Je l’ai dit et redit, la
répression policière et judiciaire dont fait l’objet le mouvement des gilets
jaunes est scandaleusement disproportionnée par rapport à la manière dont
police et justice s’occupent aujourd’hui de la délinquance ordinaire.
D’un côté on n’hésite ni à cogner
dur, ni à interpeller très large, ni à tirer la loi dans le sens de la sévérité
maximum, de l’autre les instructions officieuses sont aussi claires que
désespérantes : « faut pas les énerver, faut pas les
provoquer ». Avec les résultats que l’on sait : la gangrène des zones
dites « sensibles », c’est-à-dire passées sous la coupe des voyous et
des barbus (qui sont parfois les mêmes) s’étend inexorablement.
D’un côté on juge en comparution
immédiate et on met en détention préventive, pour cause de report du procès
demandé par l’avocat, un homme qui s’est battu avec des gendarmes mobiles lors
d’une manifestation, de l’autre on laisse libre après une énième interpellation
des délinquants multirécidivistes ayant déjà des dizaines d’antécédents
judiciaires.
Il est inutile que je vous donne
des (nouveaux) exemples, vous en avez presque chaque jour dans la presse.
Assistons-nous pour autant, comme
on peut le lire et l’entendre, à une répression « sauvage », à un
« massacre » du peuple français, avons-nous basculé dans une
« dictature », voire même (je l’ai lu) un véritable
« totalitarisme » ?
Je ne peux pas souscrire à une
telle opinion. Bien que je partage beaucoup de choses avec les gilets jaunes, à
commencer par leur révolte contre la dépossession fiscale et politique dont ils
font l’objet, ainsi qu’une opinion extrêmement basse de notre classe
dirigeante, pour parler très gentiment, je ne partage pas cette appréciation
concernant la manière dont ils seraient traités par les forces de l’ordre et
l’appareil judiciaire.
Oui, il y a bien un deux poids,
deux mesures absolument révoltant, mais non, l’Etat n’a pas la main
spécialement lourde. Croire le contraire c’est, me semble-t-il, commettre des
erreurs de perspectives, erreurs largement dues au fait que, précisément,
depuis des décennies, l’Etat a la main de plus en plus molle. Tatillonne mais
molle.
Mais examinons, et commençons par
la question de la répression des manifestations.
Depuis le début du mouvement des
gilets jaunes, on compterait onze morts, dont un seul provoqué,
accidentellement par l’action des forces de l’ordre : une octogénaire
touchée par une grenade lacrymogène alors qu’elle fermait ses volets pendant
une manifestation, à Marseille. Les autres victimes ont été renversées par des
automobilistes.
Faisons quelques brefs rappels
historiques sur la manière dont les révoltes fiscales, les grèves et les
manifestations ont pu être traitées en France par le passé. Trois exemples
suffiront.
Dans une célèbre lettre, écrite
le 3 octobre 1675, madame de Sévigné raconte à sa fille la manière dont le
pouvoir royal mate la révolte fiscale des « bonnets rouges », en
Bretagne : « Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes ? On a fait
une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve point cette somme dans
vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé
et banni toute une grande rue, et défendu de recueillir les habitants sous
peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées,
vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où
aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua le
violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été
écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a
pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un
bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les
gouvernantes, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin. »
1e mai 1891, à
Fourmies, petite ville industrielle du Nord, la troupe tire sur la foule qui
réclamait la libération de quatre grévistes arrêtés le matin même. Neuf morts,
trente cinq blessés.
6 février 1934, les forces de
l’ordre ouvrent le feu sur les manifestants qui tentaient de marcher sur la
Chambre des Députés. Bilan officiel, 14 morts et 657 blessés.
Donc non, je ne trouve pas la
répression policière des manifestations de gilets jaunes particulièrement féroce,
dans l’absolu.
Mais les « milliers »
de blessés dans les rangs des gilets jaunes, me dira-t-on ? Mais ces blessures
spectaculaires, ces mutilations même, provoquées par les Lanceurs de Balle de
Défense ? Mais les incontestables violences policières ? Et toutes
ces photos, toutes ces vidéos qui circulent ? Les flics sont des
salopards, non ?
