Lorsqu’un livre me parait
suffisamment intéressant pour cela, que je m’en sens le courage et que j’ai le
temps, je m’efforce de vous en proposer un compte-rendu. C’est ce que j’aurais
fait pour le livre de Daniel Mahoney, « L’idole de notre temps – comment la
religion de l’humanité corrompt le christianisme », si Pierre Manent n’avait
écrit une préface à cet ouvrage qui en présente l’argument bien mieux que je ne
pourrais sans doute le faire. Par conséquent j’ai jugé plus avisé de me
contenter de vous traduire ladite préface qui, je l’espère (c’est le but), vous
donnera envie de lire le livre lui-même.
Un apéritif pour préparer des
agapes plus substantielles en quelque sorte.
Bon appétit !
***
« Avec ce livre, Daniel J.
Mahoney a écrit une analyse opportune, lucide et convaincante, ainsi qu’un
réquisitoire accablant, contre l’une des pathologies morales les plus répandues
et les plus invalidantes de notre temps. Laissez-moi essayer de couper à
travers sa richesse et sa complexité pour aller au cœur de son argument.
Par le terme général
« humanitarisme », le professeur Mahoney désigne une opinion
omniprésente, faisant autorité, et qui est le plus puissant facteur dans la
formation de nos pensées, de nos sentiments et de nos actions, publiques aussi
bien que privées. C’est une opinion qui commande et qui interdit, qui inspire
et qui intimide, c’est une opinion régnante.
Je la résumerais de la manière suivante : la paix et l’unité appartiennent
à la condition naturelle du genre humain ; inversement, sa fragmentation
en corps politiques séparés jaloux de leur indépendance est la source
empoisonnée de tous les maux de la condition humaine. Ainsi, ce qu’il convient
de faire, l’entreprise méritoire, est d’œuvrer à la pacification et à
l’unification du genre humain par l’effacement ou l’affaiblissement des
frontières, l’accélération de la circulation des biens, des services, de
l’information, et des êtres humains, de favoriser le développement d’un
sentiment de solidarité toujours plus vaste et plus fort entre les pays et les
peuples. En conséquence, considérer les choses humaines du point de vue de sa propre
communauté – de son bien commun et du contenu et de la qualité particulière de
son éducation et de son mode de vie – est intrinsèquement mauvais car cela
revient à tourner le dos au reste de l’humanité. Considérer les choses humaines
sous l’angle de l’unification imminente ou croissante du genre humain, sous
l’angle de ce qui est commun à tous les êtres humains – par conséquent
considérer les affaires humaines sans la moindre préférence (et même avec une
dose de saine antipathie) pour ce qui est notre – est intrinsèquement bien et
« progressiste ». Telle est l’opinion régnante de notre temps que le
professeur Mahoney soumet à une analyse pénétrante.
Sous l’apparence d’une
impartialité ou d’une universalité séduisante, cet « humanitarisme »
implique un brouillage généralisé des points de repère à partir desquels les
êtres humains s’orientent, en tant qu’agents moraux et en tant que citoyens
libres. Si nous trouvons de moins en moins aimer et à admirer, et même à
comprendre, dans les associations humaines auxquelles nous appartenons et
desquelles nous tirons la plus grande part de nos ressources morales et
intellectuelles, et qu’à la place nous cultivons une préférence de principe
pour ce qui est étranger, lointain, pour ce qui est « autre » de
manière générale – c’est-à-dire pour ce qui est au-delà de notre savoir
pratique et notre expérience réelle – alors ce que le professeur Mahoney
appelle notre « cognition morale » est altérée, et même gravement
déformée. Prétendant être les heureux habitants d’un monde composé d’une
infinie variétés de cultures toutes également dignes du même respect, nous
vivons dans un univers moral factice où l’idéologie règne sans partage, car il
n’y a aucune expérience réelle et sincère derrière ce respect proclamé. Nous ne
sommes plus des citoyens, des membres d’un corps de citoyens, nous ne sommes
plus des agents moraux qui participent à une tradition concrète d’expérience et
de jugement moral, mais des « hommes nouveaux » engagés dans une
expérimentation déraisonnable et en définitive fallacieuse, c’est-à-dire la
production d’une « humanité nouvelle », une humanité factice coupée
de ses vraies ressources, que celles-ci appartiennent à la vie civique, morale
ou religieuse.
