La dernière encyclique du pape
François, Laudato Si, consacrée à « la sauvegarde de
la maison commune » a suscité bien des interrogations et des grincements
de dents au sein de ce que l’on pourrait appeler, de manière légèrement
approximative, le noyau dur du catholicisme : ces catholiques qui se
situent eux-mêmes politiquement à la droite de l’échiquier politique,
conservateurs sur les questions de mœurs, conformément au message immuable de
l’Eglise, et plutôt libéraux en matière économique, en souvenir notamment de la
longue lutte de l’Eglise contre le communisme et toutes les utopies
socialistes. Ces catholiques « de droite » ont pu s’inquiéter de ce
qui leur semblait être le ton et les conclusions « gauchistes » de
cette encyclique, qui n’aura sans doute fait que renforcer les préventions
qu’ils déjà nourrissaient contre ce pape sud-américain qui s’était rendu
suspect à leurs yeux par ses interventions répétées au sujet la pauvreté, au
sens le plus matériel du terme, et par ses appels à accueillir fraternellement « l’autre »,
tout particulièrement lorsqu’il prend la forme d’immigrés africains venant
s’échouer sur les côtes européennes. Nul
doute que, en parcourant Laudato Si,
nombreux sont les catholiques sérieux qui ont dû se dire en aparté :
« Très saint père, gardez-vous à droite, mais par-dessus-tout gardez-vous
à gauche ! »
A l’inverse, et comme pour
confirmer les craintes de ces catholiques « conservateurs », la
dernière encyclique du pape François a été favorablement accueillie par un
public qui n’a pas précisément pour habitude de dire du bien de la papauté, et
du catholicisme en général. Lorsque Anne Hidalgo, la maire socialiste, tendance
festiviste, de Paris, se déclare heureuse d’avoir pu entendre « le message
d’exigence et d’espérance porté par le pape François », il est devient
assurément légitime de se poser quelques questions au sujet du positionnement
politique du Saint Siège.
Il serait néanmoins facile
d’objecter à cela que faire une lecture conventionnellement politique de Laudato Si serait une grossière erreur.
Le catholicisme n’a, bien évidemment, à faire allégeance à aucun camp politique
et le message de l’Eglise est censé à la fois transcender les divisions
politiques ordinaires et laisser aux hommes le soin d’organiser par eux-mêmes
la vie commune, sans prétendre faire plus que d’indiquer une certaine direction
morale qui peut, certes, aider à juger des mérites des solutions envisagées,
mais en aucun cas se substituer à une authentique délibération politique. Le christianisme,
à la différence d’autres religions révélées, laisse une très grande place à la
vertu politique par excellence qu’est la prudence. Le pape François n’entend
pas innover sur ce point, et son encyclique rappelle donc que l’Eglise n’a pas
vocation à trancher des questions scientifiques, économiques ou politiques,
juste à participer au débat.
Il convient donc en effet, en
lisant attentivement Laudato Si, de
ne pas oublier l’essentiel, à savoir le message évangélique dont elle est
porteuse, et de ne pas se laisser obnubiler par des catégories qui lui sont a
priori étrangères, comme « gauchisme », « libéralisme »,
etc. Pour autant, si une encyclique n’est pas censée être un programme
politique, elle n’en a pas moins des implications politiques, explicites ou
implicites, et dès lors que la papauté prétend, légitimement, faire entendre sa
voix sur certaines questions politiques et économiques, il devient tout aussi
légitime d’examiner les conséquences politiques et économiques des positions
qu’elle prend.
En somme, Laudato Si, comme à peu près toutes les encycliques qui l’ont
précédées, rappelle à ses lecteurs sérieux – que ceux-ci croient au Ciel ou
bien qu’ils n’y croient pas – la difficulté qu’il y a à combiner
harmonieusement les deux mondes, à faire droit aux exigences supérieures de
l’un, du point de vue du croyant, sans pour autant négliger les revendications
légitimes de l’autre. Cette difficulté ne peut jamais être totalement
surmontée : il n’existe pas de solution parfaite au problème
théologico-politique. Mais il est des manières plus ou moins satisfaisantes de
le traiter. Il est à craindre que, sur l’échelle qui va du moins satisfaisant
au plus satisfaisant, l’encyclique consacré à « la sauvegarde de la maison
commune » ne se situe sur un point assez bas.
***
Mais commençons par le
commencement. Laudato Si
marque-t-elle la conversion de la papauté à l’écologie, ou à tout le moins une
convergence remarquable avec les mouvements politiques dits
« écologistes », comme on a pu l’entendre ici et là ?
Il n’est pas sérieusement
contestable que le pape François s’accorde avec ceux que l’on nomme les
écologistes sur certains points importants, à commencer par la conviction que
notre « maison commune » est gravement en danger.
En effet, ce qui caractérise le
mieux l’écologisme depuis son apparition au début des années 1960, c’est son
catastrophisme. L’écologisme est parvenu à capter l’attention du grand public
en lui présentant, à intervalles assez réguliers, des prévisions apocalyptiques
sur le futur de l’humanité, prévisions qui sont invariablement présentées comme
étant appuyées sur la science la plus rigoureuse. De ce point de vue le
réchauffement climatique (opportunément rebaptisé « changement
climatique » à partir du moment où le dit réchauffement a semblé marquer
une pause de longue durée) n’est que la dernière en date d’une longue série de
prophéties sinistres. Ainsi, le premier best-seller écologiste est, de l’aveu
général, le livre de Rachel Carson intitulé Le
printemps silencieux (Silent Spring).
Ce livre, publié en 1962, a connu un énorme succès public et est unanimement
considéré, rétrospectivement, comme marquant l’apparition du mouvement
écologiste (en 1999, le magazine Time
a classé Rachel Carson parmi les 100 personnalités les plus influentes du 20ème
siècle). Dans ce livre l’auteur décrit comment, dans un futur proche, l’usage
des herbicides et des pesticides a empoisonné l’ensemble de la nature et menace
l’existence même de la vie humaine. D’où le titre du livre : si le
printemps est silencieux, c’est que les oiseaux ont cessé de chanter car ils
sont tous morts, empoisonnés par les produits chimiques que l’homme répand sur
ses cultures.
