Dès leur parution les Souvenirs
d’enfance de Pagnol ont été un immense succès populaire, qui ne s’est jamais
démenti depuis. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Le thème de
l’enfance, qui touche tout un chacun, le caractère cocasse de la plupart des
épisodes narrés par Pagnol, son immense talent de conteur, font assurément des
Souvenirs une lecture « facile » et immédiatement plaisante. Mais
nous aurions tort de prendre ces Souvenirs pour une simple collection d’historiettes
plaisantes, égrenées au gré de la mémoire du conteur. Les Souvenirs sont
assurément très construits, ou plutôt reconstruits. On pourrait dire des
« souvenirs » de Pagnol la même chose que des clochetons de l’hôtel
de ville de Paris qui furent restaurés par son grand-père, après la guerre de
1870 : la forme est à peu près identique à celle de l’original mais les
matériaux ne sont pas d’époque.
Pagnol nous présente d’ailleurs
ce grand-père, dont le nom de compagnon était « la Sincérité de Marseille »,
dans le fameux épisode de la mère des compagnons, qui est l’histoire d’un
mensonge filé sur près de quarante ans, comme pour nous rappeler qu’il y a
quelque chose de problématique dans l’idée d’une sincérité marseillaise.
Non seulement les « souvenirs »
racontés par Pagnol sont une recréation littéraire, mais en outre les Souvenirs
dans leur ensemble sont agencés selon une architecture passablement rigoureuse.
Cette architecture peut nous être dissimulée aujourd’hui par le fait que les
Souvenirs sont devenus une tétralogie avec la publication posthume du Temps des
Amours. Mais, originellement, Pagnol avait prévu une trilogie, comprenant, dans
l’ordre, La gloire de mon père (LGMP), Le château de ma mère (LCMM) et Le temps
des secrets (LTDS). A la fin du troisième volume, Marcel est tombé amoureux
pour la première fois, il est entré au lycée et s’est battu pour de vrai -
« d’homme à homme » - pour la première fois. En somme, il quitte le
monde de l’enfance et se trouve sur le seuil de l’âge adulte. Le troisième
volume est à proprement parler la fin des souvenirs d’enfance de Pagnol et
celui-ci fait d’ailleurs remarquer, au début du quatrième livre :
« Ce n’est que bien plus tard que je découvris l’effet le plus surprenant
de ma nouvelle vie scolaire : ma famille, ma chère famille, n’était plus
le centre de mon existence. » Il est donc parfaitement compréhensible que
Pagnol n’ait jamais publié ce quatrième volume, qui, malgré ses mérites, aurait
rompu l’unité de la trilogie.
I
LCMM est donc le volume central
des Souvenirs. Et, par ailleurs, il contient ce qui apparait comme l’épisode le
plus important de la trilogie, à savoir l’humiliation du père, Joseph, par le
garde du château qui donne son titre au livre. L’humiliation de Joseph est
l’épisode le plus décisif car, avec le jeune Marcel, Joseph est le personnage
central des Souvenirs.
Bien sûr, Marcel aime
passionnément sa mère, Augustine, mais c’est Joseph qui est sans contestation
possible le chef de la famille. Il incarne pour Marcel l’autorité morale et
intellectuelle. A la fin de LGMP, Pagnol l’appelle « mon cher
surhomme », moquant ainsi gentiment la perception qu’il en avait étant
enfant. Si Joseph a des traits de caractère bien marqués, il est difficile en
revanche de tracer un portrait moral d’Augustine, qui parait se caractériser
avant tout par sa fragilité physique et son effacement, tout à fait volontaire,
derrière son mari. De ses parents, Pagnol dit : « L’âge de mon père,
c’était vingt-cinq ans de plus que moi, et ça n’a jamais changé. L’âge
d’Augustine, c’était le mien, parce que ma mère c’était moi, et je pensais dans
mon enfance que nous étions nés le même jour. » Un peu plus loin il dit de
sa mère qu’elle a eu 19 ans toute sa vie, l’âge qu’elle avait lorsqu’il est né.
Autrement dit, pour Marcel, Joseph est le seul adulte de la famille.
Bien sûr, un autre adulte est
très présent dans les souvenirs du jeune Marcel : l’oncle Jules. Mais, en
dépit de ses qualités, l’oncle Jules ne saurait être une autorité pour lui, car
c’est un grand menteur. L’oncle Jules rentre dans la vie de Marcel sur un
mensonge, en lui faisant croire qu’il est le propriétaire du parc Borély, et
nous le voyons mentir régulièrement tout au long de la trilogie. Non seulement
l’oncle Jules ne se prive pas de mentir, mais il théorise la nécessité du
mensonge devant Marcel : « Puis, me regardant dans les yeux, il
ajouta : « Tu viens de dire une parole importante, tâche de ne pas
l’oublier : il est permis de mentir aux enfants, lorsque c’est pour
leur bien. » Il répéta : « Ne l’oublie pas. » (LGMP,
p161). Marcel ne l’oubliera pas, en effet. D’une certaine manière, le nom même
de l’oncle Jule est un mensonge, puisqu’il se prénomme en réalité Thomas.
Joseph n’a donc pas de rival aux
yeux de Marcel. Tout ce que fait son père est objet d’admiration. Il incarne le
savoir, la vérité, la voie droite. Pagnol dit par exemple de l’accent catalan
de l’oncle Jules : « Je l’imitais pour faire rire mon frère Paul.
Nous pensions en effet que l’accent provençal était le seul accent français véritable,
puisque c’était celui de mon père, examinateur au certificat d’études, et que
les « r » de l’oncle Jules n’étaient que le signe extérieur d’une
infirmité cachée. » (LGMP, p44)
L’épisode du château consacre, par
conséquent, la chute de Joseph du piédestal sur lequel le mettait son fils. Non
pas seulement parce qu’il a été humilié par le garde, mais surtout parce que
son autorité morale et intellectuelle est gravement mise en cause par cet
incident. L’épisode du château parait, en effet, consacrer la victoire des
principes de vie de Bouzigue, qui sont à l’opposé de ceux prêchés par Joseph. Il
est possible, mais très peu probable, que la rencontre avec Bouzigue se trouve
par hasard pratiquement au centre du volume central des Souvenirs.
Nous serions également bien
imprudents d’attribuer au hasard le fait que l’épisode charnière de la
rencontre avec Bouzigue soit précédé par des évènements de moindre importance,
des « premières fois » qui annoncent elles aussi que Marcel est en train
de quitter le monde de l’enfance.
Lorsque la tante Rose annonce
qu’elle ne viendra pas passer les vacances de Noël à la « villa » (La
Bastide Neuve), ce qui contraint l’oncle Jules à renoncer lui aussi à ses
vacances « à la campagne », Marcel remarque : « il déclara
qu’il viendrait chaque matin, sur sa bicyclette, pour tirer les grives, et
qu’il redescendrait avant la nuit. Il le dit assez gaillardement, mais je vis
bien qu’il eut préféré rester avec nous. Alors, pour la première fois, je
compris que les grandes personnes ne font jamais ce qui leur plaît, et qu’elles
sont bêtes. » (LCMM, p113). Ce que Marcel comprend, c’est que les grandes
personnes ne sont ni omnipotentes ni omniscientes, ce qui indique bien sûr
qu’il avait jusqu’alors vécu dans l’illusion inverse, caractéristique de
l’enfance. Marcel comprend que les adultes, comme les enfants, sont soumis à
divers contraintes, à diverses nécessités qu’ils ne peuvent éluder. Dans sa
déception, il en tire une conclusion extrême, et fausse, mais qui est une
première étape nécessaire vers une compréhension juste de ce qu’est la vie
humaine, mélange de contrainte et de liberté, de savoir et d’ignorance.
