Il y a peu je vous présentais la traduction d’un texte de Théodore
Dalrymple portant sur Freud. Il me paraissait donc normal de parler aussi de
Lacan, l’autre grand responsable de la vogue, heureusement très déclinante, de
la psychanalyse. Pour ce faire j’ai traduit un texte de l’excellent Raymond
Tallis, qui est un compte-rendu de la traduction anglaise de la biographie
canonique de Lacan par Elisabeth Roudinesco. Après avoir complété cette
traduction de l’article de Tallis, je me suis aperçu qu’il en existait déjà une
aisément accessible sur internet. Tant pis. De toute façon la mienne est
sûrement bien meilleure, c’est évident…
Amusez-vous bien.
Le psy venu de l’enfer
Les historiens du futur qui
tenteront de rendre compte de la fraude institutionnalisée qui a pour nom
« La Théorie » accorderont sûrement une place centrale à l’influence
du psychanalyste français Jacques Lacan. Il est l’une des plus grosses araignées
qui se tient au cœur de la toile de pensées confuses pas-complètement-pensables
et d’affirmations sans preuves de portée illimitée, que les praticiens de la
theorrhoea[1]
ont tissé dans leur version des humanités. Une grande partie des dogmes
centraux de la théorie contemporaine provient de lui : que le signifiant
l’emporte sur le signifié ; que le monde des mots crée le monde des
objets ; que le « Moi » est une fiction basée sur une
négociation œdipienne lors de la transition du stade du miroir au stade symbolique ;
et ainsi de suite. La traduction en anglais de cette biographie écrite par une
de ses disciples (Elisabeth Roudinesco, Jacques
Lacan. Esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée) est par
conséquent un évènement de première importance. C’est une lecture éprouvante,
mais aucun de ceux qui infligent à des étudiants une lecture lacanienne de la
littérature, ou du féminisme, ou du moi, ou du développement de l’enfant, ou de
la société, ou de la vie, ne devrait se voir épargner cette épreuve.
Lacan naquit en 1901 dans une
famille aisée de la classe moyenne et fit des études de médecine. Il fut tout
d’abord attiré par la neurologie mais abandonna bientôt cette discipline parce
que les troubles dont souffraient les patients étaient trop « routiniers »,
comme l’explique sa biographe (qui sympathise manifestement avec son
insensibilité). Si le récit que fait Elisabeth Roudinesco est fidèle à la
réalité, sa première présentation de cas à la Société de Neurologie a dû être
un fiasco : selon elle son patient était atteint de « désordres
pseudo-bulbaires de la moelle épinière » - une impossibilité neurologique.
(L’innocence avec laquelle Roudinesco rapporte toute sortes de bourdes
médicales fait de ce livre une lecture particulièrement troublante pour un
médecin). Abandonner la neurologie fut à l’évidence une sage réorientation
professionnelle. Malheureusement, bien qu’il ait manqué de toutes les qualités
nécessaires pour faire un médecin à moitié convenable (à savoir la gentillesse,
le bon sens, l’humilité, le sens clinique et un solide savoir) Lacan
n’abandonna pas complètement la médecine, seulement ses fondements
scientifiques. Il choisit d’être psychanalyste, un domaine dans lequel, au lieu
de poser des diagnostics, il pourrait les imposer.
Il jeta son dévolu sur Marguerite
Pantaine, une femme tragiquement délirante qui avait tenté de tuer une actrice
célèbre. Durant un an, lui et Marguerite furent, selon Roudinesco,
« inséparables » (elle n’avait pas le choix, étant alors en
détention). L’histoire élaborée qu’il concocta à son sujet devint la base de
toute une théorie de l’âme malade et lui donna la matière de sa thèse de
doctorat. Dans la grande tradition de la psychanalyse, « il
n’écoutait », écrit Roudinesco, « pas d’autres vérités que celles qui
confirmaient ses propres hypothèses. » Plus précisément, la vérité était
ce qui confirmait ses hypothèses : dans le cas de Marguerite Pantaine,
« il projeta non seulement ses propres théories sur la folie chez les
femmes, mais aussi ses propres fantasmes et ses obsessions familiales ».