Le pape François écrit lui que « notre
sœur la terre » « crie en raison des dégâts que nous lui infligeons
par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a déposé en
elle, » (2) et il souscrit à l’idée que « des symptômes d’un point de
rupture semblent s’observer, à cause de la rapidité des changements et de la
dégradation. » (61). François s’accorde donc avec les écologistes pour
juger que c’est en définitive la continuité même de la vie sur terre qui est
menacée par l’usage inconsidéré que nous faisons des ressources naturelles.
Cette première partie de l’encyclique a, assez normalement, beaucoup focalisé
l’attention des commentateurs, car le pape y prend position sur des questions
qui déclenchent les passions et dont beaucoup restent très controversées. Elle
a aussi attiré beaucoup de critiques, et à juste titre. Car si le pape François
affirme qu’il « suffit de regarder la réalité avec sincérité pour
constater qu’il y a une grande détérioration de notre maison commune »
(61), on ne peut s’empêcher de relever une certaine confusion, voire une
confusion certaine en ce qui concerne la présentation des soit disant « problèmes
écologiques » très graves qui affligeraient « notre sœur la
terre ».
Ainsi par exemple, lorsqu’il est
affirmé comme une évidence que « l’exposition aux polluants atmosphériques
produit une large gamme d’effets sur la santé, en particulier des plus pauvres,
en provoquant des millions de morts prématurées. » (20) On ne contestera
pas que la pollution atmosphérique puisse être un vrai problème dans certaines
parties du monde, mais on sera en droit de se demander par rapport à quoi ces
morts sont jugées « prématurées » ? Serait-ce, par hasard, par
rapport à une espérance de vie moyenne qui, depuis deux siècles, a
considérablement augmenté grâce aux progrès techniques et à la croissance
économique qui engendrent cette pollution atmosphérique ? En ce cas ne
serait-il pas raisonnable de penser que la meilleure solution pour augmenter
l’espérance de vie de ces populations n’est peut-être pas de freiner le progrès
technique et la croissance économique ? On pourra aussi légitimement se
demander si la situation actuelle est si mauvaise que cela, du point de vue de
la pollution atmosphérique, car toute concentration humaine implique inévitablement
de la pollution. Les villes sont nécessairement des lieux relativement pollués.
Le pape écrit que « ces personnes tombent malades, par exemple, à cause de l’inhalation de niveaux élevés de fumées provenant de la combustion qu’elles utilisent pour faire la cuisine ou se chauffer. » Or si ce problème est réel, il n’a absolument rien de nouveau. Un coup d’œil sur les chroniques anciennes pourrait ainsi nous rappeler que l’air au-dessus des grandes villes occidentales a toujours été pollué par les activités humaines, et ce bien avant la révolution industrielle. Cette pollution résultait principalement de l’usage du charbon, et de ses dérivés, ou du bois pour se chauffer ou cuisiner. Sous le règne d’Edward 1er, par exemple, l’air de Londres était devenu si irrespirable que le roi décida d’interdire l’usage du charbon (en fait de la tourbe) aux habitants, mais en vain bien entendu. Aujourd’hui l’air au-dessus de Londres n’a sans doute jamais été aussi pur depuis plusieurs siècles. Ce changement est d’autant plus remarquable que, dans le même temps, la population de la ville a énormément augmenté et que l’automobile a fait son apparition. Il est dû essentiellement au développement de nouvelles techniques qui ont permis de diminuer, voire de supprimer, les fumées polluantes émises par les particuliers et les industries. Dès lors on peut se demander si, réellement, l’exemple de la pollution atmosphérique peut servir à appuyer l’idée que nous serions arrivés à un « point de rupture », et si la solution à ce problème réside vraiment dans la « frugalité » et le rejet du « consumérisme » auxquels nous appelle le pape François.
Le pape écrit que « ces personnes tombent malades, par exemple, à cause de l’inhalation de niveaux élevés de fumées provenant de la combustion qu’elles utilisent pour faire la cuisine ou se chauffer. » Or si ce problème est réel, il n’a absolument rien de nouveau. Un coup d’œil sur les chroniques anciennes pourrait ainsi nous rappeler que l’air au-dessus des grandes villes occidentales a toujours été pollué par les activités humaines, et ce bien avant la révolution industrielle. Cette pollution résultait principalement de l’usage du charbon, et de ses dérivés, ou du bois pour se chauffer ou cuisiner. Sous le règne d’Edward 1er, par exemple, l’air de Londres était devenu si irrespirable que le roi décida d’interdire l’usage du charbon (en fait de la tourbe) aux habitants, mais en vain bien entendu. Aujourd’hui l’air au-dessus de Londres n’a sans doute jamais été aussi pur depuis plusieurs siècles. Ce changement est d’autant plus remarquable que, dans le même temps, la population de la ville a énormément augmenté et que l’automobile a fait son apparition. Il est dû essentiellement au développement de nouvelles techniques qui ont permis de diminuer, voire de supprimer, les fumées polluantes émises par les particuliers et les industries. Dès lors on peut se demander si, réellement, l’exemple de la pollution atmosphérique peut servir à appuyer l’idée que nous serions arrivés à un « point de rupture », et si la solution à ce problème réside vraiment dans la « frugalité » et le rejet du « consumérisme » auxquels nous appelle le pape François.
De la même manière, Laudato Si consacre un long
développement à « la question de l’eau », censée prouver que nous
serions en train d’épuiser les ressources naturelles. Malheureusement la
question est traitée de manière si désinvolte que la démonstration tombe à
plat, et jette une ombre large sur tout ce premier chapitre qui prétend nous
alerter sur l’état catastrophique de notre « maison commune ».
