Procédons pas à pas. Il est incontestable que nos
caractéristiques physiques ont une base génétique. En va-t-il de même pour nos
caractéristiques psychologiques ? La question est évidemment beaucoup plus
épineuse, d’une part car ces caractéristiques psychologiques sont sans conteste
infiniment plus complexes et variables que nos traits physiques et donc
beaucoup plus difficiles à saisir à l’aide des instruments de la science, et
d’autre part car les implications sont politiquement explosives. Que l’on songe
seulement aux controverses passionnées entourant la question du QI. En
l’occurrence Nicholas Wade ne s’intéresse pas au problème de l’intelligence et
il traite même avec une certaine désinvolture, ou en tout cas un certain manque
de rigueur, cette question des capacités cognitives, ce qui est peut-être de sa
part une manière de donner, malgré tout, quelques gages de bien-pensance. On ne
saurait lui en tenir gravement rigueur. Ce qui intéresse prioritairement
Nicholas Wade, ce sont nos comportements sociaux : notre capacité à
coopérer avec nos semblables, à observer des règles communes, à faire confiance
aux autres, ou bien au contraire l’agressivité, l’égoïsme, etc. Ces
comportement sociaux sont-ils purement « culturels », et donc
susceptibles d’être modifiés à volonté, comme le veut la doxa contemporaine, ou
bien ont-ils une base génétique – sont-ils l’expression de notre nature d’être
humain, et par conséquent difficile voire impossible à modifier
durablement ?
Ce qui devrait être à peu près évident, mais que
nous avons malheureusement besoin de réapprendre à l’aide de la science
moderne, est que l’homme est par nature une créature sociale, qu’il est fait
pour vivre avec ses semblables et qu’il ne peut développer pleinement toutes
ses capacités qu’en société et même au sein d’une organisation sociale d’une
certaine sorte. Aristote nous l’a déjà appris il y a plus de 2400 ans :
l’homme est par nature un animal politique. Nicholas Wade ne va pas si loin
qu’Aristote et il se contente de faire remarquer que notre sociabilité est
inscrite dans notre corps. Notre pharynx, par exemple, est spécialement adapté
pour nous permettre de parler et notre cerveau contient dès la naissance des
aires dédiées à la parole. L’homme est aussi le seul animal qui rougisse sous
l’effet de la honte, ce qui indique à la fois la conscience qu’il a de lui-même
et l’importance qu’il attache au jugement que les autres hommes peuvent porter
sur lui ; et l’on pourrait citer encore bien d’autres caractéristiques
physiques qui prouvent, au-delà de tout doute possible, que l’être humain est
sociable par nature.
Il n’est donc pas surprenant que, dès le plus jeune âge, les enfants montrent une disposition marquée à coopérer avec autrui, à partager, à se joindre à un groupe pour poursuivre des objectifs communs. Bien évidemment d’autres espèces sont également sociables, comme par exemple les grands singes, mais ce qui, du point de vue de la sociabilité, distingue les êtres humains de leurs cousins simiens, c’est ce que le psychologue Michael Tomasello a nommé « l’attention conjointe » ou « l’intentionnalité partagée » (shared intentionality), c’est-à-dire, en gros, la capacité à se mettre à la place d’autrui. L’homme peut se représenter les états de conscience des autres hommes et leur communiquer les siens. Il est donc capable d’une sociabilité beaucoup plus poussée que les grands singes. Ainsi les hommes se distinguent par leur capacité unique à élaborer en commun des normes symboliques pour l’ensemble du groupe, bien plus, par le besoin profond de créer de telles normes. Les enfants, par exemple, comprennent très tôt la notion de « règle du jeu » et sont très attachés à les faire respecter. Le besoin puissant de critiquer, et même de punir, ceux qui s’écartent des normes communément acceptées est une caractéristique distinctive des êtres humains. Ce qui, dans le fond, est une autre manière, une manière « scientifique » de dire que l’homme est le seul animal qui ait le sens de la justice, et qu’il est le seul à essayer d’ordonner sa vie en fonction de l’idée qu’il se fait de ce qui est juste.