Pour ce viol d’une âme, Lacan obtint son doctorat et sa réputation fut faite.
Jusqu’à la fin de ses jours, Marguerite conserva un vif ressentiment pour la
manière dont il s’était servi d’elle. Avec de bonnes raisons : les théories
fumeuses de Lacan, partiellement empruntée à Salvador Dali, prolongèrent
probablement son incarcération. Pour couronner le tout, il
« emprunta » tous ses écrits et toutes ses photographies et refusa de
lui en rendre quoique ce soit.
Lacan ne publia ensuite que peu
de cas personnels. Au lieu de cela, il recycla certains des cas les plus
célèbres de Freud, dans le but avoué de rétablir la vérité des idées
freudiennes qui, selon lui, avaient été déformées par les freudiens. N’étant
plus encombré par les données cliniques, il était libre de donner toute sa
mesure et de proclamer ces idées générales, obscures et impossibles à vérifier
– même Mélanie Klein les trouvait trop difficiles à comprendre – qui firent de
lui une superstar internationale, furent sacralisées par ses disciples et sont fondamentales
pour les theorrhiciens. Ses doctrines – un brouet indigeste fait d’emprunts
souvent inavoués à des auteurs dont les disciplines lui étaient étrangères,
exprimés dans un jargon emprunté et des néologismes opaques – étaient des taches
de Rorschach dans lesquelles on pouvait voir n’importe quoi. Les idées de Lacan
étaient protégées contre l’évaluation critique par son style, dans lequel,
selon Roudinesco, « une dialectique entre la présence et l’absence alternait
avec une logique de l’espace et du mouvement. »
Le soutien le plus puissant de
ses doctrines, cependant, était l’aura qui l’entourait. Lacan était un bel
homme élégant et, comme beaucoup de psychopathes physiquement attirants, il
était capable d’inspirer un amour inconditionnel. Il en jouait à fond pour
satisfaire son appétit sans limite pour l’argent, la célébrité et le sexe. Il
tenait ses disciples, qui « l’adoraient comme un Dieu et traitait son
enseignement comme de saintes écritures », dans une peur constante de
l’excommunication ; l’absence de Lacan était une catastrophe ontologique
équivalente à l’absence de Dieu. Tous ceux qui tombaient sous l’emprise du
Maitre abdiquaient tout sens critique.
Il justifiait son terrorisme
intellectuel par le fait qu’il était entouré d’ennemis qu’il devait combattre.
Une sorte d’ennemis qu’il s’abstint ostensiblement de combattre, ce furent les
forces d’occupation allemandes durant la seconde guerre mondiale. Bien qu’il
soit demeuré en France, il arrangea ses affaires de manière à mener une
existence entièrement sûre et entièrement confortable. Il estimait, selon l’un
de ses admirateurs, Jean Bernier, que « les évènements que l’histoire le
forçait à affronter ne devraient avoir aucun effet sur son mode de vie, comme
il convient à un esprit supérieur. » En tant que médecin il avait de nombreux
privilèges et en usait sans réserve. Les grandes batailles de son existence
eurent donc lieu en temps de paix, tout particulièrement avec l’Association
Psychanalytique Internationale (API) dont il finit par être exclu en 1963.
Lacan a dépeint cette rupture
comme le résultat d’un conflit idéologique entre les tenants de la vieille
école et les freudiens progressistes, authentiques, représentés par lui-même.
En réalité le point de discorde était sa rapacité. Il avait besoin de maximiser
le nombre de patients qu’il recevait afin de financer son train de vie fastueux
(il mourut multimillionnaire). Il commença à raccourcir la durée de ses
séances, sans raccourcir en proportion ses honoraires, jusqu’à dix petites
minutes. Malheureusement, la théorie freudienne fixe la durée minimum d’une
séance à 50 minutes. Lacan fut, par conséquent, avertit de manière répétée par
l’API. Selon Roudinesco, il fit plusieurs conférences devant la Société
Psychanalytique de Paris pour affirmer que des séances plus courtes
produisaient chez les patients un sentiment bénéfique de frustration et de
séparation, « transformant la relation de transfert en une
dialectique » et « réactivant les désirs inconscients. » Par
ailleurs il mentit à l’API sur la durée de ses séances. En dépit de cette
double précaution il fut sermonné, et quitta l’association.