La première chose à faire serait
de bien différencier la question de la ressource en eau – de la rareté physique
de ce précieux liquide – et celle de la ressource en eau potable. Or si, dans tout le développement consacré à l’eau, le
sujet principal semble être l’eau potable, il est affirmé à la fin de celui-ci
que « certaines études ont alerté sur la possibilité de souffrir d’une
pénurie aiguë d’eau dans quelques décennies, si on n’agit pas en urgence »
(31), soit donc, apparemment une pénurie absolue qui ferait, pour simplifier
quelque peu, que certains seraient pratiquement condamnés à mourir de soif
(d’où les « conflits » qui en résulteraient).
Il faut donc commencer par
rappeler que l’eau est une ressource extrêmement
abondante : une estimation grossière des ressources en eau qui sont
aisément accessibles (eaux de surface et nappes phréatiques peu profondes)
permet de constater que nous utilisons actuellement probablement moins d’un
cinquième des dites ressources[1].
Encore ce calcul ne prend–t-il pas en compte la principale réserve d’eau de la
planète, l’eau des océans qui couvre 70% de la surface de la planète, et qu’il
est possible de dessaler pour un coût relativement modique (environ 50-80
cents/m3 dans l’état actuel des technologies de dessalement). Par ailleurs
l’eau est une ressource intégralement renouvelable
: l’eau que nous buvons ou que nous utilisons pour nos industries n’est pas
détruite par l’usage (à la différence par exemple du pétrole) et nous finissons
toujours par la rejeter dans la nature. Le seul moyen, pratiquement, pour que
la quantité d’eau disponible diminue serait qu’elle quitte l’atmosphère
terrestre et aille se perdre dans l’espace. Ce qui semble avoir peu de risques
de se produire. La conclusion s’impose d’elle-même : il n’existe simplement
aucune raison de penser que l’eau risque un jour de devenir une ressource physiquement rare.
Les problèmes d’eau dont nous
entendons parler dans les médias, en réalité, ne sont pas des problèmes de
rareté physique de la ressource mais avant tout des problèmes de répartition
géographique et d’accès à l’eau potable. Il existe suffisamment d’eau sur notre
planète pour couvrir très largement tous les besoins des êtres humains, et
au-delà, mais l’eau n’est pas répartie également sur la surface du globe et
rendre l’eau potable et la transporter jusqu’aux endroits où elle est consommée
ont un coût. Par conséquent, les problèmes d’approvisionnement en eau sont
essentiellement des problèmes économiques et politiques. Une population qui
manque d’eau est une population trop pauvre pour rendre potable l’eau dont elle
dispose ou pour s’en procurer ailleurs, ou bien dont le gouvernement
incompétent et corrompu gaspille ou laisse polluer les ressources disponibles.
A l’inverse, un pays riche et dont le gouvernement est raisonnablement efficace
ne manque jamais d’eau, même s’il est situé dans des régions désertiques, comme
par exemple Israël ou encore l’Arabie Saoudite. La vraie réponse aux problèmes
localisés d’approvisionnement en eau potable semblerait donc devoir résider
dans une gestion plus rationnelle des ressources (par exemple faire payer aux
utilisateurs le véritable prix de l’eau, au lieu de les habituer à une eau
potable pratiquement gratuite pour les utilisateurs car hautement subventionnée)
et… dans la croissance économique.
Il parait tout aussi hasardeux
d’affirmer que « la qualité de l’eau disponible se détériore constamment »
(30), à moins de préciser quel est le critère de jugement, car ce que nous
disent toutes les statistiques officielles sur la question, c’est qu’au cours
du 20ème siècle la part de la population mondiale ayant accès à
l’eau, et à une eau de qualité, s’est grandement accrue. Quel est donc l’étalon
de mesure qui permet d’affirmer que « la qualité de l’eau disponible se
détériore constamment » (et où ? Sur l’ensemble de la planète à la
fois ? Dans certains pays seulement, et en ce cas pourquoi ?) ?
Nous ne le saurons pas.
Il aurait été souhaitable
également de donner un peu de chair au concept de soutenabilité qui est si
souvent employé dans Laudato si –
pour sous-entendre, bien évidemment, que la situation actuelle n’est pas
« soutenable » - car sur cette terre rien n’étant éternel,
« soutenable » ne peut pas signifier éternel ou inépuisable. Dès lors
quand un « style de vie » peut-il raisonnablement être déclaré
« soutenable » ? A condition que la génération suivante puisse
le pratiquer ? Mais à combien de générations devrons-nous nous arrêter
pour déclarer : ce n’est pas soutenable ? Et pourquoi ? Pourquoi,
par exemple, plusieurs générations d’homme devraient-elles se priver d’utiliser
une ressource non renouvelable – mettons, comme les hydrocarbures – au motif
que cette utilisation finira par épuiser la ressource ? Cela signifie-t-il
que si une ressource n’est pas disponible jusqu’à la fin des temps elle ne
devrait jamais être utilisée ? Cela n’est-il pas absurde ?
Un « style de vie soutenable »
serait-il alors plutôt un style de vie qui pourrait être généralisé à toute
l’humanité ? Mais quel « style de vie » a jamais été généralisé
à l’humanité entière ? Pourquoi décider brusquement que tous les hommes
devraient pouvoir vivre exactement comme certains vivent à l’instant T ? Pourquoi
exiger que toute l’humanité marche au même pas, au mépris des évidentes
différences de culture, de productivité, d’inventivité, de besoins ?
Tout cela semble terriblement
arbitraire, et l’on ne peut s’empêcher de penser que, si ce concept de
soutenabilité avait existé au paléolithique, les hommes de cette époque
auraient gravement conclus que leur mode de vie était insoutenable et qu’ils
devaient donc y renoncer car, au bout d’un temps suffisamment long, l’humanité
aurait fatalement fini par manquer de silex.
