J’avais écrit cet article à la
fin du mois de février, à la suite des propos tenus par la Secrétaire d’Etat
chargée des personnes handicapées rapportés en introduction. Et puis survint le
Grand Confinement, et je remisai mon texte dans mes tiroirs, ayant d’autres
sujets de réflexion et d’écriture plus pressants.
Néanmoins, même si le sujet
n’est plus d’actualité immédiate, je n’ai pas de raison de laisser dormir
éternellement cet article. Car le sujet redeviendra d’actualité un jour ou
l’autre, vous pouvez en être sûr, et qu’il n’est pas interdit d’y réfléchir
avant ce moment. Sans doute même est-il mieux d’y réfléchir avant, comme il est
mieux de fourbir ses armes avant la bataille que pendant. Et puis réfléchir à
la question des « aidants sexuels » pour les handicapés revient
inévitablement à réfléchir à la sexualité humaine en tant que telle. Qu’est-ce
qu’une sexualité pleinement humaine ? Voilà, en définitive, la question qui
se pose à nous à travers cette nouvelle « avancée sociétale ». Le
moins que l’on puisse dire est que cette question concerne, ou devrait concerner
chacun d’entre nous.
Donc, si vous êtes de loisir,
peut-être trouverez-vous quelque intérêt à lire ce qui suit.
***
Le 9 février dernier Sophie
Cluzel, Secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes
handicapées a déclaré au micro d’Europe 1 qu'elle était « favorable à ce
qu'on puisse accompagner la vie sexuelle des personnes en situation de handicap »,
relançant ainsi le débat au sujet des « assistants sexuels », ces
personnes payées par la puissance publique pour – disons les choses sans
faux-semblants – procurer une jouissance sexuelle à des personnes handicapées.
Sophie Cluzel a estimé que
« c’était un tabou dans notre société » mais que la « société a
mûri ». Elle a aussi ajouté que « ces assistants de vie sexuelle
existent déjà en Belgique, aux Pays-Bas et en Suisse ».
La pauvreté des arguments
avancés, qui peuvent se résumer à « c’est le sens de l’histoire » et
« d’autres le font déjà », est évidemment particulièrement irritante,
et il serait tentant de répondre qu’une société qui tolère de telles pratiques
est moins « mûre » que blette et avariée, et que si « d’autres
le font » est un argument, on ne voit pas pourquoi les « autres »
qui le font ne devraient pas prendre exemple sur nous qui ne le faisons pas.
Mais ce serait une erreur. Il
faut reconnaitre que, dans l’état de nos mœurs, le temps joue pour les
partisans de ces « assistants sexuels », de même qu’il joue, de
manière générale, pour ceux qui prétendent traiter la sexualité comme un droit
individuel opposable au gouvernement. La demande d’assistants sexuels pour les
personnes handicapées n’est, en effet, qu’une conséquence lointaine de ce que
l’on a appelé la « révolution sexuelle », qui a eu lieu dans les
années 1960. Et comme, sous l’effet de cette révolution, notre position par
défaut est désormais celle du droit de chacun à la sexualité de son choix, cela
signifie que, si nous ne faisons rien, les assistants sexuels finiront par
devenir une réalité. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de repousser cette
demande avec un haussement d’épaules, ou un haut-le-cœur. Nous devons
argumenter, même face à une absence d’arguments. Nous devons aussi accepter de
n’avoir pas le beau rôle dans cette affaire, d’être ceux qui disent
« non » et qui semblent avoir le cœur dur, alors que les partisans de
cette « assistance sexuelle » peuvent à bon compte paraitre compatissants,
compréhensifs et généreux.
Mais gardons à l’esprit ce qu’écrivait
Tocqueville : « Je crois que la bienfaisance doit être une vertu mâle
et raisonnée, non un goût faible et irréfléchi ; qu’il ne faut pas faire le
bien qui plaît le plus à celui qui donne, mais le plus véritablement utile à
celui qui reçoit ; non pas celui qui soulage le plus complètement les misères
de quelques-uns, mais celui qui sert au bien-être du plus grand nombre », et
tâchons de montrer pourquoi l’instauration de ces « assistants
sexuels » serait l’expression d’un « goût faible et irréfléchi »
et non un véritable acte de bienfaisance.