Menacé d’une perte de revenus, il
créa sa propre Ecole Française de Psychanalyse, sur laquelle il avait un contrôle
absolu. Ses travaux, écrit Roudinesco, « se concentraient sur le désir, la
transmission, et l’amour, et tout cela finit par se focaliser sur la personne
de Lacan lui-même. » Désormais il pouvait rendre ses séances aussi
courtes, et aussi onéreuses, qu’il lui plaisait. Même lorsqu’elles eurent été
réduites à une minute ou deux, il lui arrivait fréquemment de recevoir son
tailleur, son pédicure et son barbier pendant qu’il conduisait ses cures
analytiques. Dans les dernières années, le processus de raccourcissement trouva
son aboutissement naturel dans la « non-séance » dans laquelle
« le patient n’était autorisé ni à parler ni à se taire » Lacan
« n’ayant pas de temps à perdre avec le silence. » Grâce aux
non-séances il pouvait recevoir environ 80 patients par jour durant l’avant-dernière
année de sa vie. Les non-séances étaient peut-être un progrès par rapport aux
séances, durant lesquelles, désinhibé par la démence, il se laissait aller à son
mauvais caractère, se mettait en colère contre les patients et à l’occasion les
frappait ou leur tirait les cheveux.
Les conséquences calamiteuses de
ce genre de traitement étaient entièrement prévisibles : ses patients se
suicidaient avec une fréquence qui aurait inquiété un homme armé d’une
confiance en soi moins robuste. Il affirmait que cela était dû à la sévérité
des cas qu’il traitait mais il se pourrait que cela ait aussi eut un rapport
avec la manière dont il commençait et terminait ses analyses sur un caprice, et
avec le fait qu’il pouvait parfois abandonner, sans préavis, des gens qu’il
avait « soigné » pendant des années. Le brillant ethnologue Lucien
Sebag se tua à l’âge de trente-deux ans après que son traitement ait été
brutalement interrompu – parce que Lacan voulait coucher avec la fille
adolescente de Sebag. Cela ne veut pas dire que le docteur Lacan ait souvent
été arrêté par des scrupules moraux si délicats. Il choisissait fréquemment ses
maitresses parmi ses analystes en formation (qui de surcroit étaient
vulnérables parce qu’elles avaient besoin de lui pour se voir reconnaitre le
droit de s’installer comme analystes lacaniennes) et également parmi ses
analysantes ordinaires. Pour sa défense, Roudinesco signale que Lacan n’a
jamais eu de rapports sexuels dans sa salle de consultation. On soupçonne
cependant que, étant donné la forme du divan de l’analyste, cette retenue était
dictée davantage par des considérations mécaniques que morales.
