Réfléchissons un peu à cette loi
dite « anti-casseurs » qui est en train d’être discutée à l’Assemblée
nationale (son intitulé exact est « Proposition de loi visant à prévenir
les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs »).
Le texte a été modifié par
rapport à celui adopté initialement au Sénat, il reviendra donc devant les
Sénateurs après son adoption par l’Assemblée et nous ne pouvons pas savoir, à
l’heure actuelle, quels seront les termes exacts de la loi, mais les grandes
lignes semblent tracées, suivant la volonté exprimée par le gouvernement, et la
direction est nette.
L’article 2 instaure une
interdiction administrative de manifester.
« Le représentant de l’État
dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut, par arrêté motivé,
interdire de prendre part à une manifestation déclarée ou dont il a
connaissance à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons
sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une
particulière gravité pour l’ordre public et qui soit s’est rendue coupable, à
l’occasion d’une ou plusieurs manifestations sur la voie publique, des
infractions mentionnées aux articles 222-7 à 222-13, 222-14-2, 322-1 à 322-3,
322-6 à 322-10 et 431-9 à 431-10 du code pénal, soit appartient à un groupe ou
entre en relation de manière régulière avec des individus incitant, facilitant
ou participant à la commission de ces mêmes faits. »
Depuis 1995, la justice pouvait
déjà prononcer une peine complémentaire d’interdiction de participer à des
manifestations sur la voie publique, pour des personnes condamnées pour
violences ou dégradation de biens lors de précédentes manifestations.
Désormais ce sera le représentant
de l’Etat qui aura cette possibilité. Deux conditions sont posées pour y être
sujet. Soit s’être rendu coupables de violences, dégradations, etc. lors de
précédentes manifestations. Avoir déjà été condamné, donc. Soit « être en
relation de manière régulière » avec des individus qui commettent de tels
délits ou incitent à les commettre.
Dans le premier cas, cela
signifie que le préfet, qui n’est autre que l’instrument docile du gouvernement
en place, pourra infliger une interdiction que les tribunaux n’ont pas estimé
approprié de prononcer.
Dans le second cas, la porte est
grande ouverte à l’arbitraire le plus total. Vous trainez de temps en temps sur
un groupe Facebook où certains gesticulent et parlent fort, comme c’est souvent
l’habitude sur les réseaux sociaux, hop ! vous voilà « en relation de
manière régulière » avec des personnes « incitant » à commettre
des délits, et donc passible d’une interdiction de manifester. C’est un
exemple. Les cas possibles sont pratiquement infinis.
Bien sûr l’interdiction est
temporaire. « La durée de l’interdiction ne peut excéder celle de la
manifestation concernée », précise le texte, et « proportionnée
géographiquement ». L’arrêté doit aussi être notifié à la personne
concernée au plus tard quarante-huit heures avant son entrée en vigueur, pour
pouvoir lui permettre de le contester devant le tribunal administratif.
Mais qui ne voit comment cela va
fonctionner, en pratique ?
Le préfet vous interdit de
manifester, en motivant son arrêté par l’un des motifs mentionnés par la loi,
et pour être bien sûr que vous n’irez pas manifester, il vous fait convoquer
par la police au moment de la manifestation. Vous contestez, si vous en avez le
courage, l’arrêté devant la justice. Celle-ci vous donne raison, ou pas.
Qu’importe, la manifestation est passée, et vous n’y étiez pas. Et pour la
manifestation suivante, même jeu. Ad libitum.
Qui cela va-t-il toucher ?
Les « deux ou trois cents » casseurs professionnels dont parle
Castaner ? Qui peut croire que des gens qui viennent pour « casser du
flic », pour piller ou pour faire la révolution, seront impressionnés par
un arrêté préfectoral ? Qui peut croire qu’ils défèreront gentiment à une
convocation ? Et à supposer qu’ils le fassent, qui ne voit que le filet
ainsi tendu va permettre de pêcher n’importe qui, bien au-delà des dits
casseurs ?
Vous êtes président de la
République, et vous êtes en butte à un mouvement de contestation qui dure et
vous incommode ? Qu’à cela ne tienne, vous donnez instruction aux préfets
d’interdire systématiquement de manifestation tous les leaders du mouvement dès
qu’ils émergent, vous désorientez et vous intimidez la masse en coupant toutes
les têtes qui dépassent. Problème résolu. Il y a plaisir à gouverner dans de
telles conditions.
L’article 4 crée un nouveau délit :
« Le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une
manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement, totalement ou
partiellement, son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances
faisant craindre des atteintes à l’ordre public. »
Se dissimuler le visage dans une
manifestation était déjà une contravention, punie d’une amende, désormais ce
sera un délit passible d’un an de prison et 15 000 euros d’amende, ce qui permet
aux forces de l’ordre et à la justice d’utiliser la procédure de flagrant délit,
une procédure pleine de possibilités intéressantes, comme le placement en garde
à vue de la personne appréhendée.
Cette disposition était très
demandée par les forces de police, toujours pour mieux lutter contre les fameux
casseurs.