I - L’aide sexuelle : une fausse bonne idée pour ses
bénéficiaires
Pour commencer, il est nécessaire
de reconnaitre que ces « assistants sexuels » répondent à un
véritable problème : tout comme les valides les personnes handicapées
peuvent éprouver, et en règle générale éprouvent, des désirs érotiques, désirs
que, du fait de leur handicap, il peut leur être très difficile de satisfaire
de la manière dont ces désirs demandent à être satisfaits, c’est-à-dire en
trouvant un partenaire qui les partage.
Ce problème a bien sûr toujours
existé, mais les progrès de la médecine ont grandement augmenté l’espérance de
vie des personnes nées avec un handicap, et donc le nombre de ceux qui
parviennent à l’âge adulte, de même qu’elle a augmenté le nombre de personnes
handicapées à la suite de graves accidents, personnes qui avant n’auraient pas
survécu, et de même enfin qu’elle a augmenté le nombre de grands vieillards
grabataires. On peut d’ailleurs ajouter que, inévitablement, accorder des
« assistants sexuels » aux personnes handicapées ouvrira la porte à
de tels assistants pour les grand vieillards, handicapés par l’âge, car il
n’existe absolument aucune raison de refuser aux uns ce que l’on aura accordé
aux autres. N’importe quelle personne ayant travaillé en EPHAD sait bien que
les désirs ne disparaissent pas nécessairement avec les moyens de les
satisfaire.
Les désirs érotiques peuvent être
très puissants, et l’incapacité de les satisfaire peut être une vraie cause de
souffrance, cela est incontestable.
Pourquoi donc ne pas aider les
personnes handicapées (ou très âgées) à satisfaire ces désirs, exactement de la
même manière que nous les aidons pour accomplir d’autres actes de la vie
quotidienne ? Si nous essayons de rendre leur vie la plus plaisante
possible, malgré leur handicap, pourquoi donc ne pas inclure cet aspect de
l’existence dans nos efforts ?
La question doit être envisagée
au moins sous deux aspects, du point de vue des handicapés et du point de vue des
« assistants sexuels ».
Du point de vue des personnes
handicapées, la raison essentielle pour laquelle de tels « assistants
sexuels » ne seraient pas une bonne idée est tout simplement que la
sexualité ne se résume pas à l’activité génitale. La sexualité est, par
excellence, le lieu où le corps et l’âme se rencontrent et il est aussi naïf de
penser que des « assistants sexuels » pourraient satisfaire les
besoins érotiques des personnes handicapées que de croire que fréquenter les
prostituées pourrait combler ces mêmes besoins chez les personnes valides. En
fait, dans la mesure où les personnes handicapées désirent, comme tout un
chacun, aimer et être aimer et que l’activité sexuelle n’est qu’un aspect de ce
désir plus large et plus profond, leur procurer une « aide sexuelle »
risque fort de les laisser encore plus douloureusement insatisfaits.
Le Comité Consultatif National
d’Ethique l’avait fort bien exprimé dans son avis n°118, rendu en octobre
2012 : « Délivrer un service sexuel à la personne handicapée entraîne
des risques importants de dérives. D’une part, les bénéficiaires sont des
personnes vulnérables et susceptibles d’un transfert affectif envers
l’assistant sexuel possiblement source de souffrance ; d’autre part, rien ne
peut assurer que l’assistant sexuel lui-même ne va pas se placer en situation
de vulnérabilité par une trop grande implication personnelle dans son service.