*
Avec le catastrophisme mal étayé,
Laudato Si partage avec les
mouvements écologistes une préférence décidée pour les solutions étatiques aux
problèmes environnementaux, par opposition aux solutions de marché reposant sur
la libre initiative des individus. Lorsque, par exemple, le pape François écrit
que « le manque de logement est grave dans de nombreuses parties du monde
(…) parce que souvent les budgets étatiques couvrent seulement une petite
partie de la demande » (152), il sous-entend nécessairement que c’est à
l’Etat de fournir un logement, si ce n’est à tous du moins aux plus pauvres. De
même lorsqu’il écrit « face à la possibilité d’une utilisation
irresponsable des capacités humaines, planifier, coordonner, veiller et
sanctionner sont des fonctions impératives de chaque Etat » (177), il
semble penser que la planification et la coordination bureaucratique feraient
un usage plus responsable des ressources naturelles et des capacités humaines
que la simple liberté individuelle. Ce qui laisse assurément rêveur après
pratiquement un siècle « d’expérience communiste ». Et ce qui, pour
dire le moins, semblera également très douteux à qui a étudié d’un peu près les
résultats de la « planification » et de la « coordination »
étatique dans un pays raisonnablement libre, comme par exemple la France.
Le pape François écrit qu’il
« faut éviter une conception magique du marché qui fait penser que les
problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des
entreprises et des individus. » (190), ce qui est incontestablement vrai,
mais à quoi il serait facile de répondre qu’il faut également éviter les
conceptions caricaturales et erronées, car quelle personne sérieuse et réfléchie
a jamais soutenu une telle position ? Le pape est en terrain assez sûr
lorsqu’il pointe les limites des mécanismes de marché, car derrière le marché
il y a des hommes, qui sont et seront toujours de créatures fort imparfaites.
La libre concurrence n’est évidemment pas « magique ». Mais on aurait
aimé que la dénonciation de ces limites aille avec une reconnaissance plus
claire des mérites de ces mécanismes, surtout comparés aux solutions
alternatives réellement disponibles.
Pour le dire de manière prudente,
le pape François ne parait pas avoir une bonne compréhension de l’économie, ni
sous son aspect pratique ni sous son aspect théorique. Ainsi, il parait attribuer
la préférence pour les solutions de marché à une forme de relativisme (« c’est
aussi la logique intérieure de celui qui dit : « laissons les forces
invisibles du marché réguler l’économie, parce que ses impacts sur la société
ou la nature sont des dommages inévitables. » » 123), sans comprendre
qu’il existe au contraire de solides raisons, non relativistes, de préférer que
l’économie soit « régulée » par le libre jeu de la concurrence plutôt
que par les bureaucrates d’un « Etat-stratège ». Des raisons fondées
sur la connaissance des limites de la nature humaine, qui font que, sans être
nullement magique, la concurrence et la liberté sont pour l’être humain la
source de bien des vertus, et qu’à l’inverse l’exemption de la concurrence et
la prétention à pouvoir diriger l’activité quotidienne de dizaine de millions
d’hommes mieux que ceux-ci ne pourraient le faire eux-mêmes est la source de bien
des vices, et de bien des gaspillages. Le pape François ne parait pas non plus
savoir que les économistes ont travaillé depuis fort longtemps sur la question
des « externalités », comme par exemple la pollution, et qu’ils ont
étudié les meilleures manières de réintégrer ces externalités dans le calcul
coût/avantage des acteurs économiques. Plus largement, le pape François parait
insensible à des questions aussi basiques que celle du rapport coût/avantage
des différentes solutions possibles à un problème environnemental ou celle du
coût d’opportunité d’une action en faveur de l’environnement, ce qui ne
manquera pas d’étonner, au premier abord.
N’est-il pas paradoxal, en effet,
d’insister si fortement sur le caractère fini des ressources naturelles et en même
temps de refuser d’écouter ce que pourraient avoir à nous dire ceux qui ont
fait profession d’étudier la meilleure manière d’utiliser les ressources
rares ? L’économie n’est sans doute pas une science au même titre que, par
exemple, la science physique, mais il serait étonnant que les économistes
n’aient rien d’intéressant à nous apprendre sur les questions économiques. N’est-il
pas également déroutant de voir le pape se préoccuper si constamment du sort
des pauvres, sans paraitre se soucier de ce qui pourrait améliorer le plus
efficacement leur condition matérielle ? De le voir dénoncer avec feu le « consumérisme »,
sans s’attarder à considérer l’efficacité économique des différentes options
possibles, c’est-à-dire sans considérer le gaspillage relatif engendré par l’une
ou l’autre solution ?
*
Laudato si a essuyé beaucoup de critiques de ce côté, et avec
raison. Mais, si justifiées que soient ces critiques, sans doute manquent-elles
l’essentiel. Le plus vraisemblable, en effet, est que l’ignorance papale en
matière d’économie est une ignorance volontaire, et donc inguérissable.
Il est en effet assez transparent
que, comme le mouvement écologique, la préoccupation du pape François est avant
tout morale. Tout comme les « Verts », le pape voit dans les problèmes
environnementaux le symptôme d’un rapport erroné au monde et à nous-mêmes,
ainsi qu’une occasion de changer ce rapport.
