« Ce n’est point le futur
que j’envisage, c’est le présent même qu’un dieu nous presse de déchiffrer. De
moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère,
reconnaît sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée
contre sa côte, regarde l’heure. Où suis-je ? et, Quelle heure est-il ? telle
est de nous au monde la question inépuisable »
***
Un corps politique peut mourir de
plusieurs maladies à la fois. Pour cette raison on peut légitimement refuser
d’accorder une priorité absolue à une question politique par rapport à une
autre. On peut estimer, par exemple, que la France se meurt tout autant de ses
dépenses publiques incontrôlées que de son incapacité à réguler l’immigration
qui se déverse sur son sol et à assimiler les nouveaux arrivants. On peut
estimer que les questions de mœurs sont aussi décisives sur le long terme pour
la pérennité du pays que les questions économiques, voire davantage. Et ainsi
de suite.
Intellectuellement cette volonté
de tenir ensemble toutes les pièces du puzzle est plus que légitime, elle est
indispensable : une question doit être envisagée dans tous ses aspects, un
problème doit être posé dans toutes ses dimensions. D’un point de vue pratique,
cependant, il est souvent difficile de traiter tous les aspects d’un problème à
la fois. Le temps nous est compté, notre capacité à agir est limitée par tout
un tas de facteurs. Etablir des priorités est souvent nécessaire. C’est bien
sûr éminemment le cas en politique. Un homme d’Etat responsable traitera d’abord
les problèmes qui lui apparaissent comme les plus urgents, et ceux sur lesquels
il a le plus de prise, ce qui n’est pas toujours la même chose. Mais un homme
d’Etat responsable n’oubliera pas que l’on peut mourir de plusieurs maladies à
la fois, et que toutes les maladies mortelles devront être traitées à un moment
ou l’autre.
La situation se complique encore
lorsque le traitement de l’une des maladies mortelles semble s’opposer au
traitement de l’autre.
En France, par exemple, il existe
une tension certaine entre le traitement de la maladie migratoire et le
traitement de la maladie économique, au moins en ce sens que les électeurs qui
sont le plus en demande d’un traitement pour la première semblent aussi être
fortement réticents à absorber les remèdes propres à guérir la seconde ;
et inversement.
La tentation est alors grande de
se concentrer exclusivement sur la peste, en négligeant temporairement le
choléra, ou inversement, ce qui est pourtant voué à l’échec car le corps
politique ainsi affaibli par une si dangereuse maladie non traitée ne saurait
guérir de celle que l’on prétend soigner. La mort du patient est au bout de
cette stratégie d’évitement.
Mais il arrive aussi que des
pathologies a priori bien différentes aient une cause unique, ou à tout le
moins s’alimentent à une source commune, de sorte qu’il est possible de faire
reculer plusieurs maux à la fois en asséchant cette source.
La France se trouve-t-elle dans
une situation de ce genre ? Il semble bien. Par-delà les innombrables
inquiétudes légitimes qui nourrissent la conversation civique, et auxquelles
répondent, de la part de la classe politique, des « programmes de
réformes » longs comme un jour sans pain, on peut discerner, si ce n’est
une cause unique, du moins une cause commune à beaucoup d’entre elles.
La racine immédiate d’un grand
nombre de nos maux les plus graves, c’est la dissolution de la nation, c’est la
disparition progressive du lien national.
Il n’est pas très difficile de le
montrer.
Tout d’abord, pour commencer par
le plus évident, si l’immigration a pris une telle importance dans le débat
public et est une telle source de convulsions pour notre pays, c’est d’abord
parce que, depuis des décennies maintenant, nous n’osons plus faire la
distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre le national et l’étranger.
L’idée même de frontière nous
semble archaïque et inhumaine car nous ne voulons plus connaitre que deux
réalités : les individus et l’humanité. Les corps politiques nous semblent
des constructions arbitraires et oppressives, qui séparent indûment l’homme de
l’homme et engendrent la xénophobie, puis la guerre. En conséquence, nous
n’osons plus prendre les mesures énergiques qui seraient nécessaires pour
contrôler nos frontières, et nous n’osons plus demander aux nouveaux venus de
se fondre dans la nation française. La notion même de préférence nationale,
pourtant consubstantielle à tout corps politique bien portant, est devenue pour
nous suspecte, presque criminelle.