(…)
L’accompagnement embrasse des
aspects relationnels, de réciprocité, de gratuité, alors que l’aide renvoie
davantage à une réponse mécanique. Ainsi, on imagine mal que les personnes
souffrant d’un handicap physique isolé se contentent d’une satisfaction par
l’aide sexuelle. Elles ont, au même titre que toute personne (valide ou non),
un besoin beaucoup plus large d’une vie sexuelle découlant d’une relation
affective. L’aide sexuelle, même si elle était parfaitement mise en œuvre par
des personnels bien formés, ne saurait à elle seule répondre aux subtiles
demandes induites par les carences de la vie affective et sexuelle des
personnes handicapées. »
Il est d’ailleurs frappant de
voir, dans tous les reportages qui sont consacrés à ces « aidants
sexuels », l’insistance qui est mise sur les « garde-fous », les
« limites » qu’il est nécessaire de poser pour éviter que l’aide
sexuelle dégénère en sentiments amoureux chez la personne handicapée. On
décrètera, par exemple, qu’un « aidant sexuel » ne devra pas
effectuer plus de tant de prestations auprès d’une même personne. Précautions
dont le caractère illusoire ne devrait échapper à personne ayant un tout petit
peu d’expérience de la vie, mais qui montre bien que même les partisans de
l’aide sexuel sont obligés d’admettre que la sexualité ne peut pas être réduite
à l’activité génitale, et donc que les besoins érotiques ne sauraient être
comblés par une prestation tarifée.
En vérité, si l’on ne peut
s’empêcher de ressentir un certain malaise en voyant ce genre de reportage,
c’est aussi parce que l’on sent confusément qu’il y a quelque chose de faux
derrière cette apparente sollicitude, un mensonge, une promesse qui ne peut pas
être tenue, et que, à la réflexion, cette « aide » ressemble fort à
une version moderne du supplice de Tantale.
Bien entendu, cette objection qui
s’applique aux personnes handicapées ayant toutes leurs facultés mentales,
s’applique avec plus de force encore à celles qui n’ont pas ou plus toutes ces
facultés. Du point de vue de la sexualité, ces personnes devraient être
considérées exactement comme les mineurs : comme incapables de consentir
valablement à une relation sexuelle car incapables de comprendre tout ce
qu’implique la sexualité. Leur proposer une « aide sexuelle » serait
pire qu’une erreur, dans leur cas ce serait une véritable cruauté.
La réalité est donc qu’il est
erroné de parler d’un « droit à la sexualité » pour les personnes
handicapées, droit qui justifierait que les pouvoirs publics leur fournissent
des « aidants sexuels ». A supposer qu’un tel droit existe, il
s’agirait d’un droit que l’Etat ne saurait jamais satisfaire. A peu près de la
même manière qu’il ne saurait exister un « droit à la santé » ou un
« droit au bonheur » opposable aux pouvoirs publics.
S’ils étaient plus honnêtes ou
plus clairvoyants, les partisans de l’aide sexuelle devraient plutôt parler
d’un « droit à l’orgasme », ce serait plus exact. Mais le fait qu’ils
n’emploient pas ce terme, qui susciterait même sans doute leur indignation,
montre bien, une fois encore, que la sexualité humaine est bien autre chose que
le genre de satisfaction que peut procurer un professionnel du sexe.
Rappeler cela devrait suffire à
disposer de la question des « aidants sexuels » pour les handicapés.
Mais le fait même qu’il faille le rappeler indique la profondeur du problème
auquel nous sommes confrontés. Comme le disait Montesquieu :
« Lorsqu’il s’agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas
convaincre. » Dire que la sexualité humaine ne se réduit pas à l’activité
génitale et qu’il est impossible de séparer complètement les plaisirs de la
sexualité du reste de l’existence revient en effet à contester la prémisse
fondamentale de la « révolution sexuelle ».
Ne nous contentons donc pas de
ces considérations et envisageons aussi le problème sous un autre angle, pour
essayer d’emporter la conviction, sous l’angle des « assistants
sexuels » eux-mêmes, et de la société dans son ensemble.
II - Pourquoi la prostitution est-elle un mal ?
L’aide sexuelle aux personnes
handicapées n’est rien d’autre qu’une forme spécialisée de prostitution, la prostitution
étant un « acte par lequel une personne consent habituellement à pratiquer
des rapports sexuels avec un nombre indéterminé d'autres personnes moyennant
rémunération. »
La loi française ne réprime pas
la prostitution en tant que telle. En revanche elle réprime le proxénétisme
qui, selon l’article 225-5 du code pénal est « le fait, par quiconque, de
quelque manière que ce soit :1° D'aider, d'assister ou de protéger la
prostitution d'autrui ; 2° De tirer profit de la prostitution d'autrui, d'en
partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant
habituellement à la prostitution ; 3° D'embaucher, d'entraîner ou de détourner
une personne en vue de la prostitution ou d'exercer sur elle une pression pour
qu'elle se prostitue ou continue à le faire. »
Le proxénétisme est puni de sept
ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende.
