, sur ce point, nous pouvons accepter le
diagnostic que faisait Nietzsche dans Par-delà
bien et mal (écrit en 1885, pour mémoire) :
« On en arrive à un degré de
déliquescence morbide et de ramollissement où la société prend elle-même
parti, en tout sérieux et honnêteté, pour celui qui lui porte atteinte, pour le
malfaiteur. Punir lui parait inique,
pour une raison où une autre, - ce qui est certain c’est que l’idée de
« châtiment », l’idée « d’avoir à châtier », lui fait mal,
la remplit d’horreur. « Ne suffit-il pas de le mettre hors d’état de nuire ? Pourquoi châtier par surcroit ?
Châtier est une chose épouvantable ! » La morale grégaire, la morale de
la peur touche ainsi à ses ultimes conséquences. »
La « morale grégaire »
dont parle Nietzsche est celle de Hobbes et, entre autres, de l’un de ses
disciples : Beccaria. Précisément l’auteur qui semble avoir la faveur de
Xavier Bébin en matière de « philosophie pénale ». Autrement dit, si
Nietzsche a raison, il est vain d’essayer d’opposer une approche
« pragmatique » ou « utilitariste » au « dogmatisme
pénal », car c’est justement cette approche « pragmatique » qui
est à l’origine du « dogmatisme pénal ». Sans entrer dans la
généalogie intellectuelle du dogmatisme pénal - ce qui, encore une fois, ne
saurait être fait dans l’espace de ce compte-rendu - il est possible de
comprendre assez facilement pourquoi, d’un point de vue psychologique, il doit
en être ainsi.
L’approche utilitariste du
châtiment ne conçoit celui-ci que sous l’angle de la neutralisation et de la
dissuasion. Par conséquent, elle regarde vers l’avenir, pas vers le passé. Elle
regarde les futurs criminels et les futurs victimes en se demandant si tel
châtiment sera susceptible de dissuader telle catégorie de criminels. Ce
faisant, elle tend nécessairement à détourner notre regard du crime déjà accompli
et de sa où ses victimes. Celui qui punit uniquement pour dissuader n’est pas
un homme en colère, un homme indigné par le spectacle de l’injustice, c’est un
homme qui se livre simplement à un calcul de probabilité concernant des
victimes hypothétiques. Mais en détournant notre regard de l’horreur du crime
déjà accompli, elle ne rend que trop aisée la compassion pour le criminel qui
doit être puni. Et la compassion porte à n’infliger que des punitions douces,
voire pas de punition du tout. « Châtier est une chose
épouvantable ! » Comme le reconnait Xavier Bébin lui-même, on « n’envisage
jamais de gaité de coeur » d’emprisonner des êtres humains. A moins d’être
doté d’un tempérament cruel, le spectacle de quelqu’un qui souffre excite
naturellement notre pitié - sauf si nous sommes intimement persuadés que cette
personne mérite de souffrir pour ce qu’elle
a fait.
Autrement dit, en absence
d’indignation morale, la punition n’est infligée qu’avec réticence et, bientôt,
plus guère infligée du tout. Mais notre indignation morale dépend de notre
conviction qu’un crime a été commis
et que ce crime appelle une juste rétribution.
L’approche utilitaire ne connait
pas de place pour l’indignation morale. Bien mieux, elle a été conçue pour
purger autant que possible l’administration de la justice de cette passion qui,
il est vrai, peut se révéler fort dangereuse. Elle est à l’opposée de
l’approche rétributive, qu’elle tend à assimiler à la « vengeance ».
Malheureusement, à terme, cette « purification » de la justice a
aussi pour effet de rendre la punition de plus en plus difficile. Concevoir le
châtiment essentiellement en terme de dissuasion tend à rendre le châtiment, et
donc la dissuasion, impossible.
Résumons ce qui précède et
essayons d’en tirer quelques conclusions.
Dans Quand la justice crée l’injustice, Xavier Bébin cherche à
contribuer à ce que la justice française redevienne enfin ce qu’elle n’aurait
jamais dû cesser d’être : un rempart contre la criminalité, le secours et
le soutien des honnêtes gens. Cette entreprise est louable et nécessaire. Mais
il le fait sur la base d’une « philosophie pénale » inadéquate. Il tente
en effet de justifier la punition des criminels sur la base de considérations
essentiellement « pragmatiques » (dissuasion, neutralisation). Une
telle approche est tentante, car elle évite à première vue d’avoir à affronter
des problèmes philosophiques épineux liés à la question du droit naturel, et
car elle semble permettre d’éviter le reproche trop facile que votre souci des
victimes est inspiré par un ignoble désir de « vengeance ». Un
« pragmatique » se présente comme un homme calme, qui n’a pour souci
que le bien-être du plus grand nombre.
Malheureusement, en matière de
justice, abandonner à ses adversaires le terrain de la morale pour se placer
sur celui de l’utilité est à peu près aussi dangereux que, en matière
militaire, de délaisser les hauteurs pour essayer de se barricader dans la
plaine.
Disons le franchement, la
position adoptée par Xavier Bébin ne parait pas tenable. Quelles que soient ses
difficultés, seul un retour à une conception authentiquement rétributive du châtiment permettra à
terme de remettre la justice française sur le droit chemin. La raison
principale pour laquelle les criminels doivent être punis est tout simplement
qu’ils le méritent. Ils méritent de
souffrir pour ce qu’ils ont fait. C’est là le sens élémentaire du mot
justice : à chacun son dû. Que cette punition dissuade ceux qui seraient
tentés de les imiter ou bien qu’elle les empêche pour un temps de recommencer
sont des considérations secondaires et subordonnées.
« Beaucoup de douleurs sont
la part du méchant, Mais celui qui se confie en l'Éternel est environné de sa
grâce. Justes, réjouissez-vous en l'Éternel et soyez dans l'allégresse! Poussez
des cris de joie, vous tous qui êtes droits de cœur! »
Et précisons tout de suite, pour
ceux qui seraient tentés de mal comprendre, qu’une conception rétributive de la
justice peut être totalement déconnectée de quelques considérations religieuses
que ce soit.
Il n’est pas douteux que Xavier
Bébin comprenne très bien, au fond de lui-même, que les méchants méritent d’être
punis et que c’est là la première et la plus fondamentale justification des
châtiments, parfois fort durs, qui doivent leur être infligés. Son souci
sincère pour les victimes de la criminalité transparait à chaque page de son
livre et ce souci est, à l’évidence, en partie fondé sur l’indignation que lui
inspire les actes et les souffrances qu’elles ont subi. Comme tous les honnêtes
gens, il aspire à ce que justice leur
soit rendu. C’est là aussi à n’en pas douter le sens de son engagement
remarquable au sein de l’Institut pour la
justice.
Son livre est une contribution
fort valable en ce sens qui, en toute justice et sans mauvais jeu de mots,
mériterait de rencontrer le succès. Mais il est aussi assez clair qu’il devra
être complété et que certaines difficultés qui ont été contournées devront être
affrontées. Et, qui sait, peut-être par Xavier Bébin lui-même.
[1] Il importe sans doute de
signaler que Xavier Bébin a écrit un autre livre intitulé Pourquoi punir ? L’approche utilitariste de la sanction pénale
et paru en 2006. Mais dans la mesure où il n’indique pas dans Quand la justice crée l’insécurité que
la lecture de son premier ouvrage serait nécessaire pour compléter les
arguments du second, je traiterai Quand
la justice crée l’insécurité comme un tout autosuffisant.