Depuis ses débuts l’écologisme
est animé par l’idée que le mode de vie actuel des citoyens des démocraties
occidentales est profondément immoral et destructeur. Ses véritables ennemis
sont non pas la pollution ou l’extinction des espèces, mais « l’individualisme
», la « rapacité », le « consumérisme effréné » qui lui semblent caractériser
nos sociétés démocratiques. Ses avertissements incessants sur les désastres
écologiques qui nous menaceraient sont avant tout l’occasion d’essayer
d’imposer un changement radical de nos manières de vivre. Ses prévisions
apocalyptiques s’avèrent d’ailleurs régulièrement très exagérées, voire
totalement infondées, sans que cela lui nuise vraiment. Si, selon le pape
François, « les prévisions catastrophistes ne peuvent plus être
considérées avec mépris et ironie » (161), elles devraient cependant, à
minima, être considérées avec circonspection et une certaine placidité au vue
de l’histoire déjà longue des « déconvenues » en la matière. Mais ces
erreurs ou ces exagérations à répétition n’ont jamais empêché le mouvement
écologiste de prospérer, car ce qui anime ses militants c’est la certitude
pratiquement indéracinable qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de la
modernité, et pour eux le « changement climatique » ou l’extinction
supposée des espèces ne sont qu’un symptôme de cette pourriture. Même si les
ours blancs pullulaient sur une banquise intacte, ils n’en démordraient
pas : notre mode de vie nous fait courir vers l’abîme.
L’écologisme apparaît en fait
comme la forme la plus récente de l’opposition, déjà bien ancienne, à « la
société bourgeoise ». Il fait, en quelque sorte, la synthèse entre les deux
critiques les plus influentes de ce type de société : la critique romantique et
la critique marxiste. Au romantisme il reprend l’idée que la vie moderne,
marquée par le commerce et la technique, est en définitive contre-nature,
opposée aux aspirations les plus profondes de l’être humain. Au marxisme il
reprend l’idée que l’économie de marché est profondément injuste et
destructrice. Le fait que l’écologisme ait commencé à se diffuser au moment où
les idées marxistes commençaient à décliner sérieusement en Occident n’est sans
doute pas le fait du hasard. (En France, par exemple, René Dumont, premier
candidat « écologiste » à l’élection présidentielle est aussi l’un
des membres fondateurs de l’organisation altermondialiste ATTAC).
Le pape François n’est ni un
marxiste ni un romantique, mais lui aussi est manifestement persuadé que nous
faisons fausse route depuis longtemps, d’un point de vue intellectuel et moral,
et que la « crise écologique » n’est que la traduction de cette
erreur initiale.
Ce pourquoi les critiques
économiques ou scientifiques, tout en étant pertinentes d’un certain point de
vue, passent à côté de ce qui, pour lui, est de loin le plus important.
« Il ne sert à rien », écrit le pape François, « de décrire les
symptômes de la crise écologique si nous n’en reconnaissons pas la racine
humaine. Il y a une manière de comprendre la vie et l’activité humaine qui a
dévié et qui contredit la réalité jusqu’à lui nuire. » (101). La leçon
fondamentale de Laudato si, du point
de vue de son auteur, peut tenir en une seule phrase : « un
anthropocentrisme dévié donne lieu à un style de vie dévié. » (122). La
crise écologique est une conséquence de la crise de la modernité, par
conséquent on ne peut espérer traiter cette crise écologique sans une critique
adéquate de la modernité et sans une remise en question de certaines des
prémisses de cette dernière.
La partie la plus intéressante,
et la plus convaincante, à défaut d’être très originale, de Laudato si est ainsi toute la partie
consacrée à l’exposition et à la critique de cette « anthropocentrisme
dévié ». Le pape est ici en terrain relativement sûr, car cette critique a
déjà été énoncée depuis longtemps par nombre de grands esprits, et par l’Eglise
elle-même. Il y a toujours eu, en effet, quelque chose de profondément
problématique dans le projet spécifiquement moderne de nous rendre « comme
maître et possesseurs de la Nature », et sans doute suffisamment de temps
a t-il passé depuis que Descartes a avancé ce projet révolutionnaire pour que,
aujourd’hui, même des esprits ordinaires puissent s’en apercevoir. Point n’est
donc besoin de rouvrir ici ce que l’on pourrait appeler le procès de Descartes,
procès au demeurant fort complexe et que seul un esprit superficiel pourrait
prétendre trancher aisément. Il suffira de dire que ce qu’énonce Laudato si sur ce point, et l’Eglise en
général, mérite une considération sérieuse, même de la part de ceux qui ne se
considèrent pas comme chrétiens.
Mais si la crise écologique est
simplement le symptôme d’une crise spirituelle plus profonde, cela signifie que
la « sauvegarde de notre maison commune » implique en réalité une
véritable révolution morale : « nous ne pouvons pas », écrit le
pape, « prétendre soigner notre relation à la nature et à l’environnement
sans assainir toutes les relations fondamentales de l’être humain. » (119).
Ce que nous devons rechercher ce sont des « solutions intégrales. »
Ou encore : « la crise écologique est un appel à une profonde
conversion intérieure. » (217)
Cette manière de concevoir les
questions environnementales nous permet de mieux comprendre l’étrange surdité
papale aux enseignements de la « science » économique et son
scepticisme déclaré concernant le libre jeu du marché. Le problème des
solutions de marché, de son point de vue, c’est qu’elles ne présupposent aucune
conversion intérieure. Pire, ces solutions paraissent fonctionner grâce à ce
qu’il s’agirait justement de réformer : le désir « égoïste »
d’améliorer notre condition matérielle. Le pape François écrit ainsi, à propos
du système des crédits de carbone, qu’il « semble être une solution facile
rapide et facile, sous l’apparence d’un certain engagement pour l’environnement,
mais qui n’implique en aucune manière de changement radical à la hauteur des
circonstances. » (171).
Si le véritable ennemi c’est la
« culture du déchet » et le « consumérisme », il est
évident que pouvoir consommer davantage en produisant moins de déchets n’est
pas ce qu’il faut rechercher. Au contraire. En allégeant les problèmes
immédiats, une efficacité économique supérieure peut nous faire croire que la
situation n’est pas si grave et que nous pouvons continuer à vivre comme avant.