Il n’est donc pas surprenant que, dès le plus jeune âge, les enfants montrent une disposition marquée à coopérer avec autrui, à partager, à se joindre à un groupe pour poursuivre des objectifs communs. Bien évidemment d’autres espèces sont également sociables, comme par exemple les grands singes, mais ce qui, du point de vue de la sociabilité, distingue les êtres humains de leurs cousins simiens, c’est ce que le psychologue Michael Tomasello a nommé « l’attention conjointe » ou « l’intentionnalité partagée » (shared intentionality), c’est-à-dire, en gros, la capacité à se mettre à la place d’autrui. L’homme peut se représenter les états de conscience des autres hommes et leur communiquer les siens. Il est donc capable d’une sociabilité beaucoup plus poussée que les grands singes. Ainsi les hommes se distinguent par leur capacité unique à élaborer en commun des normes symboliques pour l’ensemble du groupe, bien plus, par le besoin profond de créer de telles normes. Les enfants, par exemple, comprennent très tôt la notion de « règle du jeu » et sont très attachés à les faire respecter. Le besoin puissant de critiquer, et même de punir, ceux qui s’écartent des normes communément acceptées est une caractéristique distinctive des êtres humains. Ce qui, dans le fond, est une autre manière, une manière « scientifique » de dire que l’homme est le seul animal qui ait le sens de la justice, et qu’il est le seul à essayer d’ordonner sa vie en fonction de l’idée qu’il se fait de ce qui est juste.
Nous n’avons certes pas encore découvert de gène
de la justice (et de l’injustice) et l’on peut raisonnablement penser qu’un tel
gène n’existe pas. D’une manière plus générale, il parait vain de chercher à
expliquer par la seule génétique tous les comportements humains un peu
complexes. En revanche il est plausible, et même probable qu’un certain nombre
de comportements de base soient sous l’influence de la génétique. Par conséquent,
il est probable que nous soyons génétiquement plus ou moins prédisposés à
certains comportements, en fonction des individus mais aussi en fonction des
races. La recherche sur ce sujet n’en est qu’à ses débuts, mais au moins un
gène influant sur le comportement semble avoir été identifié, le gène MAO-A,
connu sous le surnom populaire de « gène du guerrier ».
Le gène MAO-A parait en effet jouer un rôle
important dans le contrôle de l’agressivité. L’expression des gènes est
contrôlée par ce que l’on appelle des « promoteurs », qui sont de
courtes séquences d’ADN situées à proximité du gène qu’elles contrôlent. En ce
qui concerne le gène MAO-A, celui-ci peut avoir un nombre assez variable de
promoteurs, de deux à cinq. Or les individus n’ayant que deux promoteurs du
gène MAO-A se montrent plus agressifs que les autres : ils sont plus
impulsifs, plus sujets aux addictions, sont attirés par les comportements
déviants, montent plus vite aux extrêmes face à une situation menaçante, et
sont surreprésentés parmi les délinquants. Or il se trouve que le nombre de
promoteurs du gène en question ne varie pas seulement suivant les individus
mais aussi suivant les ethnies et les races. Ainsi une étude américaine a mis
en évidence que 5% des hommes Afro-américains seraient porteurs de seulement
deux promoteurs du MAO-A, contre 0,1% parmi les hommes Caucasiens.
Une telle découverte doit évidemment être maniée
avec beaucoup de précautions, et pas seulement parce qu’elle est politiquement
explosive. D’une part rien ne nous assure que le gène MAO-A soit le seul
impliqué dans les comportements agressifs, il est même plus que probable qu’il
ne soit pas le seul. Se baser sur les variations d’un seul gène est donc
insuffisant pour affirmer que telle race ou telle ethnie serait plus
prédisposée à la violence que les autres. D’autre part les gènes ne déterminent
pas un comportement. Avoir seulement deux promoteurs du MAO-A signifie
simplement avoir une plus grande propension
à l’agressivité.
De la même manière, certains individus semblent
bien naitre avec une propension plus ou moins grande à devenir alcooliques ou à
devenir obèses, en fonction de leur hérédité. Pour autant ils ne deviendront
pas nécessairement alcooliques ou obèses, et celui qui est prédisposé à
l’agressivité ne deviendra pas non plus nécessairement un délinquant. Le
passage à l’acte dépend toujours de nous mais, dès lors que nous quittons les
cas individuels pour nous attacher aux grands nombres, nous pouvons assez
aisément discerner des « populations à risques », aussi bien pour l’obésité,
l’alcoolisme, que la délinquance. Dans ces populations à risques les individus
devront davantage se surveiller, et peut-être être aidés, pour ne pas devenir
alcooliques ou obèses, ou pour ne pas céder à leur penchant à la violence, et,
très probablement, ils seront surreprésentés parmi ceux qui in fine deviendront alcooliques, obèses,
ou délinquants.
Néanmoins la découverte du rôle joué par le MAO-A
pourrait nous aider à comprendre pourquoi, par exemple, le taux d’homicide est
significativement plus élevé dans les pays sub-saharien qu’en Europe ou en
Asie. Il nous fournit aussi une preuve du fait que chez les êtres humains
certains traits comportementaux ont bien une base génétique, ou sont influencés
par les gènes, et que ces traits comportementaux sous influence de la génétique
sont susceptibles de varier d’une race à l’autre. Tout, ou presque, reste
cependant encore à découvrir en la matière.