Juste auparavant, Marcel avait
répondu à une lettre de son ami Lili, le petit paysan des Bellons rencontré
durant ce premier été passé à la Bastide Neuve. En déchiffrant péniblement la
lettre de Lili, Joseph avait commencé par réagir en instituteur :
« Il est heureux qu’il lui reste trois ans pour préparer le certificat
d’études ! », avant de dire dans un second temps : « Cet
enfant a du cœur et une vraie délicatesse ». Cette seconde remarque était
adressée à la mère de Marcel, ce qui signifie que Joseph ne croyait pas son
fils capable de comprendre ce que révélait la lettre de Lili. Il avait d’ailleurs
ajouté à l’adresse de Marcel : « Garde cette lettre, tu la
comprendras plus tard ». Marcel commente :
« je ne répondis rien : j’avais compris bien avant lui. » Et de
fait, après avoir achevé sa réponse, Marcel comprend que la calligraphie «
soignée » et l’orthographe « parfaite » de cette réponse risquent de peiner
Lili, dont la lettre révélait cruellement les lacunes scolaires. En conséquence
de quoi, il sacrifie cette réponse, pour laquelle son père l’avait pourtant
complimenté, et il écrit une autre réponse, truffée de fautes d’orthographe et
agrémentée de quelques taches d’encre. Pour la première fois Marcel ne se
laisse pas guider par sa vanité, qui est l’un des traits dominants de son
caractère enfantin, et fait plus attention aux sentiments de son ami qu’aux
siens. Il montre ainsi lui aussi une vraie délicatesse, sans doute éveillée par
l’exemple de Lili, et il fait preuve de plus de finesse psychologique que Joseph
qui, peut-être aveuglé par sa double vanité de père et d’instituteur, ne
s’était pas avisé, lui, de ce que la réponse trop soignée de son fils pouvait
avoir d’humiliant pour celui à qui elle était adressée.
Le soir de Noël, l’oncle Jules se
présente de manière inattendue à la Bastide Neuve. Il explique à Joseph qu’il
vient d’assister à la messe à l’église du village et, plutôt que de redescendre
à Marseille à une heure si avancée de la nuit, il a décidé de « monter
célébrer avec vous la naissance du Sauveur. » Puis il ajoute qu’il a
longuement prié pour Joseph et sa famille et qu’il supplié le Seigneur
« de ne pas vous priver plus longtemps de sa Présence, et de vous envoyer
la Foi. » Une telle déclaration pourrait déclencher une querelle, car
Joseph est un athée déclaré, et d’ailleurs lui et l’oncle Jules se disputent
régulièrement au sujet de la religion, même si cela reste toujours à fleurets
mouchetés grâce notamment à la vigilance de leurs épouses. Sachant cela, Marcel
s’attend sans doute à ce que l’orage éclate. Mais Joseph, manifestement ému,
déclare que cette prière est une belle preuve d’amitié et qu’il en remercie
l’oncle Jules et les deux hommes s’embrassent en se serrant la main. Pagnol
commente : « Les enfants ne connaissent guère la vraie amitié. Ils
n’ont que des « copains » ou des complices, et changent d’amis en
changeant d’école ou de classe, ou même de banc. Ce soir-là, ce soir de Noël,
je ressentis une émotion nouvelle : la flamme du feu tressaillit, et je
vis s’envoler, dans la fumée légère, un oiseau bleu à tête d’or. » (LCMM,
p124). Marcel vient de comprendre, obscurément, ce qu’est la vraie amitié,
celle qui ne repose pas simplement sur des amusements communs ou sur l’utilité
mais sur une estime mutuelle et, comme le dirait Aristote, sur la vertu des
amis. Dans une amitié de ce genre, chacun des partenaires désire profondément,
sincèrement, le bien de l’ami et en cela l’amitié ressemble à l’amour. Bien
entendu, il s’agit inévitablement du bien tel que chacun le conçoit et de vrais
amis peuvent être en désaccord sur certains questions importantes, par
conséquent deux vrais amis n’ont pas toujours exactement la même conception du
bien. Mais l’amitié vraie ne s’arrête pas à ces divergences. Le véritable ami
comprend la sincérité de l’intention car il connait le caractère de son ami et,
par conséquent, il accepte de se voir souhaiter un bien que lui-même ne
considère pas forcément comme un bien.
L’oncle Jules est un catholique
sincère et plutôt fervent. Le père de Pagnol est un instituteur farouchement
anticlérical, en vertu des leçons « ineffaçables » reçues à l’Ecole normale.
Lorsque ce dernier apprend que l’oncle Jules va à la messe et communie
« deux fois par mois », il en est « positivement
consterné » (LGMP, p45). Mais, pour complaire à leurs épouses, tous deux
acceptent de mettre leurs convictions respectives en sourdine et bientôt ils
forment « une paire d’amis ». Leurs passes d’armes au sujet de
l’Eglise ou de la politique participent à l’agrément de la vie commune bien
plus qu’elles ne mettent leur amitié en péril. L’oncle Jules ne s’offense pas
de l’incroyance de Joseph, celle-ci le peine plutôt car il considère qu’il se
prive ainsi du plus grand bien, ce pourquoi, ce soir de Noël, il prie pour que
le Seigneur envoie la foi à son beau-frère. Joseph ne s’offense pas de cette
prière qui est contraire à ses convictions, il considère la chose du point de
vue de l’oncle Jules et comprend que ce dernier lui a souhaité ce qui est selon
lui le plus grand bien.
Marcel éprouve ce soir-là une
« émotion nouvelle » en voyant son père et l’oncle Jules se souhaiter
un joyeux Noël. Cette émotion atteste que certaines portes du monde des adultes
sont en train de s’ouvrir pour lui. Il n’a bien sûr pas encore une pleine
compréhension de ce qu’il voit et de l’émotion qu’il éprouve, comme le montre son
interprétation drolatique de la prière de l’oncle Jules à la lumière de
l’histoire du soldat Trinquette Edouard et sa conclusion « assez peu
rationnelle » que Dieu, qui n’existe pas « pour nous »,
c’est-à-dire pour ses parents et lui, existe pour d’autres, « comme le roi
d’Angleterre, qui n’existe que pour les Anglais ». Mais la pieuse
manifestation d’amitié de l’oncle Jules et la manière bienveillante dont son
père la reçoit l’ouvre à des questions nouvelles : Se pourrait-il que Dieu
existe ? Et dans l’affirmatif, quelles pourraient en être les
conséquences ? Tout en étant, comme il se doit, bien incapable d’y
répondre, il perçoit du moins l’importance de ces questions, et aussi le fait
que les grandes personnes n’ont pas nécessairement les réponses à toutes les
questions importantes.
II
La question peut assurément se
poser de savoir pourquoi « Le château de ma mère » s’intitule ainsi,
et non pas « Le château de mon père », car c’est bien Joseph qui est
le personnage central de cet épisode du château. Ce qui rend cette aventure si
mémorable et qui en fait un tournant de la vie de Marcel, c’est l’humiliation
que subit Joseph aux mains du garde ainsi que les conséquences que cela
pourrait avoir pour lui, puisque Joseph s’imagine déjà en train de devoir démissionner
de son poste d’instituteur. Face à cela la frayeur éprouvée par Augustine
parait secondaire. Elle-même d’ailleurs prend l’incident bien moins au tragique
que son mari et essayer de le raisonner. Lorsque, trente-cinq ans plus tard,
Pagnol revient sans le savoir sur les lieux du drame familial il reconnait
brusquement « l’affreux château, celui de la peur, de la peur de ma
mère », puis il retrouve au bord du canal « l’horrible porte noire,
celle qui n’avait pas voulu s’ouvrir sur les vacances, la porte du Père
Humilié… » (LCMM, p217). Pagnol parle de la porte du Père Humilié, pas de
la porte de la Mère effrayée, attestant ainsi que, ce qui est décisif à ses
yeux fut ce qui arriva à son père, pas l’émotion de sa mère.
Mais les Souvenirs sont
« une petite chanson de piété filiale », comme le dit Pagnol dans son
avant-propos, et il est conforme à la piété filiale que chacun de ses parents
ait « son livre ». Il est aussi conforme à la piété filiale de voiler
en quelque sorte l’humiliation subie par le père, de la rendre moins visible en
mettant en avant la frayeur de sa mère. Enfin, Augustine est morte en 1910. Si
Joseph a vécu assez vieux pour savoir que son fils l’avait « vengé »
en achetant le château de l’humiliation (Pagnol écrit : « J’espérai,
pendant deux secondes, que j’allais rencontrer le garde et le chien. Mais
trente années avaient dévoré ma vengeance, car les méchants meurent
aussi. »), sa mère n’a pas pu bénéficier d’une telle réparation du fait de
sa mort prématurée. Augustine est, pour ainsi dire, éternellement figée dans ce
moment de frayeur extrême, éternellement figée dans les souvenirs de son fils.