L’efficacité économique nous permet de nous détourner de la racine du mal, qui
n’est pas matérielle mais morale. En diminuant la pression de la nécessité,
elle diminue aussi la nécessité d’assainir toutes nos « relations
fondamentales. »
Ainsi, il est même possible, quoi
que peu probable, que le pape François préfère les solutions étatiques aux
solutions de marché tout en sachant pertinemment que ces dernières sont, d’un
point de vue économique, bien moins efficaces, parce que les motifs de l’action
lui semblent plus vertueux dans le premier cas que dans le second. Les agents
de l’Etat n’agissent-ils pas au nom du « bien commun », tandis que
les acteurs économiques n’ont pour but que de « maximiser leur
profit » ?
La perspective essentiellement
morale et spirituelle qui est celle du pape n’est évidemment ni surprenante ni
illégitime. Quoi de plus normal pour le successeur de Pierre que de vouloir
annoncer aux hommes « l’Evangile de la création » et de chercher à
tourner doucement chacun d’entre nous vers le « mystère de
l’univers », qui fait signe vers le Dieu qui s’est fait homme pour la
rémission de nos pêchés ? On ne lui reprochera donc pas de privilégier la
question anthropologique aux questions économiques, et d’estimer que le bon
état de notre âme est un bien infiniment supérieur à tous les progrès
techniques et à toutes les augmentations de PIB. Nul besoin, au surplus, d’être
chrétien, pour être en accord avec cela. Socrate, lorsqu’il rentrait dans une
boutique, ne se félicitait-il pas de voir exposé là tant de choses dont il
n’avait pas besoin ?
Aussi bien les critiques les plus
décisives qu’il semble possible d’adresser à Laudato si ne sont-elles pas d’ordre économique, mais d’ordre
anthropologique.
*
Le pape François nous appelle à
retrouver une anthropologie vraie, à la différence de l’anthropologie
« déviée » qui dominerait aujourd’hui. Cette anthropologie vraie est
bien entendu une anthropologie chrétienne qui place non pas l’homme mais Dieu
au centre de toutes choses car, « on ne peut pas envisager une relation
avec l’environnement isolée de la relation avec les autres personnes et avec
Dieu. » (119). A ce point Laudato si
se sépare franchement du mouvement écologiste, pour lequel la notion de nature
humaine est anathème et qui, s’il penche parfois vers une sorte de panthéisme new-age,
se montre en général violemment hostile au christianisme. « L’écologie
intégrale » que le pape François appelle de ses vœux, et qui condamne tout
autant l’avortement ou les expérimentations sur l’embryon que la pollution ou
le consumérisme ne peut que rebuter un mouvement qui a embrassé à bras le corps
toutes les chimères les plus délétères du féminisme et la « libération
sexuelle ». De ce point de vue, les chrétiens les plus conservateurs
politiquement ne doivent pas trop s’inquiéter. L’enthousiasme d’une certaine
gauche pour « le pape des pauvres » ne saurait durer bien longtemps.
Juste le temps que cette certaine gauche redécouvre que le pape, horribile dictu, est un catholique
sincère et fervent.
Pascal soutenait que la preuve la
plus décisive en faveur de la religion chrétienne est que celle-ci « a
bien connu l’homme » ; que seul le christianisme est capable
d’expliquer cet étonnant mélange de grandeur et de bassesse qu’est l’être
humain. L’anthropologie chrétienne est, selon l’auteur des Pensées, celle qui rend le mieux justice au phénomène humain.
Peut-être cela est-il vrai, et la démonstration de Pascal est certainement
impressionnante, mais à l’évidence le fait que le christianisme ait bien connu
l’homme n’implique pas que tous les chrétiens connaissent bien l’homme, et, à
lire Laudato si, on peut légitimement
se demander si le pape François connait bien cette nature humaine qu’il nous
invite à retrouver.
Le pape François se présente à la
fois comme un fervent défenseur de « l’immense variété culturelle qui est
un trésor de l’humanité » (144 - particulièrement, semble-t-il, lorsque la
culture en question est celle des « populations aborigènes », qui lui
paraissent sans doute plus proche de la vie simple dont il cherche à nous
redonner le goût) et parait fermement convaincu que « l’interdépendance
nous oblige à penser à un monde unique, à un projet commun. » (164) Pour
ne pas dire que François appelle de ses vœux une sorte de gouvernement mondial,
une « autorité politique mondiale », dotée « de pouvoirs pour
sanctionner » (175). Il affirme en tout cas implicitement, mais nettement,
que les Etats-nations sont « un système de gouvernement propre aux époques
passées » (175), inadéquat face aux défis mondiaux actuels.
Ce faisant, François paraît
ignorer une caractéristique fondamentale de l’être humain : le fait qu’il
soit un animal politique. Car derrière les cultures qui lui sont chères, et
inextricablement liés à elles, se tiennent les corps politiques. Une
« culture » qui n’est pas un pur folklore est toujours l’expression
d’opinions profondes sur le bien, le mal, le noble, l’ignoble, la place de l’être
humain au sein du tout et sa destinée ; des opinions qui donnent naissance
à des lois, des interdits, des coutumes, des institutions, bref qui sont à la
base de la division sempiternelle de l’humanité en peuples distincts, en
tributs, en cités, en nations, en empires. Seulement, si la
« culture » peut nous évoquer l’échange, le tourisme, la rencontre
paisible et instructive, la politique implique l’antagonisme, la contradiction
sur les questions les plus importantes, la guerre toujours possible. Le fait
que l’homme soit par nature un animal politique, comme l’a remarqué il y a déjà
fort longtemps un philosophe fort apprécié de l’Eglise catholique, a pour
conséquence inévitable qu’il ne saurait y avoir de « bien commun
mondial », pas plus que de « projet commun ». L’humanité ne
pourra jamais être « un peuple qui habite une maison commune » (164),
même si tous les hommes sont des enfants de Dieu. Leur destin éternel est de
vivre en corps politiques distincts, et parfois ennemis, de considérer comme
supérieur à tous les autres le mode de vie qui est celui de leur peuple et de
considérer avec méfiance, répugnance ou commisération ce qui est étranger.