Et bien entendu le phénomène est
récursif. Parce que nous ne contrôlons plus nos frontières que pour la forme
ou, pour un temps, en cas de péril imminent et incontestable, parce que nous
n’expulsons qu’avec une mollesse et une réticence très grandes ceux qui les
franchissent sans autorisation, parce que nous ne voulons voir que ce qui est
commun chez tous les êtres humains et pas ce qui est différent, notre pays voit
se déverser sur son sol, année après année, des flots de gens accourus des
quatre coins de la planète pour y chercher une vie plus sûre et plus prospère,
mais pas, ou de plus en plus rarement, pour lier indissolublement leur destin
individuel à celui de la nation française. Cette immigration massive et non
assimilée (et peut-être en grande partie non assimilable) contribue à son tour
à dissoudre la nation, à affaiblir les liens de confiance, à transformer la
France en une poussière d’individus ou de communautés infra-politiques qui se
regardent en chien de faïence, avant peut-être de se sauter à la gorge.
Au cœur de l’inquiétude et des
problèmes générés par l’immigration se trouve bien sûr la présence sur le sol
français d’une communauté musulmane en croissance constante, par apports
intérieurs et extérieurs.
Or, comme l’explique Pierre
Manent dans Situation de la France,
nous n’aurons une chance de parvenir à une forme de concorde civique avec les
musulmans qui vivent parmi nous, et dont beaucoup sont censés être nos
compatriotes, qu’en restaurant le lien national.
C’est d’abord l’affaiblissement du
lien national, le discrédit jeté sur la forme politique que nous continuons
malgré tout à habiter, qui explique notre faiblesse actuelle face à l’avancée
de l’islam. Les musulmans, en dépit de toutes leurs différences, forment par
rapport au reste de la population une communauté solide, résistante, et qui a
même tendance depuis quelques décennies à relever les barrières de séparation
entre eux et les autres, alors que, de notre côté, nous nous efforçons de
n’être que pure « ouverture à l’autre ». Mais on ne peut pas s’assimiler à ce
qui n’existe pas, ou qui parait sans cesse s’excuser d’exister. On ne peut pas
avoir envie de lier son destin à celui d’une communauté qui parait avoir perdu
tout désir de se perpétuer. Et la déliaison générale, le relâchement des
obligations et des liens humains qui caractérise notre société, n’est pas aussi
attirant que nous voudrions le croire. Là où nous voyons de la tolérance, une
intéressante diversité et de la liberté individuelle, d’autres voient de la
faiblesse morale et intellectuelle, de la paresse, de l’ingratitude, de
l’égoïsme, et pour tout dire de la décadence. Ce n’est pas en prêchant
l’individualisme et « l’ouverture à l’autre » que nous aurons une
chance raisonnable de relever le défi immense que nous pose la présence de
l’islam en notre sein.
C’est au contraire en nous
souvenant que nous sommes quelque chose, que nous appartenons à un corps
politique particulier, et qui a porté fort haut au cours d’une histoire
millénaire l’étendard des sciences, des arts, et de la politique. C’est en
retrouvant une certaine fierté de porter le nom de Français que nous pourrons,
peut-être, forger un peu « d’amitié civique sincère » avec ceux qui sont
officiellement nos concitoyens mais dont nous pouvons légitimement douter, pour
le moment, qu’ils se sentent une communauté de destin avec les autres
composantes de la nation.
« Contrairement à ce que croient
presque tous les partis, » écrit Pierre Manent, « la seule chance d’une
participation tolérablement heureuse de l’islam à la vie européenne réside dans
le regain des nations et non pas dans leur effacement. »
Le but est « un peu d’amitié
civique sincère » entre les musulmans et les non-musulmans pour éviter que
l’actuelle coexistence, de moins en moins pacifique, ne se transforme en
conflit ouvert, qui signerait la dislocation de la France. Cela ne pourra
arriver que si les uns et les autres délibèrent et agissent ensemble, que s’ils
mettent ensemble « les raisons et les actions », selon la formule classique. Et
la seule forme politique disponible pour cette participation, la seule chose
commune réellement existante pour les uns et les autres, c’est la nation. En
l’occurrence, c’est la France.
Il n’est nul besoin d’avoir fait
des études d’économie pour comprendre qu’un pays dont les gouvernements
successifs n’ont pas voté un seul budget à l’équilibre depuis presque 45 ans a
un sérieux problème. Sans doute même est-il préférable de ne pas avoir fait
d’études d’économie, car, avec la sophistication intellectuelle vient aussi
parfois, hélas, la capacité à développer des sophismes qui peuvent vous
permettre de nier farouchement des évidences sans qu’il y ait moyen de vous
convaincre. Les Français savent bien que leur pays va mal, quelle que soit leur
persuasion politique. Ils comprennent bien que le chômage de masse est un
cancer, et beaucoup en souffrent directement ou indirectement. Ils voient bien
que notre pays perd peu à peu sa substance industrielle. Ils comprennent bien
que l’accumulation d’une dette publique de plus en plus colossale est une épée
de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes. Et ils sont tous, ou presque, douloureusement
confrontés à un moment ou l’autre de leur vie à l’incroyable corset
administratif, fait de normes accumulées, qui enserre de plus en plus étroitement
nos existences.