Si Pagnol parvient à conjurer le « mauvais charme » en détruisant
rageusement la porte du Père Humilié, il continue à voir sa mère telle qu’elle
était à cet instant : « Elle entendait les cris du garde, et le
souffle rauque du chien. Blême, tremblante, et pour jamais inconsolable, elle
ne savait pas qu’elle était chez son fils. » En ce sens, bien que
l’humiliation de Joseph soit le point clef de l’épisode du château, il est
compréhensible que Pagnol le considère comme étant « pour jamais »
celui de sa mère.
Pour comprendre toute la portée
de cet épisode de « l’affreux château », il est nécessaire de
comprendre qui est Joseph, ou du moins comment il apparait aux yeux de son
fils.
La caractéristique première de
Joseph, le trait essentiel de sa personnalité, est d’être un instituteur
public, et les instituteurs de cette époque, tels que Pagnol les présente, étaient
des sortes d’ecclésiastiques. « Les Ecoles normales primaires »,
écrit-il « étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude
de la théologie y était remplacée par des cours d’anticléricalisme. » La
mission sacrée de ces « hussards », dont l’uniforme était noir comme
ceux des prêtres, était de « lutter contre l’ignorance, glorifier la
République, et garder le chapeau sur la tête au passage des processions. »
La Science, la République, et l’Athéisme étaient les points essentiels de leur
Credo. L’Eglise, l’Ancien Régime et l’Alcool, qui abolit la raison chez
l’homme, étaient leurs trois ennemis jurés, les trois démons qu’ils combattent
sans relâche. Devenir instituteur public, c’était embrasser un « apostolat
laïque ».
Cette formation quasi-religieuse
développait chez ceux qui y étaient soumis des qualités remarquables, de
désintéressement, d’abnégation, d’enthousiasme. « J’en ai connu beaucoup
de ces maîtres d’autrefois », écrit Pagnol, « ils avaient une foi
totale dans la beauté de leur mission, une confiance radieuse dans l’avenir de
la race humaine. Ils méprisaient l’argent et le luxe, ils refusaient un
avancement pour laisser la place à un autre, ou pour continuer la tâche
commencée dans un village déshérité. » (LGMP, p19). Bref, les instituteurs
étaient des anticléricaux avec « des âmes de missionnaires. »
« Pour faire échec à « Monsieur le curé » (dont la vertu était
supposée feinte), ils vivaient eux-mêmes comme des saints, et leur morale était
aussi inflexible que celle des premiers puritains. »
« Comme les prêtres, disait
mon père, nous travaillons pour la vie future : mais nous, c’est pour
celle des autres. » Ce qui revient à dire que Joseph se considère comme
plus désintéressé que les prêtres, et donc supérieur à eux.
La manière dont Pagnol décrit les
instituteurs comme son père signale bien sûr un paradoxe : leur lutte
acharnée contre l’Eglise les conduit à se comporter comme les membres d’une
institution religieuse, c’est-à-dire aussi à reproduire les défauts
caractéristiques de ce genre d’institution, ou du moins les défauts
qu’eux-mêmes attribuaient à l’Eglise : le moralisme pédant, l’intolérance,
le dogmatisme, un esprit de corps et d’obéissance poussé jusqu’à la servilité. Ce
paradoxe très apparent signale un problème plus profond qui tient à
l’incohérence du dogme enseigné dans les Ecoles normales : comment, en
effet, concilier le culte de la Science et le culte de la République ? La
Science semble réclamer de ses adeptes une parfaite impartialité et une
capacité sans faille à ne jamais rien tenir pour définitivement acquis. La
République, au contraire, demande une adhésion tout aussi parfaite à des
principes qui ne sauraient être remis en cause. Alors que la Science se
présente comme recherche jamais achevée de la vérité, la République se présente
comme la vérité définitive sur les questions les plus importantes. Les deux
doivent inévitablement entrer en conflit.
C’est ainsi, nous dit Pagnol, que
les cours d’histoire qui étaient dispensés dans les Ecoles normales étaient
« élégamment truqués dans le sens de la vérité républicaine », ce qui
transformait de fait les instituteurs en agents de propagande au service de la
République. En somme, les instituteurs, dans leur apostolat, finissaient
inévitablement par faire exactement ce qu’ils reprochaient aux prêtres :
« nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l’ignorance, tout en lui
chantant des fables, infernales ou paradisiaques », des fables infernales
sur l’Eglise et l’Ancien Régime, et des fables paradisiaques sur la République
et l’avenir radieux du genre humain maintenant que la lumière avait chassé les
ténèbres.
Pagnol commente simplement :
« Je n’en fais pas grief à la République : tous les manuels
d’histoire du monde n’ont jamais été que des livrets de propagande au service
des gouvernements. » (LGMP, p16). Cette équanimité est sans doute
justifiée : nous savons au moins depuis Socrate que la philosophie et la
cité ne sauraient jamais vivre en parfaite harmonie et tout régime politique,
quel qu’il soit, repose sur une forme de mensonge, plus ou moins noble. Mais
cela signifie qu’il n’est pas possible d’être un bon instituteur, un
instituteur sincèrement dévoué à son apostolat, sans une forme d’aveuglement et
de naïveté. Les graves instituteurs, les « maitres d’autrefois », si
admirables par certains aspects, ont aussi quelque chose de ridicule.
Pagnol souligne comiquement ce
point en en attribuant aux normaliens une haine particulièrement farouche pour
« les liqueurs dites « digestives », les bénédictines et les
chartreuses, « avec privilège du Roy », qui réunissaient, dans une
trinité atroce, l’Eglise, l’Alcool et la Royauté. » (LGMP, p17).
Joseph est un excellent
instituteur, et il réunit en lui les qualités et les défauts caractéristiques
de sa profession. Il perçoit la réalité en fonction des grands principes qui
lui ont été enseignés à l’Ecole normale. Les principes ont une certaine qualité
abstraite, qui leur permet certes d’ordonner le monde, mais au détriment de la
complexité de la réalité. Celui qui vit en fonction de principes a du mal à
distinguer entre la bonté d’une règle et la bonté de son application ou, pour
le dire autrement, le fait qu’une chose bonne puisse devenir mauvaise, ou
inversement, aura tendance à passer sa compréhension. Ce point est illustré par
l’aversion irrationnelle des normaliens, et donc de Joseph, pour l’alcool.
Partant de faits incontestables, la toxicité de l’alcool ainsi que l’ivrognerie
bien réelle d’une partie de la population française, ils en tirent une
conclusion absolue, et partant fausse : toute consommation d’alcool est
mauvaise. C’est ainsi, dit Pagnol, que : « la terrasse des cafés, à
l’heure de l’apéritif, leur paraissait une assemblée de candidats au
suicide. » Joseph est austère, en tout cas abstème, légaliste, et
moralisateur, conformément à sa vocation. Si, comme le dit Montesquieu, le bon
sens consiste beaucoup à connaitre les nuances des choses, Joseph est un homme
qui manque de bon sens.
Bien sûr, peu d’hommes se
confondent entièrement avec leur profession, même lorsqu’elle est une vocation
et, si Joseph a des principes, comme il le dit lui-même, il n’est pas seulement
homme de principes. Joseph Pagnol n’est pas Javert. Il ne manque ni d’humour ni
de bonté et cette façade austère de père-la-morale est aussi en partie
cela : une façade. Joseph essaye de se comporter en public conformément à
ce qui, pense-t-il, est attendu d’un instituteur public. Mais les enfants
perçoivent rarement que, derrière l’apparence, la réalité est souvent plus
complexe. Ne serait-ce que parce que cette réalité peut avoir pour eux des
aspects dérangeants.
Pagnol nous apprend ainsi que,
dans les mois qui précédèrent sa naissance, sa mère alla s’installer chez sa
belle-sœur. « On m’a dit que Joseph en fut charmé, et qu’il profita de sa
liberté pour conter fleurette à la boulangère, dont il mit en ordre la
comptabilité : voilà une idée déplaisante et que je n’ai jamais
acceptée. » (LGMP, p23).