Je ne prétends pas qu’il n’y a
jamais eu usage abusif de la violence durant les manifestations des gilets
jaunes. En fait, étant donné la durée et la nature du mouvement, et l’être
humain étant ce qu’il est, je suis absolument persuadé qu’il a dû y avoir de
tels abus de la part des forces de l’ordre. Et même des abus nombreux, en
valeur absolu.
Mais je me sens obligé de
rappeler quelques faits.
Prenons le cas des LBD qui font
tellement polémique. Pourquoi toutes ces blessures à la tête provoquées par ces
projectiles qui, précisément, sont censés ne jamais être tirés dans la
tête ? Il faut que les policiers le fassent exprès, ce n’est pas possible
autrement. En plus ces armes sont précises, il y a un système d’aide à la
visée, ajoute-t-on. Donc c’est voulu.
Sauf que, la précision théorique
d’une arme est une chose, la précision d’un tir fait en situation réelle et sur
une cible mouvante en est une autre, très différente. Dans une manifestation,
il y a, en général, la fumée des lacrymogènes, des gens qui bougent dans tous
les sens, le stress inhérent à la situation, etc. Si, par exemple, au moment du
tir, le canon de votre arme bouge d’un degré vers le haut par rapport à la
visée que vous avez prise, si votre cible se trouve à 20 mètres votre
projectile arrivera 35 centimètres plus haut que ce que vous avez prévu. Si,
pendant l’intervalle de temps où vous tirez et celui où le projectile atteint
sa cible, celle-ci bouge de 15 ou 20 centimètres – ce qui, étant donnée la
faible vitesse initiale des projectiles du LBD, environ 90m/s, n’a rien
d’invraisemblable - vous obtenez une différence d’une cinquantaine de
centimètres entre le point que vous avez visé et l’endroit que vous atteignez,
c’est-à-dire, sur un homme d’1m85 comme moi, la distance qui sépare le nombril
de la mâchoire. Je vous laisse prendre les mesures sur quelqu’un de plus petit.
Donc, fatalement, même avec des gens bien formés et respectueux des consignes,
les loupés doivent inévitablement être assez nombreux.
Mais quand même, tous ces blessés…
D’abord, combien y en a-t-il ? Personne ne sait exactement, bien sûr, même
si certains ont essayé d’établir un décompte. Le journal Libération, par
exemple (pas vraiment un média pro-flic, a priori) a recensé 93 blessés graves
parmi les gilets jaunes au 14 janvier 2019. Comptent comme « blessures
graves » « les membres arrachés, les organes ayant perdu leur
fonction principale, les fractures, les pieds et jambes incrustés de bouts de
grenades, les brûlures graves, mais aussi toutes plaies ouvertes au niveau de
la tête ». Sur ces 93 blessés graves, 68 l’auraient été par tir de LBD, et
au moins treize victimes auraient perdu un œil. Toujours à la même date, selon France
Info, l’IGPN aurait été saisie 54 fois au sujet de violences policières commises
durant les manifestations, et l’IGGN une vingtaine de fois. Ces chiffres ne
sont qu’un reflet sans doute partiel de la réalité, mais ils nous donnent un
ordre de grandeur.
Bien sûr le nombre de blessés,
impressionnant en lui-même, doit être rapporté à la durée du mouvement et au
nombre de manifestants. En prenant les chiffres communiqués par le ministère de
l’Intérieur on arrive, pour le moment, à plus d’un million de manifestants sur
neuf semaines (1 011 600, si vous voulez tout savoir). Chiffres
certainement sous-estimés, mais prenons les comme base de calcul. Cela signifie
que depuis le début du mouvement des gilets jaunes environ 0,01% des
manifestants auraient été blessés gravement par les forces de l’ordre. Vous
pouvez multiplier par deux, ou trois, ou quatre, ou même dix le nombre de
blessés graves si vous voulez, cela ne change pas l’ordre de grandeur. Qui est
donc objectivement très faible. Et bien sûr cette présentation présuppose que toutes
ces blessures graves auraient été infligées volontairement par les forces de l’ordre,
ce qui est, quand même, très probablement faux.