Mais aussitôt qu’un gouvernement
entend prendre des mesures qui ne soient pas seulement cosmétiques pour essayer
de remédier à ces maux économiques, ces mêmes Français qui affirmaient juste
avant que « ça ne peut plus durer » utilisent tous les moyens à leur
disposition pour s’y opposer, y compris par la violence. C’est aux autres qu’il
faut demander des efforts, pas à moi !
Il y a bien sûr là un effet de
l’égoïsme naturel propre à chacun d’entre nous, à des degrés variables. Mais on
peut aussi y discerner autre chose.
Si la France s’enfonce dans un «
modèle social » qui la tue peu à peu et que nous sommes incapables de réformer,
n’est-ce pas parce que la notion de bien commun nous est devenue à peu près
incompréhensible ? Nous vivons de moins en moins dans le tout et de plus
en plus uniquement pour nous-mêmes. Nous nous sentons de moins en moins des
membres actifs d’une nation vivante, et de plus en plus des individus, tournés
vers leur cercle immédiat, famille, amis, travail, et ne voyant plus leurs
compatriotes.
La France, autrement dit, se
hérisse de citadelles corporatistes au fur et à mesure que le sentiment
national disparait. Chacun ne pense plus qu’à son intérêt immédiat, à préserver
ses avantages acquis, car ce qu’il abandonne ne revient pas à un tout auquel il
se sentirait appartenir ; ses sacrifices, ou ce qui est perçu comme tel,
ne servent pas le bien commun dont il aurait une part, ils sont accaparés par
d’autres individus, d’autres groupes avec lesquels il ne se perçoit plus de
liens. Pourquoi donc faire des efforts pour des étrangers, pour des inconnus
avec lesquels on ne collabore à aucune œuvre commune, alors qu’on n’est assuré
d’aucune réciprocité ?
Chacun ne songe plus alors qu’à
essayer de préserver ce qu’il a, et à essayer d’arracher encore quelques petits
avantages, à s’accaparer quelques lambeaux de ce qui reste du trésor commun. La
disparition du lien national laisse la place à une forme larvée de la guerre de
tous contre tous.
Les Français ne retrouveront
éventuellement le goût de la liberté économique, ne renonceront aux béquilles
de l’Etat et à leurs petites rentes, que s’ils retrouvent un cadre national
dans lequel vivre et agir de concert. Il faut que les pertes immédiates
consenties soient conçues comme devant être récupérées plus tard, d’une autre
manière. Ce qui est abandonné doit être mis au pot commun, ou plutôt doit
servir le bien commun auquel tous ont, ou peuvent espérer, avoir leur part. On
ne se sacrifie (ou on ne fait ce qui est subjectivement perçu comme un
sacrifice) que lorsqu’on pense être assuré de la réciprocité, que ceux pour qui
vous faites ce sacrifice se tiendront à vos côtés lorsque vous en aurez besoin.
Ce n’est même pas une question d’intérêt bien compris, mais de justice
élémentaire et de fierté minimale. La justice implique la réciprocité et
l’égalité. La fierté commande de ne pas se laisser arracher ce qui est à soi,
de ne pas devenir le dindon de la farce, de ne pas montrer que l’on croit
valoir moins que les autres. On se sacrifie éventuellement pour des
compatriotes, pas pour des étrangers ou, pire, des ennemis de classe, des gens
dont l’amélioration de la situation implique la dégradation de la vôtre.
L’un des aspects les plus
inquiétants de notre situation est que ce qui, jusqu’à maintenant, avait été le
grand instrument de l’action commune, l’Etat, semble s’affaiblir chaque jour un
peu plus. Il devient aussi tracassier sur des détails dont il ne devrait pas
s’occuper – par exemple en obligeant les enfants à faire du vélo casqués -
qu’impuissant dès lors qu’il s’agit d’affaires importantes – par exemple la
lutte contre le crime - et sans doute d’autant plus tracassier qu’il se sent
plus impuissant.