Par ailleurs la loi réprime
l’achat d’actes sexuels. L’article 611-1 du Code pénal prévoit que « l’infraction
de recours à la prostitution est punie d’une contravention de cinquième classe
(amende de 1 500 euros). En cas de récidive, l’amende est portée à 3 750 euros. »
Le fait que la loi permette de se
prostituer, tout en réprimant toute intermédiation et tout achat de prestation
sexuelle pourra paraitre particulièrement absurde. Comme s’il était légal de
fabriquer des voitures, mais pas d’ouvrir des concessions automobiles ni de
conduire un véhicule à moteur. Cette absurdité est simplement la conséquence du
fait de vouloir concilier deux choses inconciliables : d’une part l’idée que
la sexualité est une affaire strictement individuelle et que chacun doit
pouvoir faire ce qu’il veut avec ses organes génitaux, pourvu que cela soit
entre adultes consentants, non seulement sans tomber sous le coup de la loi
mais aussi sans être jugé moralement, et d’autre part la conscience, impossible
à faire disparaitre, que la prostitution est un mal, pour les individus et pour
la société dans son ensemble.
Mais, absurde ou pas, la loi est
la loi, et dans l’état actuel de notre droit l’institutionnalisation de « l’aide
sexuelle » pour les personnes handicapées serait donc doublement illégale.
Elle serait une forme de proxénétisme d’Etat, et les personnes handicapées qui
y auraient recours devraient théoriquement être poursuivies.
Mettre en place officiellement un
tel « service » supposerait par conséquent d’introduire des
exceptions dans le code pénal, exceptions qui entraîneront inévitablement à
terme la légalisation pure et simple du proxénétisme et de l’achat de services
sexuels, car il n’existe absolument aucune raison de considérer les
« besoins sexuels » des valides comme moins légitimes que ceux des
handicapés. En suivant la logique de « l’aide sexuelle », il y aura
donc, demain ou après-demain, un corps de prostitués-fonctionnaires, rémunérés
par le contribuable, et auquel tous les ayant-droits définis par la loi
pourront avoir recours après avoir rempli le CERFA approprié. Ô nouveau monde
merveilleux…
La question des « assistants
sexuels » pour les personnes handicapées nous oblige ainsi à nous
confronter directement à cette question : pourquoi la prostitution
est-elle un mal ? Les subterfuges habituels pour esquiver le cœur de la
question ne tiennent plus dans ce cas : « l’exploitation », « la
domination », « les violences faites aux femmes », etc. Des
assistants sexuels organisés et rémunérés par l’Etat ne seraient ni « exploités »,
ni « dominés », ni victimes de violences sexuelles ou autres choses
du même genre. Mais alors pourquoi, même dans ce cas, est-ce un mal que de
vivre du commerce du sexe et de payer pour une relation sexuelle ?
Le plus approprié est peut-être
de partir de cette remarque de Montesquieu : « D’ailleurs, il est de la nature
des êtres intelligents de sentir leurs imperfections : la nature a donc mis en
nous la pudeur, c’est-à-dire, la honte de nos imperfections. »
En quoi la sexualité serait-elle
une marque de notre imperfection ? Le fait que nous soyons des êtres
sexués est d’abord la marque de notre finitude. Seuls les êtres mortels ont
besoin de se reproduire. Elle est ensuite la marque de notre incomplétude :
les organes génitaux sont par nature doubles et complémentaires : mâles et
femelles. Avoir des organes génitaux signifie avoir structurellement besoin
d’un autre être humain pour satisfaire certains de nos besoins fondamentaux. La
sexualité est enfin liée à la non-maîtrise de soi-même : perte de maitrise
qui commence avec le fait d’être soumis à de puissants désirs qu’un autre peut
déclencher et qui culmine dans la jouissance. Ce n’est pas pour rien
qu’Alexandre le Grand, qui prétendait être le fils de Zeus, disait qu’il se
reconnaissait mortel, et non divin, à deux choses : le désir sexuel et le
besoin de sommeil (deux activités qui, remarquons-le, nécessitent toutes de se
coucher, de renoncer à la station verticale, qui est universellement considérée
comme un symbole de notre dignité). La sexualité est donc naturellement une
menace potentielle pour le sens que nous avons de notre dignité, par conséquent
la manière proprement humaine de vivre notre sexualité sera une manière qui
neutralisera cette menace.