De ce fait, tout « gouvernement mondial » ne pourra être que despotique. Pour des raisons que François expose sans, apparemment, s’en rendre compte, lorsqu’il écrit que au niveau local « on peut susciter une plus grande responsabilité, un fort sentiment communautaire, une capacité spéciale de protection et une créativité plus généreuse, un amour profond pour sa terre ; là aussi on pense à ce qu’on laisse aux enfants et aux petits-enfants. » (179) Car le revers de ces qualités admirables est que la capacité de l’homme à aimer et prendre soin des autres est limitée, et qu’elle s’adresse en priorité aux « nôtres », par le sang ou la nationalité. L’homme est naturellement soucieux du bien de ses enfants et petits-enfants, pas de celui des enfants des autres, ou du moins pas lorsque le bien des enfants des autres rentre en contradiction avec celui des siens. Ce souci peut, par l’art du politique, être étendu à des compatriotes, à ceux qui partagent une même langue, une même terre, une même histoire, les mêmes mœurs et les mêmes coutumes, il ne peut pas être étendu à la terre entière.
De ce fait, tout « gouvernement mondial » ne pourra être que despotique. Pour des raisons que François expose sans, apparemment, s’en rendre compte, lorsqu’il écrit que au niveau local « on peut susciter une plus grande responsabilité, un fort sentiment communautaire, une capacité spéciale de protection et une créativité plus généreuse, un amour profond pour sa terre ; là aussi on pense à ce qu’on laisse aux enfants et aux petits-enfants. » (179) Car le revers de ces qualités admirables est que la capacité de l’homme à aimer et prendre soin des autres est limitée, et qu’elle s’adresse en priorité aux « nôtres », par le sang ou la nationalité. L’homme est naturellement soucieux du bien de ses enfants et petits-enfants, pas de celui des enfants des autres, ou du moins pas lorsque le bien des enfants des autres rentre en contradiction avec celui des siens. Ce souci peut, par l’art du politique, être étendu à des compatriotes, à ceux qui partagent une même langue, une même terre, une même histoire, les mêmes mœurs et les mêmes coutumes, il ne peut pas être étendu à la terre entière.
Il y a là une limite permanente
de la nature humaine, que seuls ont essayé de dépasser, notamment au siècle
dernier, des régimes qui ont compté parmi les plus cruels et les plus inhumains
que la terre ait jamais porté. Un gouvernement qui prétendrait faire marcher
l’humanité au même pas ne pourrait, par conséquent, le faire que par la force. Il
ne pourra pas espérer bénéficier du soutien unanime ou quasi unanime de ses
sujets, et le plus probable est que ce gouvernement mondial ferait l’objet de
contestations incessantes et violentes un peu partout sur la planète et qu’il
serait donc constamment en guerre contre une partie ou une autre de ses sujets.
Le gouvernement mondial, c’est la tyrannie mondiale et la guerre perpétuelle.
Mais il est vrai que le pape
François ne parait pas excessivement soucieux de liberté politique, préoccupé
qu’il est par le fait de voir l’humanité se réunir et œuvrer à l’unisson pour
sauvegarder « la maison commune ». Il déplore notamment le fait que
les gouvernements « ne prennent pas facilement le risque de mécontenter la
population » avec des mesures affectant son niveau de vie, parce qu’ils
répondent à « des intérêts électoraux » (176). Et à l’inverse il
parle de manière laudative de mesures de type technocratiques visant à
planifier, coordonner, sanctionner à un niveau supra national. Bien qu’il n’en
parle pas, il serait logique que le pape François soit un grand admirateur de
l’Union Européenne. Il vante aussi les mérites de la société civile en tant
qu’elle peut faire pression sur les gouvernements, ce qui, au vue de sa
critique des « intérêts électoraux », ne peut guère signifier qu’une
chose : qu’il a foi dans le fait que les lobbys, groupe de pression et
associations diverses et spécialisées auront plus à cœur de défendre le
« bien commun » et sauront mieux le faire qu’une représentation
nationale élue par le peuple. Une foi qui, pour dire le moins, paraitra
extrêmement naïve à qui a étudié d’un peu près la question. Naïve et peu
favorable à la liberté. Il y a là, il faut sans doute le dire, un tropisme
propre à l’Eglise catholique dans son ensemble, et pas seulement à ce pape en
particulier. Comme l’écrit Pierre Manent dans Le regard politique :
« Le christianisme, je crois qu’il
est juste de le dire, éprouve peu d’intérêt pour la liberté politique. Il faudrait
même dire plus précisément qu’il éprouve de la méfiance à l’égard de la liberté
politique. Pourquoi ? Parce que dans la vie politique, c’est-à-dire dans
la vie politique libre, l’être humain investit ses énergies dans ce monde-ci et
prend confiance – une confiance parfois excessive – dans ses propres forces. C’est
cela la vie politique, c’est cela la liberté politique : les citoyens ont
confiance dans leurs propres forces, ils sont les auteurs de leurs actions ;
telle est la grandeur et tel est le risque de la liberté politique. Et le christianisme
est davantage averti des risques que sensible à la grandeur de la liberté
politique. »
(…)
« Donc, si j’ose parler
ainsi, ce que je reprocherais au christianisme, ou en tout cas à l’Eglise
catholique, c’est sa méfiance excessive et parfois sa franche inimitié à l’endroit
des manifestations de la fierté humaine, c’est-à-dire, à l’époque moderne, à l’endroit
des mouvements libéraux et nationaux. Ou, inversement ou symétriquement, ce que
je lui reprocherais, c’est sa préférence trop souvent montrée pour les régimes
autoritaires qui, comme Aristote le remarquait des tyrans, ne supportent pas
dans les citoyens les vertus viriles. »
Il est toutefois des périodes de
son histoire où l’Eglise a mieux compris qu’à d’autres à quel point la liberté
politique est un bien précieux, intimement lié au développement et à l’exercice
des vertus qu’elle cherche par ailleurs à encourager[2].
