L’Américain Arthur Melzer semble
posséder le talent rare et précieux de présenter de manière claire et accessible,
sans pour autant les déformer ou les mutiler, des questions philosophiques
hautement complexes. En 2014 il avait publié, avec « Philosophy between
the lines », ce qui me semble être LE livre définitif au sujet de
l’écriture ésotérique, une question aussi fondamentale que, par sa nature même,
obscure et, le plus souvent, très mal comprise. Après avoir lu Philosophy
between the lines, j’avais découvert que, vingt-cinq ans plus tôt, Melzer avait
publié un gros livre sur Rousseau, intitulé « The natural goodness of
man », que je me suis empressé de me procurer, et de lire – aussi vite du
moins que me le permettaient toutes mes obligations plus urgentes, c’est-à-dire,
hélas, pas très vite.
The natural goodness of man est
peut-être le meilleur livre sur Rousseau que j’ai lu, et votre serviteur en a
lu un certain nombre, et de qualité.
Et je suis d’autant plus surpris
de n’en avoir jamais entendu parler avant qu’il ne s’agit pas, comme c’est le
plus souvent le cas, d’un ouvrage portant sur un aspect particulier de l’œuvre de
Rousseau, mais au contraire d’un livre qui prétend exposer le
« système » que constitue la pensée de Rousseau (c’est d’ailleurs son
sous-titre). Autrement dit, Arthur Melzer s’essaye à la tâche redoutable de
révéler la cohérence profonde de l’œuvre de celui qui s’est alternativement
présenté au public comme « le citoyen de Genève » et comme
« Jean-Jacques ».
Que cette tâche soit redoutable,
n’importe qui ayant lu un peu sérieusement Rousseau peut en témoigner.
L’un des aspects les plus
saillants et, pour certains, les plus rebutants, des écrits de Rousseau est en
effet que, mis côte à côte, ceux-ci peuvent paraitre strictement
contradictoires. Toute l’œuvre du Genevois est marquée par un dualisme presque
brutal et l’exclusion apparemment systématique de toute position intermédiaire.
Comment concilier, par exemple, le Contrat Social et La nouvelle Héloïse ?
L’appel à une socialisation totale de l’être humain, dans laquelle l’individu
se remet entièrement aux mains de la collectivité – ce qui a fait dire à
certains que Rousseau était le précurseur du totalitarisme – avec des écrits
peignant les charmes de l’amour et d’une vie familiale simple et retirée, loin
des autres hommes et des affaires publiques ? Comment concilier le citoyen
de Genève, admirateur de la rude vertu spartiate, et le promeneur solitaire,
tout entier adonné à ses rêveries ? Comment concilier l’activité de
Rousseau en tant qu’auteur et philosophe avec sa dénonciation des effets corrupteurs
des sciences et des arts et son extrême scepticisme concernant les pouvoirs de
la raison ? Comment accorder l’extrême égalitarisme de ses principes
politiques avec le caractère non moins inégalitaire et élitiste de ses
« maximes politiques » ? Sa dénonciation véhémente des méfaits de
la propriété privée avec ses affirmations répétées au sujet du caractère
« sacré » et fondamental du droit de propriété ?
Et l’on pourrait continuer
longtemps la liste de ces contradictions apparentes.
En un mot, Rousseau est un auteur
qui semble dire une chose puis son contraire, non seulement entre ses
différents ouvrages, mais parfois même à l’intérieur de ceux-ci. Et non
seulement il parait affirmer des choses contradictoires, mais il le fait en
plus dans les termes les plus catégoriques et la rhétorique la plus passionnée
qui soient.
Bref, Rousseau ne semble pas
savoir où il habite, et il n’est pas absolument étonnant que certains aient pu
conclure qu’il n’avait pas toute sa tête.
Pourtant l’auteur de l’Emile
était parfaitement conscient du caractère paradoxal de ses écrits.
« Lecteurs vulgaires, écrivait-il, pardonnez-moi mes paradoxes : il
faut en faire quand on réfléchit ; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime
mieux être homme à paradoxe qu’homme à préjugés. »
Ce qui devrait nous rendre moins
prompts à conclure que Rousseau ne sait pas ce qu’il dit, mais qui ajoute aussi
assurément à la longue liste des mystères à élucider à son sujet.