Le parallèle avec les manières de
table est approprié. Bien que ces manières soient évidemment très différentes
d’un peuple à l’autre, les principes qui les sous-tendent sont en réalité
universels et peu nombreux. Dans tous les cas, il s’agit essentiellement de
manifester que nous ne sommes pas soumis à notre corps au moment même où nous
satisfaisons à son besoin le plus fondamental. Comme l’écrit Roger Scruton :
« Les manières de table permettent à la bouche de conserver son caractère
social et spirituel au moment même où elle subvient aux besoins du corps. »
(« Real Men have manners », City Journal, winter 2000)) Ce qui
se déclinera, par exemple, dans le précepte de ne pas manger avant que tout le
monde soit servi (maitrise de soi) ou bien de ne prendre que de petites
bouchées (de manière à pouvoir converser en mangeant), etc. Il en est de même,
mutatis mutandis, pour la sexualité.
De même qu’il est inconvenant de
se jeter sur la nourriture, il est inconvenant de rechercher avec une avidité
manifeste la satisfaction sexuelle. Inconvenant et offensant pour celui ou
celle qui est l’objet de cette convoitise brutale. Nous n’apprécions pas d’être
considérés comme de purs objets sexuels car nous n’aimons pas être réduits à
notre corps, et qui plus est à ces parties de notre corps qui alarment le plus
la pudeur, comme le dirait Montesquieu, c’est-à-dire qui menacent le plus le
sens de notre dignité. Chez tous les peuples de la terre, l’accès à la
sexualité est donc normalement précédé de rituels, si simples soient-ils,
rituels dont l’une des fonctions est de rassurer chacun des partenaires sur le
fait qu’il n’est pas considéré comme un simple moyen de satisfaction génitale.
La sexualité humaine appelle la réciprocité des désirs et des sentiments ainsi
que la confiance mutuelle, confiance que l’autre n’abusera pas de ce moment de
vulnérabilité, confiance qu’il vous considère comme un être humain à part
entière, corps et âme, et pas comme une poupée gonflable ou un godemichet. La
confiance nécessite du temps, des paroles, et des actes en conformité avec ces
paroles. La sexualité humaine est donc naturellement liée à la poésie, à la
séduction, à l’ornement, au mariage.
Elle se vit aussi dans l’intimité,
loin du regard de quiconque, car la conscience que nous sommes observés déchire
le voile de ce qu’Erwin Straus appelle la honte protectrice, qui nous permet de
concilier notre caractère incarné avec notre caractère spirituel, dont
l’amour-propre est une composante nécessaire. Comme l’écrit Straus :
« La honte est fondamentale pour l'existence humaine et est
continuellement active ; elle n'est pas constituée de nombreux cas isolés de
honte, séparés les uns des autres dans le temps. La honte n'est pas seulement
active à certains moments et dans certaines circonstances. Lorsqu'une personne
a honte, c'est le signe que la sauvegarde permanente que constitue la honte a
été violée, que l'expérience immédiate a été mise en danger par l'entrée de
l'expérience publique. » (« Shame as a historiological problem »
dans Phenomenological psychology)
La honte protectrice n’est pas un
obstacle à l’érotisme, comme le suppose une certaine psychologie réductionniste,
elle est au contraire ce qui rend l’érotisme possible. Vécue de l’intérieur,
pour ses participants pleinement engagés dans l’acte d’amour, celui-ci
constitue une expérience qui, dans le meilleur des cas, est merveilleuse est
bouleversante. L’observateur extérieur, l’étranger qui observe cela d’un regard
froid aura plutôt tendance à conclure dédaigneusement, comme le 4ème
Comte de Chesterfield, que « Le plaisir est de courte durée, la position
ridicule et la dépense absurde. » Voilà pourquoi il est si difficile, et
si déshumanisant, de se livrer à l’acte d’amour sous le regard d’autrui ; à
peu près de la même manière que nous nous sentons mal à l’aise si quelqu’un
fixe intensément notre bouche lorsque nous sommes en train de manger. Le regard
de l’étranger transforme le privé en public, et ainsi détruit une expérience
qui ne peut exister qu’en privé.