L’Etat perd de sa force au fur et
à mesure que « la nation sacrée » dont il était l’instrument
s’affaiblit. Il perd progressivement toute autorité morale car, faute d’un
sentiment national suffisamment vivace, la loi qu’il promulgue et qu’il essaye
appliquer n’est plus perçue comme la loi commune, mais comme un instrument de
domination ou d’oppression au profit d’une caste ou d’une partie de la
population contre une autre. Un tel Etat n’a plus d’autorité pour orienter la
vie commune, et il y a d’ailleurs peu à peu renoncé, comme le montre par
exemple l’éviscération des programmes scolaires de tout ce qui était
susceptible de produire ou de renforcer un véritable commun : fin de
l’enseignement du « roman » national, remplacé par l’étude de « thèmes »
historiques, comme « l’émancipation des femmes au 19ème
siècle » ou « la traite négrière au 18ème
siècle » ; fin de l’enseignement des grandes œuvres de notre
littérature au nom de l’égalité de toutes les œuvres et de tous les
discours ; fin de tout effort pour enseigner le bien écrire et le bien
parler, et même, pourrait-on dire, fin de tout effort pour rendre les jeunes
français juste correctement compétents dans leur propre langue. On pourrait
énumérer longtemps les éléments de cette mise à mort du commun éducatif au nom
de l’égalité et de « l’ouverture à l’Autre ».
L’Etat, de nos jours, n’a même
plus assez d’autorité pour faire appliquer les lois les plus élémentaires, les
plus importantes, les lois pénales, sur des parties de plus en plus étendues de
son territoire. Il est souvent dit que, dans les « quartiers
sensibles », les forces de l’ordre sont perçues, par une partie au moins des
habitants, comme une armée d’occupation étrangère. La raison n’en est pas
principalement dans le comportement des forces de l’ordre, ni même dans le
désir bien réel des délinquants de garder le contrôle de leur territoire, elle
est plus profondément dans le fait que la population qui y habite, ethniquement
et religieusement différente de la population générale, se sent réellement
étrangère au pays dans lequel elle vit. La loi française ne la concerne pas, car
on n’obéit pas à une loi étrangère, du moins pas sans y être contraint et
seulement autant qu’on y est contraint. Ce aussi pourquoi tous les
représentants de l’Etat y sont attaqués, et pas seulement les forces de
l’ordre.
Inversement, ces « zones de
non droit » ne sont pas seulement un défi à l’ordre public, elles sont
aussi une insulte à ce qu’il nous reste d’orgueil national. Elles sont une
blessure constante de notre amour-propre collectif, en tant que Français,
puisque nous percevons bien que ces parties de notre territoire sont aussi
devenues, très largement, des enclaves étrangères en terre française. Ceux qui
y vivent peuvent bien avoir la nationalité française, nul n’ignore, même s’il y
a péril à le dire publiquement, que les Français de souche (les natifs au
carré, selon l’expression de Michèle Tribalat) y sont rares et que les
Afro-maghrébins y sont au contraire fort nombreux, et fort nombreux aussi parmi
les délinquants et les criminels qui font précisément de ces quartiers des
zones de non droit. Nous laissons donc des étrangers de cœur, si ce n’est de
droit, faire la loi chez nous. Et une insulte qui non seulement n’est pas
vengée mais se renouvelle jour après jour ne peut manquer de produire le mépris
de soi-même. Le mépris de soi-même en tant que membre d’une collectivité induit
naturellement à son tour le désir de se désolidariser de cette collectivité.
L’impuissance avérée de l’Etat
dans ces zones dites de non droit fait apparaitre comme arbitraire et
oppressive la loi lorsqu’elle est appliquée au reste de la population. Comment
comprendre, par exemple, que les automobilistes soient impitoyablement
pourchassés pour des peccadilles alors que les voyous tiennent le haut du pavé
dans certaines parties du territoire ? Cette impuissance avérée sape un
peu plus l’autorité morale de l’Etat et rend plus difficile l’application de la
loi, de toute loi, ce qui vient à son tour aggraver la défiance qui frappe la
puissance publique ; et ainsi de suite.
L’autre versant de l’impuissance
de l’Etat, c’est le discrédit presque terminal qui frappe nos représentants
politiques. Il est certes dans la nature de la démocratie représentative que
les gouvernés se sentent mal représentés par leurs gouvernants. Mais ce
sentiment a des degrés, et, passé un certain seuil, le mécontentement tourne au
mépris et à la colère, avec pour conséquence la disparition de l’obéissance
spontanée. Ne reste plus alors, pour gouverner, que l’usage de la force, une
force qui, en démocratie, ne peut jamais être bien grande, à part en temps de
guerre. Encore faut-il prendre garde au fait que les individus qui composent
les forces de l’ordre n’ont pas de raison d’entretenir, vis-à-vis de leurs
représentants politiques, des sentiments différents du reste de la population
et qu’ils peuvent, par conséquent, fort bien se mettre à refuser de seconder et
de défendre une classe politique détestée. Il parait même inévitable que les
choses en viennent un jour ou l’autre à cette extrémité si rien n’est fait pour
enrayer la corrosion de la représentativité.