Une fois que nous en sommes là, nous sommes prêts
à nous lancer dans la partie la plus spéculative du livre de Nicholas Wade. Si
l’évolution de l’être humain a été « récente, ample, et régionale »
et si par ailleurs certains traits comportementaux sont sous l’influence des
gènes, n’avons-nous pas trouvé une piste sérieuse pour comprendre l’évolution
très différente des sociétés humaines sur les cinq continents ?
Ce que Nicholas Wade a en vue n’est pas l’histoire
politique mais ce que l’on pourrait appeler l’histoire des civilisations. Plus
spécifiquement Wade cherche à expliquer le développement économique très inégal
des différents continents. Comment se fait-il que tous les pays n’aient pas été
capables d’imiter le développement économique remarquable qu’a connu l’Occident
à partir du 18ème siècle ? Comment se fait-il, notamment, que
le continent africain reste tellement à la traine du reste du monde, d’un point
de vue économique, alors même qu’il a reçu plus de 2300 milliards d’aide au
développement depuis cinquante ans ? En s’appuyant sur les travaux de
l’historien Gregory Clarke, Wade suggère que cela pourrait être dû à des
différences raciales : « Se pourrait-il, » écrit-il, « que
les unités humaines qui constituent les économies ne soient pas aussi fongibles
que le présuppose la théorie économique, avec pour conséquence que les
variations de leur nature, telles que leur préférence temporelle, leur ardeur
au travail et leur propension à la violence, aient un impact sur les décisions
économiques qu’elles prennent ? » Si l’évolution génétique de
l’espèce humaine a bien été « récente, ample, et régionale » cette question est
effectivement sensée, à défaut d’être politiquement correcte.
Dans l’avant-dernier chapitre de son livre,
Nicholas Wade élargit la perspective pour s’interroger sur « l’ascension
de l’Occident » (the rise of the
West), un phénomène il est vrai bien digne d’être expliqué. Cette ascension
est en effet incontestablement le fait majeur de l’ère moderne. Comment
expliquer que les Européens et leurs « descendants », notamment les
Américains, aient pu acquérir une telle ascendance économique, militaire,
technique, sur le reste du monde depuis, grosso modo, le 16ème
siècle ? Comment expliquer que, aujourd’hui encore, en dépit d’un déclin
relatif et de deux guerres mondiales conduites essentiellement sur le sol
européen, l’Occident continue à dominer la planète ? La question pourrait
être rendue plus décisive encore si l’on ajoutait à la domination économique,
technique et militaire dont parle Nicholas Wade, l’écrasante supériorité de
l’Occident en matière de productions artistiques et de découvertes
scientifiques de premier plan, une supériorité qui a été documentée par exemple
par Charles Murray dans Human Accomplishment. Une partie de
la réponse est bien sûr que seul l’Occident a su, pratiquement jusqu’à
aujourd’hui, combiner l’ordre et la liberté, une organisation sociale et
politique forte, élaborée, englobant de très grandes masses d’hommes, mais qui
fait néanmoins une large place à la liberté individuelle et favorise
l’innovation et l’inventivité. Bref, seul l’Occident a su atteindre cet état si
désirable de la « liberté rationnelle » dont parle le Fédéraliste, et s’y maintenir, tant
bien que mal. Par contraste, les peuples non-européens paraissent toujours soit
englués dans le tribalisme, comme les peuples sub-sahariens, soit dans le
despotisme, comme nombre de peuples asiatiques, soit encore dans les deux,
comme la plupart des peuples du Moyen-Orient. Même lorsque certains peuples
non-occidentaux parviennent à concurrencer en partie l’Occident sur son
terrain, comme par exemple le Japon en matière d’économie, leurs mœurs et leur
organisation sociale conservent des caractéristiques distinctement
non-occidentales qui les empêchent de contester pleinement cette domination de
l’Occident. Ainsi, on a souvent fait remarquer, à juste titre, que, presque un
siècle et demi après le début du Meiji, les Japonais n’ont pas encore produit
de grandes réalisations scientifiques qui soient à la hauteur de leurs remarquables
prouesses technologiques. Peut-être est-ce parce que les secondes s’accommodent
bien plus que les premières de la recherche du consensus et du respect
scrupuleux des hiérarchies sociales qui continuent à caractériser les mœurs du
Japon.