Admettons qu’elle soit
effectivement efficace en ce sens, même si on peut en douter : les pros de
la manif ne se présentent pas masqués et lorsqu’ils le sont c’est aussi parce
qu’ils sont en train de commettre d’autres délits, de vrais délits, si on peut
dire. Si on ne peut pas les appréhender pour des faits de violence ou de
dégradation, pourquoi les appréhenderait-on mieux pour dissimulation du
visage ? Mais admettons.
Qui ne voit cependant que le
filet tendu est extrêmement large et l’usage qui pourra en être fait ?
Les manifestations contre vous se
multiplient ? La solution est à portée de main. Vous donnez l’ordre aux
policiers et gendarmes d’arroser copieusement de lacrymogène le moindre
rassemblement – ce qu’ils font déjà généreusement en temps ordinaire - puis de
rafler le plus possible de pékins qui auront tentés de se protéger contre les
effets du gaz. Evidemment, les condamnations prononcées ensuite par les
tribunaux seront sans doute ridiculement peu nombreuses, en comparaison du
nombre de personnes arrêtées, ne serait-ce que parce que la loi précise
que : « Le présent article n’est pas applicable aux manifestations
conformes aux usages locaux ou lorsque la dissimulation du visage est justifiée
par un motif légitime. » Mais c’est sans importance. Le but sera atteint. Vous
aurez fait placer en garde à vue des centaines, des milliers, des dizaines de
milliers de vos opposants, expérience peu plaisante pour qui n’est pas un
délinquant chronique, et vous les aurez ainsi dissuadés, pensez-vous, de
recommencer. Qu’importe que les tribunaux relaxent. Placez suffisamment de
monde en garde à vue à chaque fois et très vite les manifestations fonderont
comme neige au soleil. Voilà comment on peut gouverner tranquille.
Oh, oui, oui, le bon peuple
m’apprécie beaucoup, et il approuve mes réformes. Voyez-vous comme les rues
sont calmes ?
L’article 7 dispose que : «
L’État peut exercer une action récursoire contre les personnes ayant participé
à tout attroupement ou rassemblement armé ou non armé, lorsque leur
responsabilité pénale a été reconnue par une décision de condamnation devenue
définitive. »
Cet article n’a pas encore été
discuté à l’Assemblée, mais l’idée générale parait être la suivante : vous
êtes condamné suite à votre participation à une manifestation, parce que vous
vous êtes un peu frotté avec les forces de l’ordre, parce que vous avez commis
une dégradation, etc. Pour faire bonne mesure, l’Etat vous demandera en plus de
payer pour les dégâts commis lors de la manifestation, y compris ceux dont vous
n’êtes pas personnellement responsable. Comme l’écrivait justement un avocat à
ce sujet : « S’il était adopté, ce régime conduirait immanquablement
à ce que certains, plus solvables que d’autres, se retrouvent à payer pour
tous, sans forcément que la gravité de leurs actes le justifie. Il pourrait
donc se transformer en un autre moyen de dissuasion redoutable pour les Gilets
Jaunes désireux de manifester. »
On pourrait même imaginer une
intéressante combinaison des articles 4 et 7. Puisqu’il s’agit désormais d’un
délit, vous êtes condamnés simplement pour vous être dissimulé le visage
(article 4) - ce qui n’aura rien d’impossible puisque la charge de la preuve
sera renversée : ce sera à vous de prouver que cette dissimulation était
légitime. Bonne chance avec ça – et cette condamnation ouvrira alors la voie à
l’action récursoire de l’Etat pour vous ratisser méticuleusement les poches au
nom des dégâts commis lors de la manifestation.
Sans doute, peu de personnes
seront ainsi touchées, mais vous pouvez être sûr que les leaders identifiées ou
présumés du mouvement auront droit au double effet Kiss Cool dès que possible.
Ou comment garantir formellement
un droit – celui de manifester – tout l’enserrant dans des dispositions qui
permettent en pratique d’en interdire l’exercice.
Arrêtons-nous là avec ce texte
lamentable, et pas encore définitif.
Selon aucun critère sérieux le
gouvernement en place ne peut être qualifié de tyrannique, en tout cas pas
selon les nomenclatures classiques. Mais plus le temps passe, et plus il
devient difficile, voire impossible de le défendre contre ceux qui voient en lui
une tyrannie.
La liberté de manifester
paisiblement est une liberté essentielle dans tout gouvernement libre, au même
titre que le droit de vote et la liberté de paroles, dont elle est le
complément naturel.
Mais les instruments de la
démocratie représentative ont été peu à peu cassés depuis des décennies,
notamment par le « projet européen », qui est au cœur des convictions
politiques d’Emmanuel Macron. S’il est une chose dont personne ne peut douter,
c’est que notre actuel président adhère de toute son âme à ce projet, dont la
vérité effective est de remplacer la démocratie représentative, assises sur les
nations et la souveraineté populaire, par une « gouvernance »
technocratique qui ressemble étrangement au despotisme doux décrit par
Tocqueville à la fin de De la démocratie
en Amérique.