Nantis de ces considérations,
sommaires mais déjà longues, nous pouvons comprendre pourquoi se prostituer
aussi bien que recourir à la prostitution est un mal, même si, de ce point de
vue, la balance n’est pas égale entre la prostituée et son client. Notre sens
naturel de la honte s’oppose puissamment à un tel échange tarifé, où les
participants sont réduits à leurs organes génitaux. Pour nous y livrer, nous
devons étouffer ce sentiment de honte natif. Et à force de l’étouffer nous
courons le risque de devenir des êtres éhontés, c’est-à-dire indifférents aux
autres et à eux-mêmes, incapables d’intimité et d’amour, ouverts à toutes les
bassesses et à tous les crimes. Ou alors nous courons le risque que cette
blessure permanente d’amour-propre dégénère en dégoût de soi-même et empoisonne
notre âme tout entière.
Peut-être la prostitution
est-elle un mal qu’il faut tolérer, comme nous devons tolérer bien d’autres
maux faute de pouvoir les éradiquer, mais en aucun cas les pouvoirs publics ne
devraient donner une honorabilité à cette activité en devenant eux-mêmes
proxénètes, et en accréditant l’idée que la pudeur n’est qu’un préjugé gênant
qui vient limiter vos options.
Lever l’interdit légal qui
entoure la prostitution entrainera en outre nécessairement l’expansion de la
prostitution, qui passera du stade « artisanal » actuel au stade
industriel et, la prostitution étant par nature dégradante, cette industrie
engendrera nécessairement violence, exploitation, crimes et délits en tout
genre, à commencer par l’usage des stupéfiants. Sous prétextes de soulager les
maux de quelques-uns (que nous n’aurons pas soulagés, puisque ces maux ne
peuvent être soulagés par une relation tarifée), nous aurons gravement dégradé
la condition du plus grand nombre.
Conclusion :
Mais alors, que faudrait-il faire,
puisqu’enfin la souffrance des personnes handicapées est réelle ?
La réponse, qui découle de ce qui
précède, est très simple : nous ne devons rien faire. Plus
précisément : les pouvoirs publics ne doivent rien faire. Nous devons
reconnaitre notre impuissance à trouver une solution institutionnelle à ce
problème de la sexualité des personnes handicapées.
Laissons, par conséquent, ce
problème être traité comme il l’a toujours été jusqu’à maintenant : au
niveau individuel, celui des soignants, des familles et des personnes
handicapées elles-mêmes, sans l’exposer sur la place publique et sans chercher à
nous débarrasser de la difficulté en appelant à l’aide l’Etat-nounou. Les problèmes
intimes ne peuvent être bien traités que dans l’intimité, et les souffrances
intimes des personnes handicapées ne peuvent trouver de solution éventuelle que
grâce à la sollicitude, à la bienveillance et à l’intelligence de leurs proches,
de manière individualisée, personnelle, adaptée à des circonstances à chaque
fois uniques. Et même si cela n’est pas toujours suffisant, nous n’avons rien
de mieux, et nous n’aurons jamais rien de mieux à proposer. Promettre davantage
serait mentir.
C'est très intéressant, ce qui vous nous dites de la honte. Jadis, on l'appelait la vergogne, que l'on peut gloser par "retenue, réserve, modestie, sentiment de honte et de pudeur". Et n'avoir pas de vergogne, c'est précisément être dévergondé.
RépondreSupprimerExactement.