Melzer s’acquitte plus
qu’honorablement du défi qu’il s’est lancé. Il nous montre comment ces
innombrables contradictions apparentes découlent, non pas de changements
d’opinion ou d’une incapacité à penser de manière rigoureuse, mais au contraire
d’une stricte adhésion à un petit nombre de principes fondamentaux, ce que
Rousseau lui-même a d’ailleurs toujours affirmé. C’est parce que Rousseau est
systématique, parce qu’il est rigoureusement cohérent, qu’il doit
nécessairement apparaitre à la plupart de ses lecteurs comme incohérent. Ou,
pour le dire autrement, tout en pensant de manière très systématique, Rousseau
écrit de manière non-systématique, le point second étant la conséquence logique
du premier.
Ceux qui connaissent très bien
l’œuvre du Genevois pourront peut-être trouver à redire à quelques détails de
l’interprétation donnée par Melzer. Mais l’ensemble m’a paru très solide, et
merveilleusement lumineux. Les principes fondamentaux de Rousseau, comme la
bonté naturelle de l’être humain, et les conséquences politiques multiples
qu’il en tire, sont expliqués aussi simplement qu’il est possible, et si Melzer
s’attache surtout à démêler les complexités du Contrat Social, ouvrage
notoirement difficile, c’est l’ensemble des écrits de Rousseau qui sont
puissamment éclairés par son entreprise.
Toutefois, certains (à supposer
qu’ils aient eu la patience de lire jusque-là) pourraient objecter : mais
pourquoi donc faudrait-il lire Rousseau en premier lieu ? Quel
ennui !
Il est vrai que de nos jours
Rousseau n’a pas forcément très bonne presse, pour des raisons multiples. Ceux
qui sont de sensibilité libérale trouvent abominables ses écrits politiques,
qui leur semblent proto-totalitaires, ceux qui sont de sensibilité
réactionnaire le détestent à cause de son rôle supposé dans la Révolution
française, les féministes tombent en pamoison à la seule évocation de son nom à
cause de ce qu’il a écrit sur les femmes, le côté très sentimental et
moralisateur de certains de ses écrits s’accorde mal avec nos mœurs, à la fois
cyniques et relâchées, le fait qu’il ait abandonné ses enfants suffit pour d’autres
à le condamner non seulement en tant que personne mais en tant qu’auteur, etc.
Bref, il semble y avoir
énormément de raisons de ne plus lire Rousseau. Sans compter qu’il existe
aujourd’hui de moins en moins de gens qui savent vraiment lire, à la différence
de simplement déchiffrer son alphabet, et Rousseau n’écrit que pour ceux qui
savent lire.
Pourtant, les raisons de se
plonger dans son œuvre sont encore bien meilleures. Je pourrais en énumérer
beaucoup. Il y va notamment de notre connaissance de nous-mêmes, car comme le
dit justement Melzer à la fin de son livre, nous sommes tous aujourd’hui
inconsciemment rousseauistes. Mais, à vrai dire, la raison qui personnellement
me semble la plus décisive est la suivante : Rousseau, lorsque nous le
prenons au sérieux, c’est-à-dire lorsque nous le lisons dans l’idée qu’il
savait parfaitement ce qu’il écrivait et qu’il est possible qu’il ait raison en
tout, Rousseau nous oblige à sortir de nos catégories de pensée habituelles. Parce
qu’il fait tenir ensemble des notions et des réalités qui semblent s’exclure
mutuellement, il ébranle, et parfois même pulvérise, nos idées toutes faites,
nos préjugés politiques et philosophiques. En accompagnant Rousseau dans ses
tours et ses détours, nous sommes obligés de penser, au plein sens du terme.
Nous faisons l’expérience de la véritable grandeur intellectuelle, qui est une
chose très rare, nous nous ouvrons à la prodigieuse complexité des questions
politiques et morales, nous apprenons l’humilité, qui va avec la conscience de
son ignorance, en même temps que s’éveille normalement en nous un désir
inextinguible de connaitre et de comprendre.
Pour donner une petite idée de la
manière dont Rousseau nous oblige à sortir des sentiers battus et à réexaminer
nos présupposés, je traduis un très court extrait du livre de Melzer.