Pierre Manent écrit à ce
sujet :
« S’agissant de notre pays, nous
savons comment les Français ont perdu confiance dans leurs gouvernants en même
temps que ceux-ci se sentaient de moins en moins responsables devant le peuple
français, un peuple qu’ils entendaient conduire le plus vite possible vers sa
disparition glorieuse dans l’extase européenne. Ce peuple incommode est
toujours là. Il réclame toujours d’être gouvernée par un gouvernement à l’égard
duquel il puisse éprouver un minimum de confiance. Cette confiance s’est perdue
pour partie à cause de la distraction européenne : la conviction que les «
vraies solutions » ne pouvaient être trouvées ou mises en œuvre qu’« au niveau
européen » a entrainé le report systématique des décisions les plus urgentes et
en général, de la part de la classe dirigeante, une absence d’intérêt à la fois
sotte et cruelle pour la vie réelle des habitants de ce pays et pour les
besoins inscrits dans sa nature et son histoire. » p133
Si la France s’est tant investie
dans la « « construction européenne au point d’en être aujourd’hui
prisonnière, c’est d’abord parce que nous avons perdu confiance dans notre
capacité à nous suffire à nous-mêmes, à vivre une vie proprement nationale.
C’est parce que nous n’avons plus voulu consentir aux efforts nécessaires pour
nous gouverner nous-mêmes. Et en retour la construction européenne contribue
puissamment à dissoudre les nations, à discréditer les attachements nationaux
au nom d’une fantomatique « unité européenne », et à transformer ainsi
les seuls corps politiques dont nous disposions en une poussière d’individus.
Elle contribue aussi à
l’impuissance de l’Etat français et au discrédit de notre classe dirigeante -
pour ne pas dire qu’elle en est une des causes principales. Depuis le temps que
dure cette comédie, les Français ont fini par comprendre que le centre du
pouvoir s’était largement déplacé de Paris à Bruxelles, et que, concernant les
décisions qui y sont prises, nos gouvernants ne se lassent jamais de nous
rejouer le même air : « ces mystères nous dépassent, feignons d’en
être les organisateurs. » Bref, les Français ont fini par comprendre que
leurs gouvernants ont cessé de vouloir défendre les intérêts de la France, ou
du moins se sont mis dans une situation telle qu’il leur est désormais très
difficile de le faire.
Notre classe politique croit, ou
fait plus ou moins semblant de croire, que le discrédit qui la frappe provient
de la manière dont certains de ses membres abusent des avantages que leur donne
leurs fonctions, et elle s’efforce donc d’y répondre en votant des lois de
« moralisation » de la vie publique. Ces lois peuvent avoir leur
utilité ponctuellement, pour mettre fin à tel ou tel abus avéré, mais leur
multiplication même montre bien qu’elles n’atteignent pas leur but. Le but recherché
est de rétablir une confiance minimale entre les représentants et les
représentés. Ce but ne pourra pas être atteint tant que les représentés auront
l’impression de ne plus l’être, tant qu’ils auront le sentiment que ceux qui
sont censés les représenter ne défendent pas leur intérêt le plus
fondamental : la perpétuation et l’indépendance de la nation. On ne peut
pas représenter lorsqu’on pense qu’il n’y a rien qui mérite d’être représenté.
On ne sent guère responsable devant le peuple français lorsqu’on se sent
responsable devant « l’histoire », « l’Europe » ou bien
« l’humanité ». Tel est le fond du problème.
Penser que ce sont les petits
avantages dont nos élus bénéficient qui les éloigne de nous, c’est vraiment
regarder le doigt qui montre la lune plutôt que la lune elle-même. Ces
avantages exciteraient bien moins l’envie et l’indignation s’ils étaient perçus
comme la contrepartie d’un véritable service rendu par nos représentants.
Si ce diagnostic est juste, que
conviendrait-il de faire ? Comment redonner un peu de force au sentiment
national ? Comment passer d’une société qui défait ses liens à une nation
qui s’efforcerait à nouveau au rassemblement et à l’indépendance ?
Il n’existe bien évidemment
aucune recette miracle, et tout ce que l’on peut raisonnablement faire c’est de
suggérer quelques actions qui, peut-être, seraient susceptibles d’y contribuer.
Avant de s’essayer modestement à
cet exercice, il convient de préciser que redonner vie au sentiment national
n’est pas la seule affaire de nos gouvernants, même si ceux-ci ont bien
évidemment un rôle prééminent à jouer en la matière. Cela concerne aussi chacun
d’entre nous au quotidien, par nos actions, nos discours, l’éducation que nous
donnons à nos enfants. Nous devrions tous, lorsque l’occasion nous en est
donnée, montrer une fierté raisonnable, dépourvue aussi bien de faiblesse que
d’arrogance, de porter le nom de Français. C’est le minimum que nous puissions
faire, et c’est à la portée de chacun d’entre nous.