SupprimerVotre sujet du jour m'a fait irrésistiblement penser à cette chanson de Brassens – vieille de près de 50 ans, qui s'appelait Don Juan et dont l'un des distiques disait ceci :
RépondreSupprimerGloire à la bonne sœur qui par temps pas très chaud
Dégela dans sa main le pénis du manchot
La charité chrétienne comme on l'aime.
SupprimerEt, dans la même chanson, celui-ci, qui m'est particulièrement cher :
SupprimerGloire au flic qui barrait le passage aux autos
Pour laisser traverser les chats de Léautaud…
Dire que la sexualité humaine ne se réduit pas à l’activité génitale et qu’il est impossible de séparer complètement les plaisirs de la sexualité du reste de l’existence revient en effet à contester la prémisse fondamentale de la « révolution sexuelle ».
RépondreSupprimerLa prémisse de la révolution sexuelle est dans Freud qui fait de la libido LE principe explicatif de la psyché humaine
Digère par nos gauchistes, cela donne : l’homme est naturellement bon et les détraqués sont victimes d’une frustration sexuelle causée par la société catholico-herero-patriatcale forcément lgbt-phobe et pedophilophobe
Assouvir la libido des handicapés et des grabataires n’est seulement être gentils et bienveillants, c’est aussi sauver le monde de monstres en devenir
Notre sens naturel de la honte s’oppose puissamment à un tel échange tarifé, où les participants sont réduits à leurs organes génitaux. Pour nous y livrer, nous devons étouffer ce sentiment de honte natif. Et à force de l’étouffer nous courons le risque de devenir des êtres éhontés, c’est-à-dire indifférents aux autres et à eux-mêmes, incapables d’intimité et d’amour, ouverts à toutes les bassesses et à tous les crimes
RépondreSupprimerLa prostitution a surtout mauvaise presse chez les femmes
Alors que les honnêtes femmes monnayent prestations sexuelles vont domestication du mâle pour le transformer en bon père de famille , la prostitue leur casse la baraque en se contentant de nourriture
Je ne pense pas qu'il existe un "sentiment de honte natif" qui dissuade de se prostituer ; c'est un apprentissage du sens social qui est donné à la prostitution qui produit cette idée de honte.
RépondreSupprimerEt en même temps, il ne semble pas exact que les êtres humains soient plastiques au point que l'on puisse réformer la société pour rendre neutre ou positive la perception de la prostitution. Il semble qu'il y a quelque chose d'intrinsèquement décevant ou trompeur dans la prostitution, qui génère le sentiment de réprobation à son endroit ; ce n'est donc pas non plus un pur arbitraire social.
Néanmoins, même si la prostitution s'avère intrinsèquement mauvaise, je pense que plusieurs bonnes raisons plaident pour la dépénalisation de celle-ci ; j'ai moi-même construit un argument allant dans ce sens: https://oratio-obscura.blogspot.com/2020/05/voulez-vous-moins-de-crimes-sexuels.html
Certaines mauvaises choses doivent parfois être tolérées, pour ne pas engendrer de maux plus grands. Mon point de vue est plutôt qu'elle devrait être interdite sans que les autorités essayent pour autant de la faire disparaitre. Mais cela peut dépendre des circonstances. Pour le reste, la sexualité humaine est intrinsèquement liée à la honte, donc la prostitution aussi. L'homme est "l'animal aux joues rouges".
SupprimerIl s'avère en fait que l'idée de "service public du sexe" ait déjà été proposé, et pas uniquement par le Marquis de Sade ! : https://www.liberation.fr/societe/2012/09/28/pour-un-service-public-du-sexe_849619
RépondreSupprimer"L'idée" m'avait même traversé l'esprit en 2007, sur un mode parodique qui inspira (peut-être) le Gorafi quelques années plus tard (http://beboper.blogspot.com/2007/11/les-restos-du-cul_14.html).
RépondreSupprimerLe problème de notre époque, c'est qu'on a beau se donner du mal à la caricaturer, sa réalité finit toujours par dépasser les productions des esprits les plus sarcastiques. C'est une affaire de temps...
Exactement.
Supprimer