Les LDB ont-ils donc toujours été
utilisés conformément aux conditions réglementaires, très restrictives, de leur
utilisation ? Je n’en sais rien (pas plus d’ailleurs, je pense, que l’écrasante
majorité de ceux qui affirment que les policiers cherchent sciemment à blesser
les manifestants), mais je serais prêt à parier que non, en effet. Faut-il
interdire l’usage de ces armes ? Je ne sais pas. C’est un débat qui mérite
d’être ouvert, pourvu qu’il soit conduit honnêtement, c’est-à-dire en écoutant
les deux parties et en n’oubliant pas quelque chose que nous avons sans doute
largement oublié : le maintien de l’ordre public lors d’une manifestation,
c’est moche, c’est brutal, c’est sale. Plus ou moins moche et brutal, selon la
nature du gouvernement et les mœurs de la population, mais moche et brutal
quand même.
Vous voulez disperser une foule
qui refuse de se disperser ? Si les lacrymos ne marchent pas, il vous
reste une seule solution non léthale : vous cognez. Avec un canon à eau,
avec des matraques, avec des balles en caoutchouc, avec vos poings, avec vos
pieds…, tout cela revient fondamentalement au même : vous cognez sur les
gens en face.
Vous voulez maitriser quelqu’un
qui résiste vraiment ? Pareil, vous lui tapez dessus. Les jolies clefs de
bras, les chouettes mouvements de self-défense que l’on voit faire dans les
films, dans la réalité ça ne marche pas. Oui, répétez après moi : ça ne
marche pas. En tout cas, pas si vous n’avez pas préalablement attendri le gars
en lui tapant dessus, dans, mettons, 98% des cas.
Et à chaque fois que vous faites
usage de la violence physique, à chaque fois que vous tapez brutalement sur
quelqu’un, ça peut faire très mal, ça peut blesser, ça peut tuer, même sans
intention de tuer ou de blesser.
Vous ne voulez pas risquer d’être
blessé en manifestant ? C’est très simple : déclarez votre
manifestation et défilez gentiment là où le gouvernement vous autorise à
défiler, puis dispersez-vous sagement dès que les forces de l’ordre vous le
diront. Laissez-vous promener au bout de la laisse, quoi (et, condition
subsidiaire, priez pour qu’aucun élément perturbateur ne vienne infiltrer votre
manif).
Mais, me direz-vous, on n’obtient
rien en manifestant comme ça !
Oui, c’est vrai. En France, on
obtient bien plus en cassant qu’en défilant paisiblement. C’est très
regrettable mais ça ne change rien au point que je veux rappeler : le
maintien de l’ordre, c’est sale, et manifester c’est toujours prendre un
risque.
Rappeler cela ne revient nullement
à prendre partie pour les forces de l’ordre ou à idéaliser les agents de la
force publique, c’est juste, me semble-t-il, prendre le parti de la réalité.
Et si vous voulez le savoir, mon
opinion concernant les agents de la force publique est grosso modo identique à celle
d’Orwell : « People sleep peaceably in their beds at night only
because rough men stand ready to do violence on their behalf. »
Puisque, de manière générale,
« les passions des hommes ne se conformeront pas sans contrainte aux
exigences de la raison et de la justice », la loi, le gouvernement et la
force publique sont des maux nécessaires. Mais les agents de la force publique
sont, de manière générale, des hommes « rudes », aux motivations
souvent problématiques. Sauver la veuve et l’orphelin, défendre la république,
tout ça c’est très bien, mais on ne persuadera pas que, lorsque l’on est CRS ou
gendarme mobile, interpeller virilement un manifestant qui fait mine de
résister, ou bien savater quelques casseurs présumés ne font pas partie des
satisfactions immatérielles du métier. Bref, lorsque l’on fait de l’usage de la
violence légale son métier il est bien difficile de ne pas aimer, au moins un
peu, dans un recoin de son petit cœur, faire usage de la violence. Et il est
bien difficile aussi de ne jamais abuser des prérogatives qui vous sont confiées,
surtout dans le feu de l’action.
Les CRS ne sont pas gentils avec
les gilets jaunes ? Bin non, pourquoi voudriez-vous qu’ils le
soient ? Ils n’ont pas choisi ce métier pour être gentils. Ni pour
réfléchir aux ordres qu’on leur donne. Pour autant, la vérité me force à dire
que, jusqu’à maintenant, je n’ai pas l’impression qu’ils se soient montrés
méchants non plus. Méchant, c’est encore autre chose. Nous avons oublié ce que
c’est que de réprimer méchamment une manifestation.