Bien sûr une idée déplaisante et
que l’on n’accepte pas n’est pas la même chose qu’une idée fausse. Cela peut
aussi être une idée qu’on refuse d’approfondir parce que l’on sait qu’elle a de
bonnes chances d’être vraie. D’ailleurs, le fait même que Pagnol juge pertinent
de mentionner dans ses Souvenirs cette idée « déplaisante » indique
bien que celle-ci doit, à son avis, avoir quelque importance pour éclairer la
personnalité de Joseph. Dans le
quatrième volume des Souvenirs, Pagnol nous raconte comment son père, aidé de
l’oncle Jules et de Mond des Parpaillouns, remporta un mémorable concours de pétanque.
Après la compétition Augustine ouvre le bal au bras de monsieur Vincent,
l’organisateur du concours. Marcel regarde sa mère tournoyer au son d’une valse
« étincelante » : « On aurait dit une jeune fille. Mais je
me rendis compte qu’elle ne perdait pas de vue son Joseph, qui dansait, un
poing sur la hanche, avec la boulangère d’Eoures, une belle jeune femme brune.
Il lui parlait tout en valsant, et il me sembla bien qu’il lui faisait des
compliments. » (LTDA, p88). Nous ne devons pas oublier non plus la manière
dont Augustine réagit lors de l’épisode de la mère des compagnons. Dans cette
historiette, la grand-mère de Pagnol harcèle son mari pendant quarante ans pour
que celui-ci avoue qu’il l’a trompé et, lorsque, au soir de sa vie, celui-ci
fait enfin l’aveu tant désiré, la grand-mère, folle de douleur, se jette sur
lui et le mord sauvagement, laissant plantée dans son épaule l’unique dent qui
lui restait. Tout le monde se récrie que la grand-mère est devenue folle mais
Augustine comprend le désespoir de la grand-mère. « Elle était mince,
pâle, fragile, ses mains étaient croisées sur ses genoux. Elle souriait
tristement. On entendit un long cri de bête, un cri tremblant de rage et de
désespoir. « Ecoute, dit le grand-père, tu n’appelles pas ça de la folie
furieuse ? Non, dit ma mère, c’est ça l’amour. » (LTDS, p42).
Bouzigue est un ancien élève de
Joseph, qui est devenu piqueur du canal de Marseille. Un jour d’Avril, Bouzigue
rencontre la famille Pagnol qui se rend à la Bastide Neuve pour y passer le
week-end, comme elle a pris l’habitude de le faire depuis Noël. Les Pagnol sont
chargés comme des baudets et doivent parcourir à pied les neuf derniers
kilomètres jusqu’à leur maison de campagne. Bouzigue propose alors à Joseph de
les faire passer par les propriétés privées qui longent le canal, ce qui réduit
à vingt-cinq minutes un trajet qui leur prend habituellement presque trois
heures. Puis, il propose à Joseph de lui prêter une clef qui leur permettra de
prendre ce raccourci toutes les semaines. Joseph refuse dans un premier temps,
mais Bouzigue finit par le convaincre d’accepter. Et c’est environ quatre mois
plus tard, au début des vacances d’été que, en traversant la dernière des
quatre propriétés qui bordent le canal, les Pagnol seront interceptés par le
garde de ce qui deviendra pour jamais « l’affreux château ».
Le dialogue au cours duquel
Bouzigue parvient à convaincre Joseph de prendre la clef qu’il lui propose est
remarquable à plus d’un point de vue et ses évidentes qualités comiques ne
doivent pas nous cacher sa portée véritablement philosophique. Le dialogue
entre Joseph et Bouzigue apparait en effet comme une illustration
particulièrement marquante de cette observation faite par Pagnol au tout début
des Souvenirs : « Telle est la faiblesse de
notre raison : elle ne sert le plus souvent qu’à justifier nos
croyances. » (LGMP, p16). Cette remarque, faite comme en passant, est
en réalité fondamentale pour comprendre les Souvenirs. Elle constitue le thème
sous-jacent d’un grand nombre des épisodes qui y sont narrés et elle est à la
source de la plupart des effets comiques de l’œuvre. Pagnol, qui obtint son
baccalauréat de philosophie en 1913 et qui fit ensuite des études de lettres ne
pouvait en outre ignorer que cette question des rapports entre la raison et les
passions est l’une des plus importantes qui soit, tout au moins dans la
philosophie moderne.
Bouzigue est donc un ancien élève
de Joseph. Il a manifestement gardé de très bons souvenirs de son instituteur,
à qui il est fort reconnaissant de l’avoir conduit jusqu’au certificat
d’études, ce qui n’a pas été sans mal. Mais, si Joseph a eu quelque succès pour
apprendre à Bouzigue à lire, écrire et compter, il semble avoir complètement
échoué en ce qui concerne son éducation morale. Pour tout dire, les principes
de vie de Bouzigue sont à l’opposé de ceux de Joseph. Le mot
« principe » n’est d’ailleurs pas tout à fait approprié, car si
Bouzigue a un principe, c’est de ne pas en avoir. Lorsque Joseph, pour refuser
son offre, lui dit « j’ai des principes », Bouzigue s’exclame, sans
doute en se prenant la tête à deux mains : « Oyayaïe ! les
principes, oyayaïe ! » Puis, nous dit Pagnol, « sur le ton d’une
grande personne qui parle à un enfant : « Allons, voyons, monsieur
Joseph ! Quels principes ? »
Les principes de Joseph sont le
respect des règles et la déférence aux autorités. Que dirait « monsieur
l’Inspecteur d’Académie si on venait lui dire qu’un de ses instituteurs, muni
d’une fausse clef, se promène en fraude sur le terrain d’autrui » ? (LCMM,
p.146). Ils sont aussi une application, au niveau individuel, des principes de
la République : la loi doit être la même pour tous et les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune, selon les termes de
la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. C’est-à-dire que Joseph
déteste les privilèges et les passe-droits et aurait honte d’en bénéficier
lui-même. Bouzigue a le droit de passer sur les propriétés qui longent le canal
car il est agent de l’administration, il sert, ou il est censé servir le bien
commun : c’est à ce titre, et seulement à ce titre, qu’il bénéficie de la
clef magique qui va « plus vite qu’une automobile ». Il ne saurait
prêter cet objet, qui est strictement attaché à la fonction.
« J’aurais honte », explique
Joseph à Bouzigue, « de m’introduire en secret chez les autres, et dans un
but strictement personnel, pour mon intérêt privé : il me semble que ce ne
serait pas digne d’un maitre d’école qui enseigne la morale aux enfants ».
Bouzigue écoute tout cela avec
commisération. Plus tard, Bouzigue expliquera que, selon lui, la vie est
semblable « à un torrent, qu’il faut franchir en sautant d’un rocher à
l’autre, après avoir « bien calculé son élan ». » (LCMM, p211).
Le torrent est un cours d’eau
indompté, qui n’a pas été aménagé par l’homme et au-dessus duquel n’existe
aucun pont : la seule ressource pour aller d’une rive à l’autre, c’est
l’habileté individuelle, et tant pis pour ceux qui ont mal « calculé leur
élan ». Joseph est l’homme de la règle, Bouzigue est l’homme de la
débrouillardise. Joseph est intensément soucieux de la collectivité, et du
regard d’autrui, Bouzigue est un strict individualiste, qui ne se soucie que de
lui-même et de ceux qu’ils considèrent comme ses amis, et qui n’a aucun
scrupule particulier à profiter de la jobardise d’autrui. Bouzigue admire ainsi
particulièrement sa sœur qui, selon lui, a fort bien su sauter d’un rocher à
l’autre, c’est-à-dire en l’occurrence d’un amant à l’autre, pour avancer dans
la hiérarchie sociale. Elle en était à son cinquième, un conseiller général,
et, dit Pagnol, « méditait un dernier bond, qui la porterait sur l’autre
rive, dans les bras de M. le préfet. » Et lorsqu’Augustine s’étonne que
les hommes puissent être si bêtes, Bouzigue répond fièrement que sa sœur
« sait y faire », que d’ailleurs « l’intelligence n’est pas
tout » et que sa sœur a « un drôle de balcon ». (LCMM, p212).