« En ce qui concerne
l’individualisme théorique qui est à la racine de la pensée de Rousseau, cela
démontre non pas qu’il appartient au camp libéral, mais qu’il est un transfuge
venu de ce camp. Il soutient que les principes individualistes, lorsqu’ils sont
réellement pensés jusqu’au bout, nous ramènent à des prescriptions
collectivistes. Il est d’accord pour partir de l’objectif libéral d’assurer les
droits et le bien-être de l’individu – que cela soit compris comme la
préservation dans le confort, ou bien (dans les théories ultérieures) comme
l’autonomie morale, comme un individualisme farouche et autonome, ou bien comme
le fait d’être fidèle à son moi unique et véritable. Mais, continue-t-il,
précisément parce que les hommes sont naturellement des individus asociaux, une
société libérale, individualiste, doit nécessairement produire une condition de
désunion et d’exploitation universelle dans laquelle, en réalité, personne
n’est en sécurité, personne n’est moral, personne n’est autonome, et personne
n’est sincère. A l’intérieur de la société, le bien de l’individu nécessité
l’abandon de l’individualisme ; il nécessite que tous les individus soient
dénaturés et transformés en citoyens patriotes qui aiment la cité plus
qu’eux-mêmes et leur vertu plus que leurs vies. Rousseau « déserte »
du camp libéral en réfutant ses conclusions sur la base de ses propres
prémisses individualistes. »
Comme tous les véritables
philosophes – et ce sont des êtres très rares – Rousseau n’est jamais
exactement là où nous nous attendons à le trouver. Derrière chaque double-fond
il y a encore des tiroirs cachés, pleins de trésors. Et le plus extraordinaire
est que cette merveilleuse richesse de pensée, cette prodigieuse finesse d’analyse,
surgit sur la base de principes extrêmement réductionnistes. Pour Rousseau,
l’homme à l’état de nature est un être très simple, qui ne se distingue pas des
grands singes, si ce n’est précisément par sa malléabilité presque illimitée.
Presque. Voilà encore une occasion de s’étonner, et de réfléchir.
Bien que j’aime beaucoup à citer
Tocqueville et à m’appuyer sur lui lorsque j’écris sur des questions
politiques, l’honnêteté m’oblige à dire que ce n’est pas ce cher Alexis qui a
le plus contribué à ma formation intellectuelle. Il est difficile de savoir
exactement quel auteur est celui dont j’ai le plus tiré profit, celui dont j’ai
le plus appris. Mais si, pour réduire la difficulté du choix, je devais citer
trois auteurs et non un seul, Rousseau serait certainement parmi ceux-là. Cela
ne fait pas pour autant de moi un rousseauiste. Bien au contraire, c’est sa
fréquentation assidue qui m’a permis de ne pas être « inconsciemment
rousseauiste », et c’est en l’admirant que j’ai pu ne pas succomber à son
charme. Cela pourra paraitre paradoxal, je le conçois, mais j’ai aussi appris
de lui qu’il valait mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés.
"il valait mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés"
RépondreSupprimerExcellent.
Il ne manque pas, en effet, de raisons de lire Rousseau : c'est un auteur qui écrit en un français admirable, qui fait preuve d'une grande finesse, au-delà des oppositions tranchées (c'est idiot, de lui reprocher ses contradictions sans savoir si celles-ci en sont vraiment, et sans prendre compte le caractère rhétorique et dialectique de celles-ci). Oui, Rousseau est un maître, un authentique philosophe et une intelligence rare. Et moi non plus, je ne suis pas Rousseauiste pour un sou. Mais il faut savoir rendre hommage à ses adversaires, et les connaître le mieux possible, comme vous le faites remarquer, permet de se garder de leurs idées s'il s'avérait que celles-ci fussent à rejeter.
RépondreSupprimerMerci de ce compte-rendu.
Tiens, Zuckerberg cite Rousseau.
RépondreSupprimerIl est temps, a dit le patron de Facebook dans une allusion à Jean-Jacques Rousseau, "de définir un nouveau contrat social".
http://www.lalibre.be/actu/international/treize-ans-apres-zuckerberg-enfin-diplome-de-harvard-5927b16ccd700225430c0dd9