Mais cette explication – l’Occident a inventé la
« société ouverte » - pourrait elle-même appeler une autre
explication : pourquoi seul l’Occident l’a-t-il inventé ? Et pourquoi
cette invention semble-t-elle si difficile à exporter ? Il est très
tentant de penser que, en-deçà des causes politiques, religieuses ou
« culturelles », des forces naturelles sont à l’œuvre et que les
différentes civilisations sont, en partie au moins, le produit de différences
génétiques entre les races. Cependant, entre émettre une hypothèse vraisemblable
et prouver cette hypothèse il y a une très grande distance, et Nicholas Wade a
l’honnêteté de reconnaître qu’il ne peut pas la franchir. En fait, à le lire,
il est à peu près évident que nous ne sommes aujourd’hui guère plus avancés que
Montesquieu lorsque celui-ci proposait sa théorie des climats pour essayer
expliquer les caractères des peuples.
L’une des raisons de cela est certes que nous n’en
sommes qu’au début de l’exploration du génome humain. Mais une autre raison est
aussi la division intellectuelle du travail qui prévaut dans les universités
occidentales et qui fait que les spécialistes en génétique ont souvent une
compréhension faible des questions dites « culturelles » ou
philosophiques, et inversement. Ainsi, par exemple, on pourra légitimement
trouver bien peu convaincante l’explication darwinienne de « l’instinct
religieux » de l’homme que propose Nicholas Wade, tout simplement car
celle-ci repose sur une compréhension très appauvrie de ce qu’est une religion.
Plus directement en rapport avec le sujet qui nous préoccupe, Wade justifie à
plusieurs reprises son hypothèse selon laquelle certaines différences
culturelles s’ancreraient dans des différences génétiques par l’affirmation que
ce qui est « culturel » doit être éminemment variable et facile à
transposer. Par conséquent, si nous constatons qu’une certaine
« culture » persiste pendant des siècles et qu’il ne parait pas
possible de la faire adopter par d’autres peuples, cela doit signifier que
cette « culture » a une base génétique. Ce qui rend ce raisonnement
superficiellement plausible est le fait qu’il repose sur une tautologie :
par définition la nature (la génétique) est ce qui est permanent tandis que la
convention (la « culture ») est variable. Cependant le fait que la
« culture » soit en théorie plus fluide que la génétique ne nous aide
pas à séparer le « culturel » du génétique tant que nous n’aurons pas
répondu à la question : fluide à quel point ? Cette variabilité doit
elle se mesurer en années, en décennies, en siècles, en millénaires
peut-être ? Bref, que la « culture » soit par définition plus
variable que le patrimoine génétique (qui n’est lui-même pas immuable, selon la
théorie de l’évolution) n’implique aucunement qu’une « culture » ne
pourrait pas se perpétuer à peu près identique à elle-même pendant des siècles.
Pour en décider il faudrait déterminer bien plus précisément que ne le fait
Nicholas Wade ce que peut bien être une « culture » et comment elle
se transmet. Malheureusement, autant l’auteur de A troublesome inheritance semble à son aise lorsqu’il parle de
génétique, autant il parait souvent chaussé de semelles de plomb lorsqu’il
aborde des questions plus philosophiques.
De la même manière, Nicholas Wade affirme que
l’homme est naturellement imitateur et que, par conséquent, les peuples
devraient facilement adopter les pratiques de leurs voisins dès lors qu’il est
évident que celles-ci conduisent au succès, par exemple en matière de commerce.
Il fait ainsi remarquer : « Les populations Malaises, Thaï ou Indonésiennes
qui abritent en leur sein des populations chinoises prospères peuvent envier le
succès des Chinois mais elles semblent étrangement incapables de le copier. Les
êtres humains sont hautement imitateurs et si le succès commercial des Chinois
était purement culturel, tout le monde devrait facilement pouvoir adopter les
mêmes méthodes. » D’où il en conclut que le succès commercial des Chinois
doit avoir une base génétique.
Il est effectivement possible que cela soit le
cas, mais l’argument est singulièrement faible et aucunement conclusif. On
pourra facilement accorder que l’être humain est naturellement imitateur, mais pourquoi
donc les populations Malaises, Thaï ou Indonésiennes devraient-elles
« imiter » les pratiques chinoises plutôt que, par exemple celles de
leurs ancêtres, et perpétuer ainsi leur propre « culture » au lieu
d’adopter celle des Chinois ? Parce que la « culture » chinoise
conduit au succès commercial ? Mais cela suppose que le désir de
s’enrichir soit un motif qui l’emporte sur tous les autres, qui l’emporte par
exemple sur le désir de perpétuer ses propres traditions et de suivre la voie
de ses ancêtres, pour ne rien dire d’autres motifs qui peuvent parfaitement
conduire à mépriser l’enrichissement, ou bien à refuser les moyens qui mènent à
l’enrichissement. Car il est parfaitement possible de désirer une chose tout en
méprisant les moyens qui pourraient y conduire, et par conséquent de se priver
volontairement de cette chose. Nul besoin d’invoquer une quelconque
prédisposition génétique pour expliquer cela.