En somme, la sœur de Bouzigue est
ce que l’on appelle une chercheuse d’or, qui peut se comparer à une prostituée
qui choisirait ses clients. C’est d’ailleurs manifestement ainsi que la
considère Joseph lorsqu’il dit à Bouzigue qu’il est navré d’apprendre qu’elle
exerce « un bien triste métier ».
Bouzigue a commencé par faire
crédit à Joseph du fait qu’il est devenu piqueur du canal, mais nous apprenons
ensuite que c’est essentiellement grâce à cette sœur qu’il est parvenu à
s’assurer ce qui, pour lui, est à l’évidence une bonne planque. Protégé par
l’influence de sa sœur, il ne craint aucunement de prêter à Joseph la clef de
l’administration qui permet de passer par les propriétés privées qui bordent le
canal. Non seulement sa sœur fait ce qu’elle veut dudit conseiller général mais
en plus « c’est elle qui a fait nommer Bistagne, le sous-directeur du
canal : et si Bistagne me faisait la moindre critique, elle l’endormirait
d’un coup de traversin », d’où nous pouvons sans doute déduire qu’il faut
rajouter ledit Bistagne à la liste de ses amants, et qui indique bien en tout
cas de quelle nature sont les puissants pouvoirs dont elle dispose.
C’est juché sur les épaules de
cette sœur qui « sait y faire » que Bouzigue a jusqu’ici sauté d’un
rocher à l’autre dans le torrent de la vie et sans doute espère-t-il atteindre
l’autre rive en même temps qu’elle. Cette forme de parasitisme lui convient très
bien car la paresse semble être un trait dominant de son caractère :
lorsque Joseph lui explique que le trajet jusqu’à la Bastide Neuve est un peu
long mais que, quand on y est, « on ne regrette pas sa peine »,
Bouzigue réplique « solennellement » : « Moi, ma peine, je
la regrette toujours. » (LCMM, p136) Pour lui, un aspect essentiel de la
débrouillardise est donc d’éviter le travail.
Bouzigue commence par essayer de
persuader Joseph d’accepter son offre en l’assurant qu’il ne court aucun danger
à utiliser la clef parce que, même si quelqu’un par hasard venait se plaindre
auprès de l’administration du canal, sa sœur saurait étouffer les plaintes.
Bouzigue fait ainsi usage d’un
argument qui serait persuasif pour quelqu’un comme lui : la règle ne doit
être respectée que pour autant qu’on court un risque sérieux d’être sanctionné
si on la viole. Mais, dès lors que l’on peut transgresser sans risques, il
serait stupide de ne pas le faire si on peut en retirer un avantage.
Un tel argument n’est absolument
pas persuasif pour Joseph, qui a « des principes ». Ses principes
signifient que la règle est respectable par elle-même. Les gens foncièrement
honnêtes et légalistes comme Joseph n’obéissent pas à la loi parce qu’ils ont
peur des sanctions qu’elle prévoit, mais parce qu’ils auraient honte d’être
pris en train de la transgresser. Joseph aurait honte, dit-il, de « se
glisser le long des broussailles comme un maraudeur ». S’il refuse l’offre
de Bouzigue, ce n’est pas par prudence mais pour conserver sa propre estime
(LCMM, p147).
Constatant l’échec de cet
argument, Bouzigue essaye de donner mauvaise conscience à Joseph, en lui
représentant la fatigue énorme que constituent pour sa femme et ses enfants ces
transhumances hebdomadaires. Marcel et Augustine approuvent hautement ce
raisonnement de Bouzigue. Mais Joseph reste inflexible et réplique que la
marche est une activité très bonne pour la santé. Cette seconde attaque de Bouzigue
échoue parce qu’elle revient à faire appel à l’intérêt privé de Joseph :
mélange de sollicitude pour son épouse et ses enfants et de peur de leur
mécontentement s’il refuse la clef magique, qu’eux sont tout disposés à
accepter. Le sens de l’honneur de Joseph lui commande fortement de résister à
ce genre de pression.
Comprenant qu’il fait fausse
route, Bouzigue revient alors à la charge une troisième fois mais en changeant
son angle d’attaque.
« C’est bien dommage pour
les petits et pour madame Joseph… C’est bien dommage pour moi parce que je
croyais vous rendre service » dit-il. « Et surtout, surtout,
c’est bien dommage pour le canal. » (LCMM, p148)
En passant le long du canal, en
effet, Joseph avait repéré une fissure sur une berge, pourtant refaite tout
récemment à la demande de Bouzigue. Joseph, dont le père était tailleur de
pierre avait alors expliqué à Bouzigue que, contrairement à ce qu’il croyait,
la berge n’avait pas été refaite avec du ciment sous-marin. En d’autres termes,
l’entrepreneur chargé de la réfection l’avait escroqué.
Bouzigue affirme maintenant à
Joseph que son coup d’œil d’expert, qui a permis de découvrir la fraude au
ciment, pourrait être d’une valeur inestimable pour le canal. « Et vous
n’êtes passé qu’une fois, et vous n’avez pas bien regardé, parce que vous étiez
un peu inquiet », lui dit-il, « Mais si vous y passiez deux fois par
semaine… Oh ! là là ! »
Bouzigue a touché juste. C’est le
genre de langage qu’il faut parler pour persuader Joseph. « En somme, dit
mon père, pensif, tu supposes que ma collaboration clandestine – et gratuite –
paierait, en quelque sorte, notre passage ? »
Bouzigue abonde en ce sens :
« Dix fois, cent fois, mille fois ! » Et il ajoute que, en plus,
grâce à l’expertise de Joseph, dont il se servirait pour écrire ses rapports,
il pourrait espérer une rapide promotion : « Un peu vous, un peu ma
sœur, dans un an, je suis chef de section ! »
« Il y eut un assez long
silence. « Il est évident, dit enfin mon père, que, si je puis rendre
service à la communauté, même d’une façon un peu irrégulière… Et d’autre part,
si je puis t’aider… »
Les principes de Joseph lui
interdisent de bénéficier d’un privilège, d’un passe-droit. Cela n’est pas
honorable. En revanche, il est conforme à son honneur républicain de servir la
communauté, « même d’une façon un peu irrégulière ». Et il n’est pas
interdit non plus, au passage, d’aider un ami. Pour accepter la clef que lui
propose Bouzigue, Joseph a besoin de croire qu’il ne fait pas cela pour son
bien personnel. Il a besoin de croire que son action a un motif noble, car
désintéressé. La noblesse du motif rachète alors l’entorse à la règle.
Séduit par cette perspective de
« rendre service à la communauté », l’austère Joseph, le
« maitre d’école qui enseigne la morale aux enfants », met dans sa
poche la clef tendue par Bouzigue le tentateur et, comme le dit Pagnol, rentre
dans l’illégalité.
Bien évidemment, Joseph se
raconte des histoires, le genre d’histoires dont il a besoin pour accepter
cette clef qui l’arrange bien. Ses raisons ne sont pas autre chose qu’une
rationalisation destinée à servir ses désirs : « Telle est la faiblesse de
notre raison : elle ne sert le plus souvent qu’à justifier nos croyances. »
Pagnol n’est pas dupe et,
rétrospectivement, se moque gentiment de son père : « Le samedi
suivant, à cinq heures, nous étions devant la première porte. Mon père l’ouvrit
d’une main ferme : il était en paix avec sa conscience, car il ne
franchissait point ce seuil interdit pour raccourcir une route trop longue,
mais pour préserver de la ruine le précieux canal, et sauver Marseille de la
sécheresse, qui eut été certainement suivie de la peste et du choléra
morbus. » (LCMM, p152).
Joseph magnifie comiquement les
services qu’il rend à la communauté, afin de se donner bonne conscience, et
nous pouvons noter également que le service personnel qu’il rend à Bouzigue
revient à faire le travail de celui-ci à sa place. Et si, véritablement,
Bouzigue devait avoir une promotion grâce aux rapports hebdomadaires de son
ancien instituteur, ce serait un peu comme si Joseph aidait ses élèves à tricher
pour avoir leur certificat d’études. Ce qui semblerait, pour le moins, devoir
être contraire à ses principes.
Cet aveuglement de Joseph prépare
la catastrophe qui va suivre.