Pour en venir à nos gouvernants,
ceux-ci devraient en faire autant, c’est bien aussi le minimum qu’ils puissent
faire. Parler avec chaleur, avec respect, avec amour, non pas de la république
française, mais de la France tout court. Montrer eux aussi une fierté
raisonnable de tout ce que nous avons accompli au cours des siècles (y compris,
bien sûr, avant 1789), qui est considérable. Et montrer qu’ils sont au service
exclusif de la nation française. Pour ne prendre qu’un tout petit exemple, il
n’est pas approprié que le drapeau européen figure aux côtés du drapeau
français aux frontons des édifices publics, sauf occasion exceptionnelle, pas
plus qu’il n’est approprié que ce drapeau figure sur les photos officielles de
nos présidents de la République.
La question la plus délicate et
la plus décisive est d’ailleurs celle des rapports de la France avec les
institutions européennes, et plus largement avec les institutions et le droit
international.
Il est bien évident que redonner
de la vitalité au corps politique national ne pourra pas se faire sans réordonner
profondément les relations que la France entretient aujourd’hui avec l’Union
Européenne, ainsi d’ailleurs qu’avec la CEDH. Il y a là des exigences aussi
bien « affectives » ou « psychologiques » que juridiques.
Il faudra, en quelque façon, rapatrier les affects qui ont, au cours des
décennies, été transférés de la France vers la « construction
européenne ». Et par ailleurs nous ne retrouverons le goût de nous gouverner
nous-mêmes que pour autant que nous en avons la possibilité réelle, ce qui
suppose de desserrer de manière très importante l’étreinte du droit européen.
Toutefois, ces questions ne
relèvent pas seulement des principes mais aussi de la prudence. Le but doit
être clair – mettons, revenir vers l’Europe des patries envisagée par le
général de Gaulle, si cela est possible, et sinon recouvrer solitairement notre
indépendance, comme vient de le faire le Royaume-Uni – mais les moyens pour y
parvenir doivent faire l’objet de délibérations soigneuses qui tiennent compte
des circonstances. Ce n’est pas parce qu’une chose est mauvaise qu’il est
possible de s’en défaire du jour au lendemain. Il ne s’agit ni de s’aliéner les
pays avec lesquels nous avons participé à la construction européenne, ni de
mettre en danger la prospérité de la France ou de compromettre sa sécurité.
Certes l’indépendance nationale peut légitimement exiger des sacrifices, et
demande de manière générale une certaine force d’âme. Mais une nation indépendante
doit aussi considérer « le respect dû à l’opinion de l’humanité »,
selon les termes de la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis, ainsi que ses
intérêts matériels et stratégiques, qui dépendent pour partie des relations
qu’elle entretient avec les autres nations.
Pour prendre un exemple plus
concret, on peut penser qu’il vaudrait mieux que l’Euro n’ait jamais existé, et
qu’il serait bien pour la France de retrouver une monnaie nationale. Pour
autant cela n’implique pas que la France devrait abandonner l’Euro séance
tenante, ou même dans un délai rapproché. Il faut aussi considérer la situation
économique actuelle de la France, sa capacité à supporter les conséquences
probables de ce retour à une monnaie nationale, et ainsi de suite.
Bref, si le but est fixé le
chemin, lui, reste à inventer au fur et à mesure.
Peut-être cependant est-il
d’ores-et-déjà possible de suggérer une grande action qui pourrait nous avancer
vers ce but.
En règle générale un juriste
devrait être résolument conservateur. Et plus la loi dont il est question est
élevée dans la hiérarchie des normes, plus cette règle devrait être observée.