Considérons simplement ce qu’écrivait Tocqueville
à propos des Indiens d’Amérique :
« Il est facile de prévoir que les indiens ne
voudront jamais se civiliser, ou qu’ils l’essaieront trop tard, quand ils
viendront à le vouloir. »
« Les hommes qui se sont une fois livrés à la vie
oisive et aventureuse des chasseurs sentent un dégout presque insurmontable
pour les travaux constants et réguliers qu’exige la culture. On peut s’en
apercevoir au sein même de nos sociétés ; mais cela est plus visible encore
chez les peuples pour lesquels les habitudes de chasse sont devenues des
coutumes nationales. (…) Les indigènes de l’Amérique du nord ne considèrent pas
seulement le travail comme un mal, mais comme un déshonneur, et leur orgueil lutte
contre la civilisation presque aussi obstinément que leur paresse. Il n’y a
point d’indien si misérable qui, sous sa hutte d’écorce, n’entretienne une
superbe idée de sa valeur individuelle ; il considère les soins de l’industrie
comme des occupations avilissantes ; il compare le cultivateur au bœuf qui
trace son sillon, et dans chacun de nos arts il n’aperçoit que des travaux
d’esclave. Ce n’est pas qu’il n’ait conçu une très haute idée du pouvoir des
blancs et de la grandeur de leur intelligence ; mais s’il admire le résultat de
nos efforts, il méprise les moyens qui nous l’ont fait obtenir et, tout en
subissant notre ascendant, il se croit encore supérieur à nous. »
Il est certes tout à fait possible que la
répugnance des Indiens à adopter les mœurs occidentales ait en réalité une
cause génétique, mais cela est simplement de l’ordre du possible, et le fait
qu’ils restent obstinément attachés à leurs pratiques ancestrales ne prouve
rien. En fait, tant que nous n’aurons pas découvert la fonction précise de
chacun des gènes qui composent le génome humain, une analyse comme celle de
Tocqueville, en termes de paresse et d’orgueil, restera beaucoup plus
convaincante que des spéculations sur une possible prédisposition génétique. Et
sans doute même le restera-t-elle après que nous ayons acquis cette
connaissance, si nous l’acquérons un jour.
Allons plus loin. Il serait légitime de se
demander pourquoi Nicholas Wade a choisi d’inclure toutes ces spéculations dans
son livre. Les deux premiers points, celui portant sur la réalité biologique
des races et celui portant sur la part génétique de certains comportements
sociaux auraient pu, semble-t-il, largement suffire à remplir son livre et à en
assurer le succès, ou au minimum à susciter la controverse. Pourquoi y ajouter
ces considérations sur le destin des civilisations ? Non pas, pour le
répéter, que ces considérations ne soient pas intéressantes, ni que les
hypothèses émises ne soient pas plausibles, mais toutes les hypothèses
intéressantes et plausibles méritent-elles d’être mises sur la place
publique ? Cette question, c’est Nicholas Wade lui-même qui nous invite à
la lui poser. Le deuxième chapitre de son livre est en effet consacré aux
« perversions de la science » (c’est là son titre), c’est-à-dire aux
conséquences politiques désastreuses qui, par le passé, ont pu être tirées des
découvertes de Darwin et de la génétique. On peut penser, bien évidemment,
qu’il s’agit là en partie pour l’auteur de payer son écot à la dénonciation
obligatoire des horreurs du racisme avant d’aborder lui-même des sujets
sulfureux, mais même en ce cas nous aurions tort de ne pas prendre au sérieux
les leçons que contient ce chapitre. Il ne s’agit nullement de pratiquer une
énième reductio ad hitlerum en
sous-entendant que parler de races et de génétique conduit inévitablement aux
camps de concentration et aux chambres à gaz, mais simplement de rester humble
face à l’étendue de notre ignorance ainsi que de tenir compte des effets
politiques probables des idées que nous mettons en circulation dans le grand
public.