Mais avant cette dernière, Pagnol
nous dit que « deux évènements d’une grande importance marquèrent cette
période. »
Le premier évènement est la
rencontre avec le propriétaire du premier château. Bouzigue leur avait expliqué
qu’il s’agissait d’un noble, qu’il croyait malade parce qu’on ne le voyait
jamais. Joseph avait immédiatement déduit des propos de Bouzigue que ce
« noble » devait être un mauvais homme, ou du moins un homme à
éviter. Pagnol commente : « Les leçons de l’Ecole normale restaient
ineffaçables. Au cours de ses lectures, pourtant, quelques aristocrates avaient
trouvé grâce devant lui : Du Guesclin, Bayard, La Tour d’Auvergne, le
chevalier d’Assas, et surtout Henri IV, parce qu’il galopait à quatre pattes
pour amuser ses petits-enfants. Mais, d’une façon générale, il considérait
toujours les « nobles » comme des gens insolents et cruels, ce qui
était prouvé par le fait qu’on leur avait coupé la tête. Les malheurs
n’inspirent jamais confiance, et l’horreur des grands massacres enlaidit
jusqu’aux victimes. » (LCMM, p140).
C’est ainsi que Joseph, qui, nous
dit son fils, craignait toujours de mésestimer les inconnus (LTDS, p79,
également LCMM, p167), ne peut s’empêcher de juger certains inconnus en
fonction des catégories abstraites qui lui ont été inculquées au
« séminaire ».
Mais il s’avère que le
« noble » en question est un véritable aristocrate, non pas seulement
par le titre mais aussi par les qualités du caractère. Ayant observé le manège
hebdomadaire des Pagnol pendant plusieurs semaines, il vient un jour à leur
rencontre et se montre à la fois d’une grande générosité et d’une parfaite
courtoisie. Il leur indique que sa propriété leur est ouverte et, nous dit
Pagnol, « à partir de cette mémorable journée, la traversée du premier
château fut notre fête du samedi. » Par ailleurs, Joseph découvre que ce
« noble », qu’il considérait a priori comme insolent et cruel, est un
authentique héros de guerre, qui fut colonel dans le régiment de cuirassiers
qui chargea si bravement et si inutilement à la bataille de Reichshoffen.
Les Pagnol sont désormais amis
avec le vieux gentilhomme, qui chaque semaine offre à Augustine « un grand
bouquet de grandes roses rouges, dont il avait créé l’espèce et qu’il appelait
« Les Roses du Roy ». Mais cette amitié est aussi, implicitement, une
remise en question du jugement de Joseph, dont les principes se révèlent, pour
la première fois aussi clairement peut-être, n’être que de simples préjugés.
Second évènement : dans le
troisième château, les Pagnol sont confrontés à un paysan qui leur fonce dessus
avec une fourche. Mais il s’avère que l’homme joue la comédie : ses
patrons lui ont demandé de chasser les intrus, mais il n’a nullement
l’intention de leur obéir. Tout en faisant semblant de les expulser avec pertes
et fracas, il leur indique comment traverser à l’avenir en toute sûreté avec sa
complicité : « Tant que vous verrez ces fenêtres ouvertes, ne passez
pas sur la berge. Passez en bas, de l’autre côté, le long des tomates ».
L’alerte a été chaude. Joseph en
tire une conclusion dictée non par l’expérience mais, une fois encore, par les
leçons de l’Ecole normale et qui n’est que le revers de son préjugé défavorable
envers les « nobles » : « Mon père, qui avait ôté ses
lunettes pour éponger la sueur de son front, se mit à moraliser :
« Tel est le peuple : ses défauts ne viennent que de son ignorance.
Mais son cœur est bon comme le bon pain, et il a la générosité des
enfants ». (LCMM, p165)
(Nous pouvons aussi noter au
passage que cette analyse revient implicitement à magnifier le rôle des
instituteurs : ce sont eux qui rendent le peuple bon en le délivrant de
ses défauts. Telle est la faiblesse de notre raison…)
Une analyse un peu moins
« pédante » de la situation aurait peut-être conduit à une autre
conclusion, à savoir qu’il était manifestement impossible de traverser
régulièrement les propriétés sans se faire repérer et que le garde du quatrième
château, contre lequel Bouzigue les avait explicitement mis en garde, allait
fatalement se manifester un jour ou l’autre, et que cette rencontre risquait
fort de ne pas se passer aussi bien que les deux précédentes. De fait, Augustine,
qui est peut-être arrivée à cette conclusion, est toujours extrêmement anxieuse
lors de la traversée du dernier château et le jour fatal elle avertit son
mari : « Joseph, dit soudain ma mère toute pâle, j’ai un
pressentiment ! »
La mère de Pagnol a-t-elle
vraiment eu un « pressentiment » le jour même où leur manège a été
découvert ? Nous ne le saurons jamais, mais ce qui est sûr c’est que ce
qu’Augustine appelle un « pressentiment » est en fait, pour
l’essentiel, une analyse lucide de la situation : l’intervention du garde
redoutée est certaine, seuls le jour et l’heure restent inconnus.
Mais l’habitude d’emprunter ce
raccourci si pratique a été prise et, par ailleurs, ce jour de début des grandes
vacances les Pagnol sont plus chargés encore qu’à l’accoutumée. Tellement
chargés que la chose raisonnable à faire eut été de prendre une cariole pour se
rendre à la Bastide Neuve, comme lors de l’année précédente. Augustine, nous
dit Pagnol, « avait déclaré plusieurs fois qu’il serait indispensable de
faire appel au mulet de François : mais mon père, d’abord muet, finit par
révéler la vérité : nos finances avaient souffert de trop nombreux achats,
qui devaient assurer le confort de nos vacances, et une nouvelle dépense de
quatre francs pouvait amener une dangereuse rupture d’équilibre » (LCMM,
173). Ce sera donc à dos d’homme (et d’enfants) que l’énorme chargement devra
être transporté, et Pagnol consacre plusieurs pages à décrire ce véritable « déménagement ».
Par exemple : « Sous
mon bras gauche, deux verres de lampe, et une petite danseuse en plâtre, toute
nue, et la jambe en l’air. Sous mon bras droit, une salière géante, en verre de
Venise (1fr50 chez notre ami le brocanteur) et un réveil matin de grande taille
(2fr50) qui devait sonner puissamment l’Angélus des chasseurs. » Pagnol
mentionne aussi, coincée sous l’aisselle de son père, une « longue vue de
marine qui avait dû souffrir des tempêtes du cap Horn car on entendait
tinter ses lentilles comme autant de grelots. »
Nous nous rappelons alors ce que
Pagnol nous avait dit, au début du premier volume des Souvenirs :
« Mon père avait une passion : l’achat des vieilleries chez le
brocanteur. Chaque mois, lorsqu’il revenait de « toucher son mandat »
à la mairie, il rapportait quelques merveilles. » S’ensuit une énumération
comique d’objets cassés et dont les Pagnol n’auraient de toute façon eut nul
besoin, eussent-ils été en parfait état de marche.
Et lorsqu’Augustine, consternée
par ces achats, lui disait, en désignant par exemple un cor de chasse
cabossé : « Je me demande, mon pauvre Joseph, ce que tu vas faire de
cette saleté ! » Joseph répondait, triomphant : « Trois
francs ! ».
« J’ai compris plus
tard », dit Pagnol, « que ce qu’il achetait, ce n’était pas
l’objet : c’était son prix. » Comme un certain nombre de gens lors
des périodes de soldes aujourd’hui, Joseph achète des objets dont il n’a pas
besoin uniquement parce que le prix lui parait très bas et qu’il a ainsi
l’impression de faire « une affaire », sauf que lui se livre à cet
exercice toute l’année.