Venons-en au traitement
judiciaire des manifestants arrêtés.
Des chiffres divers – certains
manifestement fantaisistes – circulent à ce sujet. Je me baserai sur ceux
rapportés par la journaliste Paule Gonzalès, du Figaro, qui est en général bien
informée. Du 17 novembre au 7 janvier, les forces de l'ordre auraient procédé à
6475 interpellations ayant donné lieu à 5339 gardes à vue. Certainement, les
policiers, suivant en cela les instructions des procureurs qui eux-mêmes
suivaient les instructions du gouvernement, ont ciblé large, et pas mal de
personne se sont retrouvées en garde à vue durant quelques heures pour des
broutilles. Evidemment, pour ceux qui en ont été victimes, ça fout en rogne.
Manifestement aussi, les conditions de garde à vue ont été parfois délibérément
humiliantes. On comprend parfaitement quelle était la consigne :
dégoutez-les de venir manifester à nouveau. Encore une fois, ça fout
légitimement en rogne. Mais enfin, au bout de quelques heures désagréables, la
plupart des gens ont été libérées. Qu’en est-il des condamnations ? Il y
en aurait eu un millier. Soit donc 0,1% des manifestants environ.
Mais de quelle nature ont été ces
condamnations ?
Le problème, pour évaluer
correctement la sévérité de la réponse judiciaire aux gilets jaunes, c’est que,
depuis trop longtemps, la justice en France est devenue un théâtre d’ombres
dans lequel la peine prononcée publiquement et solennellement par le tribunal
n’a souvent pas grand-chose à voir avec la peine qui sera réellement exécutée.
Lorsque vous entendez que quelqu’un a été condamné à de la prison, demandez-vous
si c’est de la prison ferme. Si c’est de la prison ferme, demandez-vous si la
peine prononcée est supérieure à deux ans. En dessous de deux ans, la règle est
que votre peine sera aménagée, c’est-à-dire transformée en autre chose que de
la prison, surtout si vous n’avez pas d’antécédents judiciaires. Et si jamais,
malgré tout, vous allez en prison, avec le jeu des différentes remises de
peine, le temps que vous y passerez sera en général inférieur de moitié à ce
qui a été prononcé initialement. Et je ne vous parle même pas des quelques 100 000
peines de prison ferme qui sont constamment en attente d’exécution, ni du taux
d’exécution pas vraiment mirifique des TIG.
Sur le millier de peines
prononcées, il y aurait eu 153 mandats de dépôt, c’est-à-dire 153 mises en
prison immédiatement à la sortie du tribunal. Autrement dit, 85% des condamnés
seraient ressortis libres du tribunal, et tout laisse penser que presque tous
le resteront. À Paris, pour les 249 majeurs jugés en comparution immédiate, on
compterait 55 renvois à une audience ultérieure, 63 condamnations à une peine
de prison assortie d'un sursis ou d'un sursis avec mise à l'épreuve, 58
condamnations à une peine de prison ferme en totalité ou en partiel, 13
condamnations à un travail d'intérêt général, 20 condamnations à des
jours-amendes ou à une amende et 40 relaxes. En province le taux de relaxe
aurait été bien moindre mais, même en tenant compte de cette différence, il
n’en reste pas moins que l’on ne peut pas sérieusement parler de peines
« folles » ou de justice « d’abattage ».
Ce que l’on peut dire, en effet,
c’est que la justice a la main plus lourde que d’habitude et que, comme je l’ai
dit en ouverture, il y a en la matière un incontestable deux poids deux
mesures : selon que vous serez racaille de banlieue ou gilets jaunes, les
jugements de cour, etc. Mais plus lourd que d’habitude, dans la France
contemporaine, cela ne signifie rien d’autre que : un peu moins laxiste
que d’ordinaire. Nous avons oublié ce que c’est qu’un régime vraiment dur.
Nous ne sommes pas en dictature,
on n’écrase pas le peuple français sous une botte ferrée, on ne massacre pas
les manifestants, la police politique ne fait pas disparaitre les gens en pleine
nuit. Ce n’est pas vrai. Du moins pas encore.
Ce qui est vrai, c’est que
l’appareil répressif se montre bien plus dur (ou plutôt bien moins mou) avec
les gens ordinaires, avec les braves Français moyens habituellement honnêtes et
légalistes, qu’avec les délinquants chroniques. A mon sens, c’est presque plus
grave, en tout cas plus immoral.