Nicholas Wade rappelle ainsi utilement que, au
début du 20ème siècle, le « darwinisme social » a connu
une grande vogue intellectuelle et a commencé à être mis en pratique dans les
pays même qui, peu de temps après, allaient lutter de toutes leurs forces
contre l’Allemagne nazie, à savoir la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. L’idée
générale, adaptée des théories de Darwin, est que les institutions et les lois
ne devraient pas entraver le processus de la sélection naturelle au sein de la
société, comme elles le font trop souvent dans les nations civilisées. En
protégeant ses membres les plus faibles, les moins capables, les moins
intelligents, une société favorise leur perpétuation et leur propagation et
ainsi s’expose à une dégénérescence progressive. Il s’agit donc de laisser à
nouveau opérer le salutaire principe de « la survie du plus apte » au
sein de la société, notamment en supprimant les lois dites
« sociales » et en décourageant les conduites charitables. Ces idées,
défendues notamment par Herbert Spencer, s’allièrent avec la science génétique
naissante en une combinaison intellectuellement très séduisante mais qui allait
se révéler désastreuse en pratique : l’eugénisme, un concept inventé par
le cousin de Darwin, Francis Galton.
Les prémisses en sont très simples : dans les
nations civilisées les catégories supérieures de la population ont une
fécondité déclinante, tandis qu’à l’inverse les catégories inférieures ont une
fécondité stable ou en croissance. Or les qualités individuelles, et notamment
l’intelligence (Galton est l’un des inventeurs des tests de QI), sont largement
héréditaires. Dans un régime libre, comme la Grande-Bretagne du 19ème
siècle, ces qualités sont concentrées essentiellement dans les classes moyennes
et supérieures de la population : leur position sociale supérieure
provient justement de leurs qualités morales et intellectuelles supérieures. A
l’inverse, les tares physiques, intellectuelles et morales tendent à
s’accumuler dans les catégories inférieures. Il s’agira donc d’encourager les
classes supérieures à avoir plus d’enfants, et à l’inverse de décourager la
reproduction des classes inférieures, ou du moins de ne pas favoriser leur
fécondité par des lois inappropriées.
La notion d’eugénisme rencontra un vif succès en
Grande-Bretagne et aux Etats-Unis pendant les premières décennies du 20ème
siècle. Adoubées et diffusées par nombre des plus grands savants et
intellectuels de l’époque, les idées eugénistes gagnèrent rapidement les
cercles politiques les plus élevés, mais ce fut principalement aux Etats-Unis
qu’elles trouvèrent une traduction pratique. Toutefois cette traduction ne fut
peut-être pas tout à fait celle que ses promoteurs attendaient initialement.
Encourager la natalité des classes supérieures pouvait paraître une idée
impeccable (qui pourrait être contre le fait que la société compte plus de gens
intelligents ?) mais elle était aussi impraticable : nul gouvernement
n’a encore trouvé le moyen de faire en sorte que les classes moyennes et
supérieures désirent avoir plus d’enfants. En revanche décourager ou empêcher
les individus « inaptes » d’avoir des enfants était beaucoup plus
faisable, et c’est donc dans cette direction que s’orienta le courant
eugéniste : vers la mise à l’écart et la stérilisation des individus jugés
« incapables ». Ce programme reçu pour ainsi dire l’imprimatur de la
Cour Suprême des Etats-Unis dans un arrêt rendu en 1927, Buck v. Bell, qui portait sur le cas d’une femme que l’Etat de
Virginie désirait stériliser au motif qu’elle-même, sa mère et sa fille,
étaient déficientes mentales. La cour suprême donna raison à l’Etat de Virginie
et le juge Oliver Wendell Holmes, écrivant pour la majorité, employa cette
formule, devenue fameuse, pour justifier l’action eugéniste des pouvoirs
publics : « Trois générations d’imbéciles sont assez. »
« L’eugénisme, » écrit Nicholas Wade,
« qui avait commencé comme une proposition politiquement impraticable de
favoriser la reproduction entre les familles de bonne race, s’était maintenant
converti en un mouvement politique ayant pignon sur rue porteur de conséquences
sinistres pour les pauvres et les individus sans défense. »
En 1930, 24 Etats des Etats-Unis avaient adoptés
des lois visant à stériliser les « incapables », et au début 1940
35 878 Américains avaient été stérilisés ou castrés contre leur gré.
La leçon à retenir de ce triste épisode de
l’histoire américaine est double. Elle doit tout d’abord nous rappeler combien
il est délicat de vouloir transposer au domaine des affaires humaines les
méthodes et les catégories de la science naturelle moderne. L’eugénisme peut
sembler n’être rien d’autre que l’application de la théorie darwinienne aux
sociétés humaines, et une simple transposition de ce que nous faisons avec nos
animaux domestiques, mais ce qui est relativement simple avec les animaux
devient extraordinairement compliqué dès lors qu’il s’agit de l’être humain.