Et nous nous comprenons la vraie
raison pour laquelle il est impossible de louer les services du mulet de
François cette année : Joseph a dû calculer que, grâce au raccourci permis
par la clef de Bouzigue, il pourrait se dispenser de faire appel à une aide
extérieure et rémunérée ce qui lui a permis de laisser libre cours à sa passion
pour les bonnes affaires inutiles. Incidemment, les deux prix d’objets
mentionnés par Pagnol correspondent très exactement à la somme (quatre francs)
qui aurait été nécessaire pour faire appel au déménageur à longues oreilles…
Ce 30 juillet de l’année 1905, le
pressentiment d’Augustine se réalise. Le garde les attend devant la dernière
porte, celle qui permet de sortir de la propriété, et il est encore plus
stupide et méchant que ne l’avait laissé entendre Bouzigue. Insensible à tous
les arguments de Joseph, il prend manifestement grand plaisir à humilier cet
instituteur devant sa femme et ses enfants. Et, pour que l’humiliation soit
complète, il les oblige à déballer tout leur chargement : « Il fallut
ouvrir les valises, vider les musettes, dérouler les ballots, et cette
exposition dura près d’un quart d’heure. Enfin nos pauvres trésors furent
installés sur l’herbe de la pente du remblai, comme les primes d’un tir
forain… » (LCMM, p186).
Après avoir bu la coupe jusqu’à
la lie, la famille Pagnol repart, effondrée. Joseph imagine déjà se retrouver
au chômage une fois que l’Inspecteur d’Académie aura été mis au courant de l’affaire.
« Et il répétait sans
cesse : « Comme on est faible quand on a
tort. »
Mais Pagnol corrige :
« La vie m’a appris qu’il se trompait, et qu’on est faible quand on est
pur. » (LCMM, 190).
En quel sens Joseph Pagnol est-il
« pur », selon son fils ? Cette phrase, répétée comme un mantra,
est de toute évidence destinée à atténuer la violence de l’humiliation qu’il
vient de subir, et d’abord à ses propres yeux. L’humiliation est d’avoir dû
ramper devant « un immonde cochon, et un lâche de la pire espèce »,
de s’être trouvé en situation d’impuissance totale sous les yeux de sa femme et
de ses enfants. Car Marcel a très bien saisi à quel point son père était
« piteux », et Joseph le sait (p184). Il s’agit de justifier, et donc
d’excuser cette impuissance. Joseph ne pouvait rien faire, puisqu’il était dans
son tort. En somme, ce n’est pas devant un garde alcoolique et sadique qu’il a
plié, mais devant la loi, or il n’est pas honteux de plier le genou devant une
loi qu’on reconnait comme juste.
Mais cela va plus loin, étant
donné que Joseph énonce un principe général : « On est faible quand
on a tort. » Ce qui signifie, inversement, qu’on est fort lorsqu’on est
dans son bon droit. Joseph croit à la coïncidence de la force et de la justice
ou, plus généralement, que la vertu est naturellement récompensée et le vice
puni. Plus exactement, il pense qu’être vertueux devrait suffire pour être
récompensé et, bien qu’il n’ignore pas que ce ne soit pas toujours le cas, il
répugne à employer les moyens qui peuvent parfois être nécessaires pour que le
mérite et les biens de ce monde coïncident.
Lorsqu’il apprend qu’Augustine a
habilement manœuvré pour devenir l’amie de la femme de son directeur, et que de
cette amitié a résulté pour Joseph un emploi du temps qui le laisse libre le
lundi matin, permettant ainsi à la famille de passer ses week-ends à la Bastide
Neuve, Joseph s’exclame « avec une admiration scandalisée :
« Elle a le génie de l’intrigue ! » (LCMM, p132).
« Intriguer », c’est
obtenir une récompense ou un avantage qui, sans être nécessairement illégal, ne
soit pas strictement dicté par l’application de la règle impersonnelle, mais
qui tienne aux bonnes relations que l’on a pu nouer avec tel ou tel. L’intrigue,
c’est la part laissée à l’individualité et au caprice dans un univers qui,
idéalement, devrait être entièrement régi par une règle égale pour tous. Joseph
est à la fois scandalisé par cette entorse au « principe » et
admiratif devant une habilité dont il est dépourvu.
De la même manière, il dira plus
tard à Bouzigue : « Tu me permettras de regretter qu’en ce monde, le
vice soit trop souvent récompensé ! ». Ce à quoi Bouzigue le
combinard répondra : « Joseph, Joseph, tu m’escagasses… » (p212)
La « pureté » que
Pagnol diagnostique chez son père est en vérité une forme de naïveté :
Joseph est « pur » car il ignore, ou se refuse à admettre, que la
condition humaine est essentiellement mêlée, impure, et qu’en conséquence il
faut souvent beaucoup d’art pour que la force et le bon droit puissent
coïncider temporairement. C’est d’ailleurs pour cette même raison que les
« maitres d’autrefois » pouvaient avoir « une confiance radieuse
dans l’avenir de la race humaine. » Mais il est conforme à la piété
filiale de parler de « pureté » plutôt que de naïveté à propos de son
père.
III
Quelle que soit la compassion que
nous éprouvions pour la famille Pagnol et quelle que soit l’aversion justifiée
que nous inspire le garde du château, il est difficile d’échapper à la
conclusion que l’humiliation subie par Joseph n’est pas totalement injustifiée,
ou à tout le moins qu’il s’est mis lui-même en situation d’être humilié et que
cet épisode très douloureux est révélateur de certaines de ses faiblesses. En
corrigeant le « Comme on est faible quand on a tort » de Joseph en « on
est faible lorsqu’on est pur », Pagnol laisse d’ailleurs entendre que la
faiblesse de son père n’est pas conjoncturelle, liée à une circonstance
particulière, mais structurelle, bref qu’il s’agit d’un défaut de caractère.
Fort heureusement pour la
famille, l’affaire n’alla pas plus loin. Prévenu de ce qui s’était passé,
Bouzigue, accompagné de deux de ses collègues, rendit aussitôt visite au garde
du château et lui joua une comédie à sa façon. Constatant que ce dernier avait
laissé cadenassé la porte que les Pagnol avaient voulu emprunter, Bouzigue
l’informa qu’il s’était mis, avec ce cadenas, en contravention avec la
Convention que le propriétaire du château avait signé avec l’administration du
canal ; il lui parla procès-verbal, amende, palais de justice, tant
et si bien que le garde, terrifié, lui remis le rapport qu’il était en train de
rédiger au sujet des Pagnol, rapport dont Bouzigue fit immédiatement des
confettis en intimant à son auteur : « surtout n’en dites jamais rien
à personne, si vous tenez à votre képi. »
Bouzigue est bien évidemment
accueilli en sauveur et fêté comme il se doit. Mais ce sauvetage ne fait que
confirmer, semble-t-il, l’infériorité de Joseph par rapport à son ancien élève,
c’est-à-dire l’infériorité des « principes » de Joseph par rapport à
la « débrouillardise » de Bouzigue. Ce qui permet à Bouzigue de
rétablir la situation c’est que lui, contrairement à Joseph, est sans vergogne.
Joseph, initialement, s’est laissé convaincre par Bouzigue de faire quelque
chose d’irrégulier, de contraire aux règles, mais il reste fondamentalement un
légaliste. Aussi, dès lors qu’il est pris en faute, il lui est impossible de
nier qu’il est en faute et la seule chose qui lui reste alors à faire est
d’implorer l’indulgence pour sa transgression. C’est ce qu’il a fait avec le
garde, sans succès. Bouzigue, qui se moque bien de la loi, ne se sent
absolument pas honteux d’être dans l’illégalité et il n’hésite pas à mentir
effrontément pour retourner la situation à son avantage. Il réussit donc là où
Joseph échoue.
Bien que Marcel n’ait pas pu
saisir immédiatement toutes les implications de ce qu’il avait vu ce jour-là,
il est bien évident que l’autorité paternelle ne pouvait pas sortir intacte
d’un tel épisode. De l’épisode comique de la mère des compagnons, Marcel dit, «
pour moi, c’était une tragédie, dans laquelle mon grand-père avait perdu son
prestige, puisqu’il avait été mordu. » (LTDS, p43). Par comparaison, on
peut imaginer à quel point l’épisode du château à dû l’ébranler dans son
admiration filiale. Joseph a définitivement cessé d’être un surhomme et ses
paroles ont cessé d’être des oracles.
Mais Marcel n’est encore qu’un
enfant. Si Bouzigue apparait comme un sauveur dans les souvenirs de Marcel, un
sauveur dont l’habileté et l’audace contrastent fâcheusement avec la prestation
« piteuse » de son père, il est douteux que Pagnol partage
entièrement ce jugement enfantin.
Essayons donc, en rassemblant les
éléments mis à notre disposition par Pagnol, de parvenir à une appréciation
équitable concernant les mérites de Bouzigue, et donc aussi de Joseph.