Une Constitution ne devrait donc être modifiée, ou remplacée, qu’avec la plus
grande circonspection, en gardant toujours à l’esprit que, en la matière,
« en s’accoutumant à négliger les anciens usages sous prétexte de faire
mieux, on introduit souvent de grands maux pour en corriger de moindres. »
Mais bien sûr cette règle a des
exceptions. L’un des obstacles qui se dressent sur la voie du regain de la
nation française, c’est la pénétration très profonde des normes européennes –
que celles-ci soient issues de l’Union Européenne ou bien de la CEDH – au sein
du droit français. Ces normes européennes, qui limitent de toute part notre liberté
d’action et font de notre souveraineté un fantôme, ont aussi eu pour effet de
créer dans tous les pays dans lesquels elles s’appliquent une vaste clientèle
de gens intéressés au maintien et à l’expansion de ces normes. Cela peut être
pour des raisons économiques - pour les entreprises et les secteurs économiques
qui tirent parti de ces normes - pour des raisons idéologiques – de la part de
tous ceux qui considèrent la disparition des souverainetés nationales comme une
excellente chose – ou bien encore pour des motifs d’intérêt personnel bien
compris – ainsi, l’expansion des normes européennes, et plus largement des
normes internationales, favorise énormément ce que l’on appelle le gouvernement
des juges, et le pouvoir des juristes de manière générale. Des gouvernants
français qui seraient décidés à redonner vie à notre souveraineté nationale se
heurteraient donc à une très forte résistance de la part de millions de gens,
compétents, organisés, disposant de vastes moyens, susceptibles de faire
puissamment pression sur les gouvernements nationaux. Ils se heurteront aussi à
une nomenklatura européenne, moins brutale que son homologue soviétique, mais
tout aussi attachée que cette dernière à la perpétuation de la structure qui la
fait vivre. Cette résistance est inévitable. Mais il serait possible de
l’affaiblir considérablement en la privant d’un coup de la plupart de ses
moyens d’action juridiques.
Pour cela il sera nécessaire de
faire disparaitre de notre Constitution certaines dispositions qui ont permis au
droit européen de supplanter peu à peu le droit français.
En premier lieu l’article 55 qui
dispose que « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés
ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous
réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie. »
Cet article est en effet celui
qui a permis à la Cour de Cassation et au Conseil d’Etat de s’affranchir de
leur stricte subordination à la loi. Au motif de faire respecter cette
disposition de la Constitution, les deux juridictions suprêmes ont,
respectivement depuis 1975 et depuis 1989, fait prévaloir le droit européen,
sur les lois françaises. Dès lors le gouvernement français s’est trouvé pieds
et poings liés face aux décisions prises à Bruxelles et à Luxembourg.
De manière plus générale, la
suppression de l’article 55 priverait les juridictions nationales de la
possibilité de recourir au droit international pour contourner ou neutraliser
les lois françaises qui leur déplaisent, ce qui serait un grand pas dans la
bonne direction ; pour redonner à nos juges la place qui était
traditionnellement la leur, celle de gardiens des lois, subordonnés à la
Constitution et au législateur.
Devrait également disparaitre de
notre Constitution son titre XV intitulé « De l’Union Européenne ».
Le principe général devrait être que les normes européennes sont des normes du
même niveau que la loi, qui n’ont pas à être spécialement reconnues par la
Constitution française et qui ne s’appliquent en France que tant que le
législateur français n’a pas décidé de les contredire. Ou pour le dire plus
simplement : la loi française est la loi suprême dans notre pays. Tel est
le principe qu’il s’agirait de réaffirmer.
A strictement parler, une simple
révision de la Constitution suffirait pour cela. Mais à tout prendre, il
semblerait préférable de changer purement et simplement de Constitution. Pour
deux raisons. D’une part, se contenter de réviser les articles relatifs au
droit international et à l’Union Européenne reviendrait à faire de cette
révision un référendum (car il faudrait évidemment passer par la voie du
référendum) pour ou contre l’Union Européenne. Or la France a trop investi
depuis trop longtemps, matériellement mais aussi affectivement, dans la
construction européenne pour qu’il paraisse sage de placer les Français, mais
aussi nos partenaires européens, face à une alternative aussi tranchée. Le
risque que les premiers prennent peur et que les seconds se sentent offensés
serait grand. Il parait préférable que les actions de la France semblent
inspirées avant tout par le souci de réorganiser ses institutions et par le
légitime désir de se gouverner elle-même, plutôt que par celui de se libérer de
ses obligations ou de tourner le dos aux autres pays membres de l’Union
Européenne. Cela sera le cas si les Français se dotent d’une nouvelle
Constitution, puis ensuite se tournent vers leurs partenaires européens pour
leur proposer de réorganiser leurs relations sur la base de cette nouvelle
Constitution, de ce qu’elle permet et ne permet pas aux gouvernants français.
Le débat lors du référendum ne portera pas alors exclusivement sur l’Union
Européenne, mais avant tout sur la forme du gouvernement que nous voulons nous
donner, les pouvoirs que nous voulons lui accorder. Ce à quoi il s’agira d’en
appeler ne sera pas le désir, toujours ambigu, de détruire ce qui existe, mais
l’aspiration honorable à se gouverner soi-même. D’autre part, et c’est la
seconde raison, la Constitution de la 5ème République a été
considérablement modifiée, par révision ou interprétation, depuis 1958, et
l’occasion serait bonne de revenir sur les plus mauvaises de ces
transformations.