Pour n’évoquer qu’un seul problème, la notion de « plus apte », qui
est relativement simple lorsque nous considérons une espèce animale, devient
extrêmement difficile à déterminer dans le cas de l’homme. A la différence des
qualités animales, les qualités humaines sont fondamentalement ambigües et trop
interdépendantes les unes des autres pour qu’il nous soit sans doute jamais
possible d’isoler quelques traits pour essayer « d’améliorer »
l’espèce. Que signifie la perfection dans le cas d’un être humain ? Pour
ne prendre qu’un seul exemple, l’intelligence, qui est sans conteste une
composante indispensable de bien des vertus, et que nous savons à peu près
mesurer, est en elle-même une qualité douteuse. Elle peut servir aussi bien à
bâtir et à conserver qu’à détruire, elle peut nous aider à découvrir la vérité ou
nous perdre dans des labyrinthes de son invention, elle peut nous élever très
au-dessus des animaux ou nous faire descendre très en-dessous d’eux, et ainsi
de suite. Sommes-nous sûr qu’une société comportant plus d’intellectuels serait
une chose si désirable ? Un simple coup d’œil sur notre histoire récente
devrait suffire, semble-t-il, pour dissiper une telle illusion.
La seconde leçon est que les théories ne doivent
pas seulement être considérées du point de vue de leur mérite philosophique
mais aussi du point de vue de l’effet moral ou politique qu’elles peuvent
produire, ainsi que l’écrivait Tocqueville à Gobineau. Nous pouvons sans doute
faire crédit aux fondateurs du concept d’eugénisme de n’avoir pas voulu toutes
les conséquences condamnables qui ont été tirées de leur théorie, mais il faut
reconnaître qu’il était quelque peu naïf de leur part de ne pas comprendre que
de telles conséquences avaient toutes chances d’être tirées un jour. Or,
considéré sous cet angle, il faut reconnaître que les spéculations auxquelles
se livre Wade ne sont pas nécessairement anodines. Tocqueville décrivait les
théories raciales de son ami Gobineau comme « vraisemblablement
fausses » et « certainement pernicieuses », pernicieuses
notamment car elles encourageaient un « monstrueux fatalisme » chez
leurs auditeurs : « Quel intérêt peut-il y avoir, » écrivait-il,
« à persuader à des peuples lâches qui vivent dans la barbarie, dans la
mollesse ou dans la servitude, qu’étant tels par la nature de leur race il n’y
a rien à faire pour améliorer leur condition, changer leurs mœurs ou modifier
leur gouvernement ? Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent
naturellement tous les maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la
violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses
formes ? » Les spéculations de Nicholas Wade sur le rôle des
différences raciales dans l’évolution des civilisations ne méritent sans doute
pas un jugement aussi sévère, ne serait-ce que parce que l’auteur de A troublesome inheritance reconnaît
franchement leur caractère spéculatif et qu’il est bien plus mesuré que ne
l’était Gobineau. Il prend par exemple soin d’écrire : « En ce qui
concerne le comportement, génétique ne signifie pas immuable ».
Mais en dépit des nuances de son propos et des
précautions qu’il prend, on peut se demander si Nicholas Wade ne pourrait pas
lui aussi encourir à juste titre le reproche de favoriser le fatalisme. C’est
là le défaut commun de toutes les doctrines qui tentent de substituer la race à
la politique comme catégorie fondamentale de l’histoire humaine. Que l’auteur
lui-même ait mis ou pas ce fatalisme dans sa doctrine importe bien moins que le
fait qu’il est à peu près inévitable que la foule, « qui suit toujours les
grands chemins battus en fait de raisonnement », l’en fasse sortir. Si
nous péchions par excès d’enthousiasme et par une confiance exagérée dans nos
propres forces, nous rappeler les limites de nos possibilités pourrait être
salutaire, mais en matière politique nous ne sommes aujourd’hui que trop portés
à croire qu’un destin irrésistible nous emporte, que ce destin se nomme
d’ailleurs « progrès » ou « déclin ». Une dose supplémentaire
de fatalisme n’est sans doute pas ce dont nous avons le plus besoin.
Néanmoins, ces reproches mis à part, quelles
leçons positives pouvons-nous tirer de A
troublesome inheritance ?