Nous pouvons commencer par
remarquer que, si Bouzigue se soucie de la loi (et de la moralité) comme d’une
guigne, et que la vie est pour lui un « torrent » à traverser en
sautant habilement, toute son action lors de cet épisode dépend de cet ordre
légal dont il se joue, et même toute son existence. Tout d’abord Bouzigue est
un agent de l’administration. Ensuite, sa fameuse sœur, à qui il doit tant, doit
sa puissance à l’influence qu’elle exerce sur des hommes qui sont des agents du
pouvoir politico-administratif : un conseiller municipal, un conseiller
général, un sous-directeur, plus tard peut-être un préfet… Enfin, Bouzigue
parvient à tirer la famille Pagnol de son mauvais pas (qu’il a évidemment
contribué à créer en premier lieu) uniquement grâce à la crainte superstitieuse
qu’inspire l’ordre légal au garde du château : ce dernier se laisse (trop
facilement) impressionner par les mots « procès-verbal »,
« convention », « palais de justice », ainsi que par les
trois « Casquettes » officielles de Bouzigue et ses complices (p206).
En fait, le succès pratique de
Bouzigue prouve le caractère erroné de ses conceptions. Si la vie était
réellement un torrent indompté, il n’aurait pas pu réussir. A sa manière,
Bouzigue est aussi un « pur » qui, sous ses dehors habiles, est
aveugle à la complexité réelle du monde humain. Si nous allons un peu plus
loin, nous pouvons constater que les petites combines de Bouzigue (et de sa
sœur) ne peuvent réussir que parce que la plupart des gens auxquels ils ont à
faire ressemblent davantage à Joseph qu’à eux : ordinairement légalistes,
moraux, soucieux du qu’en dira-t-on. Autrement dit, sans qu’il s’en rende bien
compte sans doute, le brave Bouzigue a pour idéal la vie du tyran :
lorsque tous les hommes sont soumis à la loi, sauf vous. Telle est la vérité
effective de ses conceptions.
Nous devons aussi noter que, si
Joseph manifeste une aversion comique, parce qu’excessive, pour l’alcool,
l’ivrognerie est un problème bien réel, qui affecte plusieurs personnages des Souvenirs,
et que Bouzigue en particulier semble réellement trop porté sur la dive
bouteille. Nous le voyons boire largement à chacune de ses rencontres avec les
Pagnol et, dans Le Temps des secrets, en voyant le père d’Isabelle (un
authentique alcoolique) boire avidement un grand verre d’absinthe, Marcel est
saisi d’inquiétude : « cette boisson, par sa couleur et son odeur, me
rappelait le terrible Pernod qui avait réduit notre cher Bouzigue, pendant
quelques heures, à l’état d’un guignol hagard et bégayant des insanités. (p95)
Enfin, Bouzigue a, nous dit-il,
deux fils (LCMM, 149). Il n’est pas interdit de méditer sur l’effet probable
des conceptions de Bouzigue sur ses enfants : ne vont-ils pas s’autoriser
de son exemple pour devenir paresseux et menteurs (pour ne rien dire de la
boisson) ? Mais, dans le monde tel qu’il est réellement – à la différence
de l’idée que s’en fait Bouzigue – être paresseux et combinard est rarement un
brevet pour le succès. D’ailleurs les charmes de la sœur de Bouzigue ne
dureront pas éternellement, ni par conséquent son influence, et sur quel rocher
sautera-t-il alors ?
En dépit de ses faiblesses, mises
cruellement en lumière par l’épisode du château, il ne fait pas de doute que
Joseph est un bien meilleur père que Bouzigue. Après tout, c’est
incontestablement à son père que Pagnol doit en partie sa réussite scolaire, la
vaste culture et la maitrise parfaite de la langue française qu’il a acquises,
c’est donc aussi en partie grâce à Joseph et à ses « principes », si
limités soient-ils, que Pagnol est devenu un grand écrivain, qui a immortalisé
son père dans ses écrits. Pour autant que nous le sachions, il n’existe pas de
Souvenirs écrits par les enfants de Bouzigue.
A la fin du Château de ma mère,
Pagnol évoque la mort de sa mère, juste cinq ans après les évènements décrits
dans livre. Puis la mort de son frère, à trente ans « dans une
clinique » (Paul Pagnol était épileptique et mourut lors d’une opération
destinée à essayer de freiner la progression de son mal). Puis la mort de son
cher Lili « en 1917, dans une noire forêt du Nord », d’une balle en
plein front (Lili, de son vrai nom David Magnan, mourut en réalité en juillet
1918). Puis vient la célèbre conclusion : « Telle est la vie des
hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il
n’est pas nécessaire de le dire aux enfants. » (p214)
Pris par le pathétique de
l’évocation de ces chagrins de jeunesse, nous pourrions être tentés
d’acquiescer à une conclusion aussi pessimiste. Mais ce serait être infidèle à
l’expérience de lecture que nous venons d’avoir. Non, les joies de l’enfance ne
sont pas effacées par les chagrins, même ceux qui seraient capables de vous
tuer, comme le dit Pagnol de la mort de sa mère. Il n’est en effet pas
nécessaire de dire aux enfants les chagrins terribles qui les attendent, car il
n’est pas possible de les y préparer, pas plus que de leur faire comprendre les
satisfactions qui les attendent aussi. La vie des adultes est nécessairement
recouverte d’un voile d’ignorance pour les enfants. Mais il est possible de
leur faire lire les Souvenirs de Pagnol, en sachant que le plaisir qu’ils en
retireront sera bien différent de celui qu’ils éprouveront en les relisant une
fois adultes. Les Souvenirs, pris dans leur ensemble, sont une preuve éclatante
que les joies d’enfance sont aussi inoubliables que les chagrins. Ils sont
aussi la preuve que les joies et les chagrins de nos petites vies peuvent être
à l’origine d’œuvres plus véritablement inoubliables que les souvenirs
individuels, et qui seront une source de joie inépuisable tant qu’il y aura des
hommes pour les lire.
Très bien.
RépondreSupprimerTexte très beau, profond et émouvant à la fois. Je vous tire respectueusement mon chapeau.
RépondreSupprimerLe génie de Pagnol, c'est aussi de nous avoir peint son père avec de telles couleurs qu'il nous inspire à tous, pour le bon Joseph, un peu de son amour filial. Nous pouvons sourire de ses défauts que vous soulignez, mais pas sans tendresse.
Merci Rémi. Comme tous les pères Joseph est imparfait, mais il est aussi très attachant. Et Pagnol l'a rendu immortel.
SupprimerRémi Usseil m'a devancé, et je ne peux que l'approuver. Bel article -- et je n'apprécie pourtant que Topaze.
RépondreSupprimerExcellente analyse très pertinente
RépondreSupprimerMerci pour votre beau texte qui est presque aussi beau que celui de Pagnol !!
Jacques
Je suis bien loin de Pagnol, mais merci beaucoup.
SupprimerJe me suis régalé de vous lire.
RépondreSupprimerOn peut me semble-t-il tirer une leçon de vie de l'épisode de l' humiliation de Joseph en présence de Marcel et son dénouement 30 ans plus tard.Souvent,un enfant n' aura de cesse de réparer un jour un tord fait à ses parents, d' une façon ou d' une autre.Marcel, adulte, répare la blessure narcissique subie par Joseph en achetant tout simplement le château.
mischka
Mais Pagnol a acheté ce château sans l'avoir vu, il ignorait que c'était "l'affreux château" de son enfance.
SupprimerJe l'avoue à ma grande et courte honte (comme disait mon grand-père) : je n'ai jamais rien lu de Pagnol.
RépondreSupprimerEt je sens bien qu'il va falloir m'y mettre…
Je n'ai découvert Pagnol que très tard. Je le prenais pour un écrivain insignifiant, allez savoir pourquoi.
SupprimerJe me suis régalé aussi. Vous avez un grand talent pour analyser la qualité éthique des rapports humains, Aristide.
RépondreSupprimerMerci.
Merci. Le fait est que ça me passionne.
SupprimerTrès belle recension, toute en sensibilité
RépondreSupprimerJ'étais justement en train de motiver mes enfants à lire Pagnol