Il ne s’agit bien sûr pas de
détailler ici ce que pourrait être cette nouvelle Constitution. Contentons-nous
de suggérer que l’architecture de celle-ci devrait être celle de la 5ème
République à ses débuts, mais avec un Parlement aux pouvoirs renforcés et
comprenant beaucoup moins de parlementaires. Il serait également nécessaire de
s’assurer que la Constitution ne pourra pas être aussi facilement révisée
qu’elle l’a été depuis 1958. Il suffira pour cela que toute révision doive
obligatoirement être approuvée par référendum. Enfin, pour éviter que le
Conseil Constitutionnel, ou l’institution qui lui succèdera, ne recommence pas
à modifier à son profit l’équilibre des pouvoirs, il faudra faire en sorte que
le contrôle de constitutionnalité soit effectué uniquement par rapport au texte
de la Constitution elle-même, et non pas par rapport à quelque déclaration des
droits que ce soit. C’est en effet à partir du moment où le Conseil
Constitutionnel s’est autorisé à contrôler la loi par rapport à la Déclaration
des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et par rapport au désastreux
préambule de la Constitution de 1946 que les dérives ont commencé. Parce que
ces deux déclarations, comme toute déclaration des droits, contiennent nombre
de principes très généraux et de droits fort vagues, le Conseil s’est trouvé
grâce à elles pratiquement libre de décider à la couleur de son esprit et
d’imposer ses exigences au législateur. Exactement de la même manière que, aux
Etats-Unis, les décisions les plus contestables de la Cour Suprême se sont
presque toujours appuyées sur le Bill of Rights.
Il serait paradoxal en effet que,
au moment où les Français réaffirment leur droit imprescriptible à se gouverner
eux-mêmes vis-à-vis de l’extérieur, ils négligent de protéger celui-ci
vis-à-vis des dangers intérieurs.
L’adoption d’une Constitution est
un moment particulièrement solennel dans la vie d’une nation. C’est l’une de ces
grandes, et rares, occasions dans lesquelles nous sommes tous appelés à nous
sentir dans le tout, à prendre une décision qui manifeste notre existence en
tant que nation indépendante et dont nous sommes fondés à penser qu’elle
engagera pour longtemps les générations à venir. Il n’y sans doute que les
révolutions ou les guerres qui soient plus décisives. Nous devons ressaisir les
rênes d’une existence commune qui s’effiloche, si cela est encore possible.
Nous donner une nouvelle Constitution serait un premier pas en ce sens, une
impulsion peut-être déterminante.
Il pourrait bien sûr y avoir d’autres premiers
pas, le sursaut national pourrait s’amorcer autrement que par la réunion d’une
constituante. Mais sursaut national il devra y avoir. Sans quoi ce sera la «
dislocation de la nation, et la fin inglorieuse d’une longue espérance. »
Cher Aristide,
RépondreSupprimerIl n'y aura pas de sursaut qu'un effondrement économique aura rendu possible. Toute solution institutionnelle est désormais impossible : l'Europe est submergée, de nombreux Européens veulent disparaître et les autres de se défendre.
Remplacés démographiquement et politiquement, étranglés fiscalement et persécutés physiquement, les Blancs cesseront de travailler.
Si les chaînes logistiques, énergiques, alimentaires et sanitaires connaissent des difficultés, nous plongeons directement dans l'Âge du Bronze. Votre serviteur en a discuté personnellement avec le responsable du master en logistique de l'institut de technologie du Massachusetts.
La somme de travail intellectuel non rémunéré que vous avez produite depuis toutes ces années est la preuve d'une grande qualité humaine.
Après la tempête, nous vaincrons. Mais "après" la tempête. J'espère que vous vous êtes préparé.
Disons que je ne pense pas être tout à fait dépourvu de ressources.
SupprimerBonjour Aristide,
RépondreSupprimerencore article très intéressant et très dense. Je comprends tes propositions d'une nouvelle constitution, de ne parler que de la France...mais je pense que tu oublies le principal même si tu l'esquisses, et qui aiderait aussi notre économie...c'est simplement la baisse drastique des dépenses sociales...et plus d'aides après 3-4 gosses, pas d'allocations de rentrée, pas d'apl...ça réduirait fortement les arrivées et précipiterait les départs...
Bien sûr. Mon propos n'était pas d'esquisser un programme de gouvernement mais d'essayer de mettre en lumière ce qui me parait être la racine commune de beaucoup de nos maux. Je pense d'ailleurs qu'une des conditions essentielles pour que puisse avoir lieu une vraie refonte de l'Etat-providence, c'est précisément une résurrection du sentiment national.
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