Par ailleurs Emmanuel Macron a
été élu dans des circonstances très particulières, à la suite de ce que
d’aucuns, non sans quelques raisons, considèrent comme un coup d’Etat
judiciaire, et face à une adversaire dont tout le monde savait dès le départ, y
compris elle-même, qu’elle ne pouvait en aucun cas l’emporter.
L’actuel pouvoir est donc,
légitimement, éminemment suspect à tous ceux qui sont attachés à la
souveraineté populaire.
Ce même pouvoir, qui est
officiellement Charlie, ne cesse cependant de s’en prendre, en paroles ou en
actes, à la liberté de paroles. Il a par exemple fait voter par le parlement
une loi sur les fake news qui est une monstruosité juridique et intellectuelle.
Comme le dit bien Ingrid Riocreux, « La notion de fake news efface la
distinction entre mensonge délibéré, erreur, diffamation, calomnie,
simplification, etc. ». Elle est « un épouvantail qui sert à nous
rabattre, par la peur, vers la presse autorisée. »
Il lance aujourd’hui un
« grand débat national », mais dès l’abord les membres du
gouvernement et de la majorité se relaient dans les médias pour bien signifier
que certains sujets non seulement ne seront pas abordés, mais surtout qu’il est
moralement inadmissible d’en discuter. La liberté de paroles, oui, mais
exclusivement à l’intérieur du cercle tracé par le politiquement correct.
Qu’importe si la loi sur les fake
news se révèle finalement, comme il est plus que probable, largement
inefficace, qu’importe si le gouvernement est en réalité bien incapable de
contenir le « grand débat » dans les limites qu’il lui a fixé.
Désormais, l’actuel pouvoir est, légitimement, éminemment suspect à tous ceux
qui sont attachés à la liberté de paroles.
Et pour couronner le tout, voilà
que celui-ci fait mine de s’en prendre à la liberté de manifester.
D’ores-et-déjà tous les
observateurs honnêtes ont pu constater que le maintien de l’ordre dans les
manifestations de gilets jaunes est bien plus dur qu’il a pu l’être dans un
passé récent, par exemple, durant les émeutes ethniques de 2005. Entre le
traitement des débordements associés aux gilets jaunes et celui des
débordements ou de la criminalité des « quartiers sensibles », le
deux poids deux mesures crève les yeux, si l’on peut dire. La lutte contre la
délinquance a toujours été le cadet des soucis de notre président. Christophe
Castaner est son ministre de l’Intérieur, je n’ai pas besoin d’en dire plus.
Mais maintenant que le gouvernement est contesté directement, celui-ci semble
brusquement redécouvrir les vertus de la fermeté.
Et maintenant cette loi…
En termes de sécurité, de
maintien de l’ordre public, les bénéfices réels à attendre d’un tel texte sont
faibles. Parce qu’en vérité notre code pénal est déjà plein des instruments
adéquats. Parce que notre système pénal est plein de goulets d’étranglement qui
font que, si la loi peut être sévère, l’exécution est le plus souvent molle,
tardive, hésitante, et que ce texte ne touche pas à un seul de ces goulets
d’étranglement.
Contre les « deux ou trois cents
» casseurs visés, parait-il, par cette proposition de loi, les effets seront
vraisemblablement faibles. En revanche, elle donnera au gouvernement en place
des possibilités nouvelles pour essayer de dissuader ceux qui le contestent de
manifester publiquement et collectivement leur mécontentement.
Cela ne transformera pas notre
démocratie zombie en régime totalitaire. Les opposants, pour l’essentiel, ne
seront inquiétés « que dans la mesure qui fait plaindre, et non dans celle
qui fait trembler ». Les poursuites dont ils feront l’objet seront le plus
souvent, selon toute vraisemblance, « lentes, bruyantes et vaines ».
Peut-être porteront-elles leur fruit dans l’immédiat, en étouffant ici ou là
une contestation naissante, mais à coup sûr elles alimenteront aussi la
fournaise de la colère et de la défiance qui dévore peu à peu le corps
politique français. Et de cet incendie seul le pire peut sortir.
Emmanuel Macron a parait-il
confié, lors de son récent voyage en Egypte : « Je marche sur la
glace ». Et pourtant il n’a de cesse d’alimenter le brasier qui gronde
juste sous la pellicule gelée.
La caractéristique la plus
saillante de l’actuel pouvoir n’est pas sa dureté ou sa cruauté, mais son
effroyable stupidité politique. Notre président censément si intelligent (un
philosophe-roi, flagornaient certains courtisans), entouré de gens censément si
intelligents, ne parait pas comprendre que l’horizon du débat public c’est
l’opinion, et non la vérité. Pour le répéter, une telle loi, si elle était
adoptée, ne transformerait pas la France en tyrannie, mais elle donnerait à
ceux qui – sincèrement ou par calcul – crient à la tyrannie, des arguments
presque impossibles à contrer, surtout si le gouvernement commet l’erreur de
l’appliquer sans discernement. Et lorsqu’il y a une erreur à commettre, notre
président a largement prouvé qu’il était l’homme de la situation.