Selon le principe credo ut intelligam, ses disciples
continuèrent à le croire même lorsque, dans ses dernières années, il souffrait
manifestement de démence vasculaire. Il devint obsédé par une figure
mathématique particulière, appelée le nœud Borroméen, dans lequel il voyait la
clef de l’inconscient, de la sexualité et de la situation ontologique de l’être
humain. Ses fantaisies mathématiques, pseudo-logiques – la culmination de la
science « culte du cargo » de son école - exposées durant des
séminaires interminables torturaient l’esprit des membres de sa congrégation, qui
souffraient atrocement de leur incapacité à leur trouver un sens. Ils se
sentaient indignes du Maitre. Même ses épisodes d’aphasie, dus à des mini-AVC,
furent considérés comme des « interprétations », au sens technique de
transmettre « la signification latente de ce que l’analysant avait dit et
fait. » Lorsque, vers la fin de sa vie, il fut devenu sourd et que ses
réponses furent encore plus déconnectées de ce qu’on lui disait, cela
occasionna des discussions prolongées parmi ses disciples au sujet du sens de
ses mots et de ses actes. Même lorsque, la dernière année, son esprit fut
devenu entièrement absent, Lacan continua d’être amené à des réunions
« afin de légitimer ce qui se faisait en son nom » et « les gens
influençables l’entendaient parler à travers son silence. »
Lorsqu’il mourut, en 1981, une
guerre totale se déclencha parmi ses disciples. En une décennie 34 associations
étaient apparues dont chacune affirmait être la seule représentante du
véritable esprit de Jacques Lacan et la seule héritière de son héritage
intellectuel. Même maintenant, 15 ans après sa mort, cet extraordinaire
charlatan est toujours capable de susciter l’adoration parmi les gens
vulnérables et crédules. Roudinesco, en dépit du fait qu’elle expose
suffisamment d’affaires embarrassantes pour faire pendre Lacan dix fois, semble
tout lui pardonner à cause de son « génie » en tant que clinicien et
en tant que penseur. Elle ne remet pas davantage en cause la moindre de ses
idées fondamentales, en dépit du fait que, dans son livre de 500 pages, elle ne
daigne ni les exposer de manière cohérente ni offrir la moindre preuve de leur
validité : elle est trop occupée avec les divisions, les schismes et les
influences. Le seul fait que Lacan ait soutenu les doctrines qui sont associées
à son nom est apparemment une preuve suffisante de leur vérité.
Son héritage extravagant se perpétue
aussi dans des lieux éloignés de ceux où il fit du mal à ses patients, ses
collègues, ses maitresses, ses épouses, ses enfants, ses éditeurs, ses
rédacteurs, et ses adversaires – dans les départements de littérature, dont les
résidents essayent encore aujourd’hui, ou prétendent essayer, de donner un sens
à ses enseignements gnomiques, totalement dépourvus de fondements, et les
infligent à des étudiants déboussolés. Aleister Crowley, le penseur du 20ème
siècle auquel Lacan ressemble le plus, n’a pas eu autant de chance après sa
mort.
Les lacaniens peuvent toujours
arguer que le grand édifice des Ecrits n’est pas ébranlé par les révélations au
sujet de sa vie : les pensées du Maitre devraient être jugées sur leur
seul mérite. Cependant, en l’absence de toute base logique ou de toute preuve
empirique, l’autorité de sa pensée a reposé presque exclusivement sur
l’autorité de l’homme. Découvrir que Lacan était le psy venu de l’enfer n’est
pas conséquent pas dépourvu de pertinence. La biographie rédigée par Roudinesco
devient ainsi un ouvrage libérateur pour ces étudiants, forcés par des
enseignants dépourvus de sens critique et incapables de distinguer le beurre de
la margarine, à essayer de comprendre et de donner un sens à ses absurdités.
Cet acte de libération est d’autant plus irrésistible qu’il est l’œuvre d’un de
ses disciples et est par conséquent en partie involontaire.
Raymond Tallis – Times
Higher Education, 31 octobre 1997
Il y a une erreur dans ce passage :
RépondreSupprimer"Le brillant ethnologue Lucien Sebag se tua à l’âge de trente-deux ans après que son traitement ait été brutalement interrompu – parce que Lacan voulait coucher avec la fille adolescente de Sebag."
A 32 ans Sebag n'avait pas de fille adolescente. En réalité c'est Sebag qui était amoureux de la fille de Lacan.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lucien_Sebag
Le cas de Lacan est suffisamment chargé comme cela, inutile de charger la barque avec des soupçons d'éphébophilie.
Vous oubliez cependant un point important : Lacan est un auteur très intéressant, parfois même drôle. Avant de le déclarer illisible, vous devriez en lire un peu, juste pour voir. Je vous conseille "Encore" pour commencer.
RépondreSupprimerArticle sur la psychanalyse et l'autisme. Cet article permet de comprendre à quel point la psychanalyse est du charlatanisme.
RépondreSupprimerhttp://www.slate.fr/tribune/56681