Les deux prédécesseurs de François, notamment, paraissaient l’avoir compris
bien mieux que lui. Peut-être faut-il dire simplement que, à la différence de Jean-Paul
II et de Benoit XVI, François est juste un pape ordinaire, à la foi sans doute fervente,
mais au jugement politique mal assuré.
*
Cette faille du pape François,
qui se laisse voir dans Laudato si,
n’est pas anecdotique, car elle conforte les chrétiens dans ce qui est un de
leurs mauvais penchants naturels. Le christianisme a toujours eu du mal avec la
politique, ou peut-être est-ce la politique qui a du mal avec les chrétiens,
mais le résultat est que la prudence – le bon jugement pratique et politique -
est une vertu rare chez les chrétiens, particulièrement au plus haut niveau de
l’Eglise et que ceux-ci montrent, en général, une fâcheuse tendance à aborder
les questions politiques dans un état d’esprit qui les porte à favoriser les
solutions utopiques ou autoritaires, qui en pratique sont souvent les mêmes, ou
bien à se désintéresser de ces questions par trop « impures ».
Ainsi, Laudato si oscille entre des propositions concrètes très
prosaïques, et dont on peut légitimement se demander si elles ont bien leur
place dans une encyclique – par exemple développer les espaces verts et les
transports en commun (nous comprenons mieux l’enthousiasme soudain d’Anne
Hidalgo pour la papauté…) - et des espérances proprement déraisonnables, et
imprudentes. Le pape François tend en effet à aborder les questions politiques
comme des questions spirituelles. Sa préoccupation légitime pour le salut des
âmes tend à se transformer en appel à des solutions « intégrales »,
qui sont en pratique un appel à la révolution, à l’autoritarisme le plus
extrême, ou bien au fatalisme. Lorsque le pape écrit : « une
stratégie de changement réel exige de repenser la totalité des processus,
puisqu’il ne suffit pas d’inclure des considérations écologiques superficielles
pendant qu’on ne remet pas en cause la logique sous-jacente à la culture
actuelle » (197) ou encore qu’il nous faut « assainir toutes les
relations fondamentales de l’être humain » (119), il est nécessaire de
s’interroger : dans quelles circonstances a-t-on observé ce genre de
changement, ou de tentative de changement radical, visant à assainir toutes nos
« relations fondamentales » ? En 1793 en France ? En 1917
en Russie ? En 1975 au Cambogde ? N’y aurait-il pas une confusion
dommageable entre la conversion intérieure, qui est toujours possible au niveau
individuel, et ce qu’il est raisonnable d’attendre au niveau collectif de la
part d’une créature pécheresse et imparfaite comme l’être humain ? La
réalité ne serait-elle pas plutôt que, plus nous cherchons à atteindre les
racines des maux collectifs dont nous souffrons et plus nous nous éloignons des
solutions possibles, car ces racines plongent dans la nature humaine, que nous
ne saurions changer ?
Ainsi, pour prendre un exemple
simple, l’exigence de combattre la criminalité en traitant ses « causes
profondes » plutôt qu’en faisant simplement « de la répression »
ne saurait conduire que dans une impasse, car ces causes profondes sont des
passions humaines sur lesquelles nous avons fort peu de prise, alors qu’il est
au contraire possible de traiter efficacement les effets de ces passions –
autrement dit de parvenir à de faibles taux de criminalité – par la
« seule » action de la police et de la justice. Et, pour revenir à
l’écologie, plus nous recherchons des solutions globales qui nous éludent (qui
peut sérieusement croire, dans le silence des passions, que le prétendu
« changement climatique » pourra jamais être combattu par une
réglementation mondiale des émissions
de gaz à effet de serre ?) et plus nous négligeons des solutions locales à
des problèmes localisés, qui elles restent toujours possible, bien
qu’imparfaites.
Autrement dit, la politique,
correctement entendue, n’autorise que des espérances modestes, des solutions
partiales et jamais définitives. Tout le contraire d’un « assainissement
radical ». Et très souvent nous n’avons le choix qu’entre deux maux.
Ainsi, le pape François, tout à sa lutte contre le « consumérisme »,
ne saurait profiter d’une leçon très ancienne de la science politique : il
est des passions – comme l’extrême ambition ou l’extrême ressentiment - qui
sont politiquement bien plus dangereuses que le désir d’améliorer notre
condition matérielle, et que précisément le « consumérisme » peut
aider à tempérer. Une leçon qu’il pourrait trouver aussi bien dans La Politique, d’Aristote, que dans Le Fédéraliste.
***
Le problème n’est évidemment pas
que le pape François, dans son for intérieur, rêverait de solutions
autoritaires ou ambitionnerait d’être un nouveau Savonarole. Le problème est
plutôt que, par sa rhétorique, il encourage ce genre de rêveries vagues mais
pernicieuses chez nombre de ceux qui l’écoutent et prennent au sérieux ce qu’il
dit, car en matière de raisonnement le plus grand nombre suit toujours les
grands chemins battus, et même si ces vues autoritaires et utopiques ne se
trouvaient pas dans Laudato si, il serait
impossible qu’une foule d’esprits ne les en fassent sortir.
La papauté est dépourvue
d’autorité politique, mais, pour des centaines de millions d’hommes et de
femmes, elle n’est pas dépourvue d’autorité morale, et en tant que telle son
discours a donc nécessairement un impact politique. Elle est par conséquent
tenue, ou du moins elle devrait s’estimer tenue, d’exercer la vertu de prudence
dans ses actions et ses discours. Ce que, fort heureusement, elle s’efforce
souvent de faire. Souvent mais pas toujours. Et notamment pas dans Laudato si.