Oublions les spéculations sur le destin des
civilisations qui, à l’heure actuelle et pour sans doute encore longtemps,
restent par trop spéculatives et potentiellement porteuses de conséquences
politiques indésirables. En revanche, apprendre que la science confirme ce que
nos yeux nous disent et que nous ne pouvons pas nous empêcher de percevoir est
une excellente chose. Oui, les races sont une réalité biologique, et non il ne
s’agit pas uniquement d’une question de couleur de peau. La diffusion de ce
savoir peut nous permettre d’espérer mettre fin un jour à cette double
injonction absurde et destructrice qui nous est constamment adressée
aujourd’hui : nier l’existence des races et en même temps les magnifier à
travers ce qu’on appelle le multiculturalisme. Car les « cultures »
que le multiculturalisme prétend défendre, promouvoir et faire coexister
paisiblement, recoupent presque systématiquement des catégories raciales ou
ethniques. Une société « multiculturelle » n’est pas une société dans
laquelle cohabiteraient paisiblement des catholiques des protestants, des
athées, des orthodoxes, etc. c’est une société dans laquelle cohabitent des
Blancs, des Noirs, des Jaunes, des Maghrébins, etc. Multiculturel n’est qu’une
manière hypocrite de dire « multiraciale ». Et cependant une telle
société multiculturelle/multiraciale ne peut sembler possible et désirable que
pour autant que nous nions l’existence des races. Car si les races existent, et
que par conséquent nous les remarquons, il est inévitable que les différences
raciales jouent un rôle dans les relations humaines. Il est inévitable
notamment que des groupes humains aux différences physiques clairement marquées
ne se mélangent que peu et tendent à former des communautés distinctes,
séparées les unes des autres, à la fois géographiquement et moralement, car la
ressemblance est une condition fondamentale de la confiance sociale, et donc de
la coopération. Il est inévitable également que des groupes aux aptitudes
légèrement différentes obtiennent globalement des résultats différents, par
exemple en matière scolaire ou sur le marché du travail, et qu’ainsi une
société multiculturelle soit une société fortement stratifiée selon des lignes
raciales, ce qui, dans un régime comme la démocratie libérale, ne peut manquer
d’être une source de tensions et de récriminations infinies. Ainsi, si A troublesome inheritance n’avait qu’un
mérite, ce serait sans doute celui-ci : nous aider à dévoiler le
multiculturalisme pour ce qu’il est : un projet hasardeux et très
certainement pernicieux.
on note qu'en ce début de 21ème siècle, l'eugénisme reprend ses droits sous d'autres formes: congélation des ovules, technologies NBIC développées par les géants de l'internet. Et enfin, la Chine a bien compris cette logique: un être humain c'est de la chimie (biologie) et du déterminisme social, donc l'état va agir sur les deux: sélection des parents selon les gênes et système éducatif super performant:
RépondreSupprimerhttp://www.vice.com/fr/read/des-bebes-genies-chinois
Bien ou non, il va falloir s'armer...
Je prolonge votre article plutôt que de commenter le fond, qui me demande trop de temps à l'heure où je vous écris. Ça fait plaisir de vous relire.
Merci Cherea.
SupprimerComme je l'explique dans l'article, je suis très sceptique au sujet de l'eugénisme. Autant le dysgénisme me parait possible, autant l'eugénisme me parait hors de notre portée, indépendamment de toute considérations morales (légitimes par ailleurs). Comme assez souvent il est plus aisé de faire le mal que le bien, malheureusement.
Avoir un système éducatif performant, en revanche, on sait comment faire, ou en tout cas un système plus performant que le notre - ce qui n'est pas très difficile. Mais je doute fort que nous le fassions jamais.
J'ai mis un peu de temps pour comprendre que cet article sort intégralement de votre plume et n'est pas une traduction mais un compte-rendu de lecture.
RépondreSupprimerC'est de très haute facture et un vrai régal à lire.
Ces problèmes ont été traités par le philosophe Raymond Ruyer dans plusieurs de ses livres avec beaucoup d'acuité. Encore un grand penseur qui a été rejeté dans les ténêbres extérieures par la doxa.
Ruyer était au programme de l'agrégation cette année pour son livre Néo-finalisme...
RépondreSupprimerNormalement je supprime les commentaires anonymes, mais comme Roland Gérard est passé avant moi je le laisserai subsister. Si vous voulez lui répondre, faites l'effort de prendre un pseudonyme. Merci d'avance.
SupprimerL'agrégation de philosophie ?
RépondreSupprimerQue dire ou qu'écrire devant une telle perfection, ici pas de flagornerie, juste une admiration sincére devant un tel ouvrage de traduction.
RépondreSupprimerMerci Grandpas, mais pour une fois il ne s'agit pas d'une traduction mais bien d'un compte-rendu sorti intégralement de ma petite tête. Il est vrai qu'en ce moment je publie surtout des traductions, la confusion est donc bien excusable. Un truc pour reconnaitre une traduction : je la fais toujours précéder d'un paragraphe introductif, en italique.
Supprimerpour moi une traduction demande aussi effort intellectuel intense car pour faire ce compte rendu vous avez du traduire et lire l’ouvrage en anglais ce qui pour moi est impossible car je fais parti de ces français pourquoi plus 1 milliard d' égoïste ne parlent pas ma langue.
SupprimerA propos de voile avez vous aperçu mon magnifique prao sur ma page Facebook entre deux bagnoles.