Dans l’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville faisait remarquer, à
propos de la censure exercée par l’Eglise, au 18ème siècle :
« Les auteurs n'étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre,
et non dans celle qui fait trembler ; ils souffraient cette espèce de gêne qui
anime la lutte, et non ce joug pesant qui accable. Les poursuites dont ils
étaient l'objet, presque toujours lentes, bruyantes et vaines, semblaient avoir
pour but moins de les détourner d'écrire que de les y exciter. »
Cette description frappante
semble avoir été faite pour décrire la manière dont le gouvernement traite le
mouvement des gilets jaunes.
La répression dont celui-ci fait
l’objet est bien plus propre à susciter l’indignation que la peur, elle est de
l’huile jetée sur le feu bien plus qu’une douche glacée sur l’ardeur des
contestataires. Et les discours qui l’accompagnent ne font qu’en décupler l’effet.
Ce qui est vraiment insupportable, ce ne sont pas les gardes à vue injustifiées
et les coups de matraque gratuits, ce sont les leçons de morales si
manifestement destinées à servir ceux qui les profèrent, ce sont les appels à
défendre « la république » lorsqu’il ne s’agit que de défendre des privilèges.
Ce qui rendrait enragé même un paisible ruminant, c’est d’entendre sans cesse
invoquer les mânes de la démocratie par ceux qui transpirent le mépris du
peuple et qui n’aspirent qu’à une seule chose : pouvoir continuer à gouverner
sans lui, et même de préférence contre lui.
Pour couronner le tout, nos gouvernants
croient malin d’agiter de vagues menaces de justice d’exception et de lois
draconiennes pour mater la contestation bruyante dont ils font l’objet.
Tocqueville écrit, à la fin de
son ouvrage : « Mais rien ne fut d'un enseignement plus pernicieux
que certaines formes que suivait la justice criminelle quand il s'agissait du
peuple. Le pauvre était déjà beaucoup mieux garanti qu'on ne l'imagine contre
les atteintes d'un citoyen plus riche ou plus puissant que lui ; mais avait-il
affaire à l'État, il ne trouvait plus, comme je l'ai indiqué ailleurs, que des
tribunaux exceptionnels, des juges prévenus, une procédure rapide ou illusoire,
un arrêt exécutoire par provision et sans appel. (…)
C'est ainsi qu'un gouvernement
doux et bien assis enseignait chaque jour au peuple le code d'instruction
criminelle le mieux approprié aux temps de révolution et le plus commode à la
tyrannie. Il en tenait école toujours ouverte. L'ancien régime donna jusqu'au
bout aux basses classes cette éducation dangereuse. (…)
Il est vrai que, dans cette
monarchie du XVIIIe siècle, si les formes étaient effrayantes, la peine était
presque toujours tempérée. On aimait mieux faire peur que faire mal ; ou plutôt
on était arbitraire et violent par habitude et par indifférence, et doux par
tempérament. Mais le goût de cette justice sommaire ne s'en prenait que mieux.
Plus la peine était légère, plus on oubliait aisément la façon dont elle était
prononcée. La douceur de l'arrêt cachait l'horreur de la procédure. »
Ne croirait-on pas que
Tocqueville parle de nous ?
Nos gouvernants, qui passent leur
temps à se référer à l’histoire et à nous mettre en garde contre le retour des
années trente, ne comprennent pas que c’est une autre tragédie qu’ils sont en
train de rejouer. Finances publiques en perdition, système fiscal oppressif et
inextricable, privilèges devenus insupportables à force de n’être plus la
contrepartie d’aucun service rendu, disparition des corps intermédiaires, et
maintenant cahiers de doléance, il ne manque pas grand-chose au tableau pour reproduire
l’original.
Tocqueville écrit à propos des
dernières années de l’Ancien Régime : « Il semblait qu'on eût
entièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, et qu'on ignorât
que les Français, qui sont le peuple le plus doux et même le plus bienveillant
de la terre tant qu'il demeure tranquille dans son naturel, en devient le plus
barbare dès que de violentes passions l'en font sortir. » Notre classe
dirigeante parait s’être donnée pour but de tester la vérité de cette
proposition.