Cette perspective sur les
affaires humaines – ce « nouveau monde merveilleux (Brave new
world) » n’est pas la conséquence d’un développement récent, même si
dernièrement elle est devenue particulièrement arrogante ou intolérante. Comme
le professeur Mahoney l’explique de manière lumineuse dans le chapitre qu’il
consacre à la « religion de l’humanité » d’Auguste Comte, cette
mentalité est coextensive avec la transformation spécifiquement moderne, ou
démocratique, de notre condition sociale. Avec l’indépendance américaine et la
Révolution française, les peuples occidentaux découvrirent qu’ils pouvaient
s’organiser eux-mêmes sans référence à une Loi divine mais plutôt selon les
droits de l’homme ; dès lors que l’humanité est devenue l’horizon de
l’action humaine le plus éloigné et ayant le plus d’autorité, l’idée de
l’Humanité devient nécessairement l’idée la plus haute et possédant le plus
d’autorité. Dès lors que le Dieu chrétien n’est plus la clef de voute du
caractère sacré de ce qui est commun, il est inévitable que le genre humain
lui-même devienne Dieu – non pas un sens vague ou métaphorique, mais en un sens
politiquement pertinent : l’humanité est la seule grande chose que les
citoyens peuvent spontanément et sincèrement considérer comme plus grand
qu’eux-mêmes, le véritable Grand-Être. La reconstitution de la religion de
l’humanité d’Auguste Comte à laquelle se livre le professeur Mahoney n’est pas
simplement une investigation intéressante appartenant au domaine de l’histoire
des idées ; elle fait partie d’une question pressante adressée à chaque
citoyen et à chaque être pensant, tout au moins dans le monde occidental,
puisqu’il s’agit de démêler le Dieu chrétien du Grand-Être humanitaire, ou
inversement.
Comme chacun le sait, il existe
un mur solide de séparation entre l’Eglise et l’Etat dans nos régimes
démocratiques, et nous en sommes reconnaissants. Cependant, cet arrangement
institutionnel ne résout pas tous les problèmes relatifs à notre double nature
en tant que citoyens chrétiens, si nous nous trouvons être chrétiens. Notre
caractère amphibie est rendu plus embarrassant par chaque progrès de la
religion de l’humanité, qui enveloppe d’un halo de suspicion ou d’illégitimité
nos vies à la fois civiques et chrétiennes. Au lieu d’être séparées, la
religion et la politique risquent de se confondre dans le régime humanitaire,
dans la mesure où la religion de l’humanité semble faire de l’Etat et de
l’Eglise une seule et même chose.
En tant que citoyens, nous avons
besoin de pouvoir exercer nos droits et remplir nos devoirs dans une
association politique dont la légitimité ne saurait être remise en question au
nom de « l’humanité », comme lorsque l’on prétend que le gouvernement
légitime d’une nation n’a pas le droit de déterminer quelles personnes il
acceptera à l’intérieur de ses frontières, puisque les migrants ne font
qu’exercer leurs droits humains. Selon cette conception des choses, les droits humains
l’emportent sur toutes les considérations de justice ou de prudence politique.
En ce qui concerne les citoyens qui sont aussi des chrétiens, ceux-ci sont dans
l’obligation de réfléchir sérieusement à la signification et à la physionomie
authentiques de leur religion, tout particulièrement puisqu’on leur répète
constamment que la vérité effective de leur religion se trouve dans l’élan
humanitaire et la religion de l’humanité. Le livre du professeur Mahoney vise à
dissiper la confusion engendrée par cette religiosité de pacotille et à sauver
les expériences chrétiennes et civiques de leur parodie humanitaire.
La question du véritable sens du
christianisme est d’autant plus embarrassante et controversée que les propos
tenus en public et en privé par le pape actuel ont constamment contribué à
brouiller les distinctions les plus sages et les plus nécessaires. Le
professeur Mahoney est remarquablement avisé et équitable dans son analyse et
son évaluation de la pensée du pape François.
Son objectif est de contribuer à
la compréhension de l’articulation entre la perspective du citoyen et celle du
chrétien – une articulation qui est déformée, et même brisée lorsque nous
amalgamons le citoyen et le chrétien en un « citoyen du monde » qui
ne voit aucune différence entre les nations et les religions et qui voit son
prochain partout excepté parmi ses concitoyens. Par une lecture attentive et
perspicace des écrits du philosophe russe Vladimir Soloviev, il explique
comment la tentation de confondre ces deux perspectives peut apparaitre et
comment il est possible de lui résister, ainsi qu’il convient de le faire. Pour
rendre explicite de manière très concrète ce que signifie être un chrétien
sérieux qui se conduit comme un bon citoyen dans des circonstances données, le
professeur Mahoney a recours à l’enquête littéraire et historique menée par
Alexandre Soljenitsyne dans le contexte de l’histoire russe, et tout
particulièrement la révolution de février 1917. Ce que montre clairement le
grand écrivain russe, dont le professeur Mahoney est aujourd’hui l’interprète
le plus compétent et le plus judicieux, c’est que les vertus chrétiennes ne
peuvent pas consister à saper ou à émasculer les vertus civiques. Tandis que
les chrétiens visent nécessairement des objectifs plus lointains ou plus
élevés, leurs vertus en tant que citoyens appartiennent pleinement aux vertus
cardinales qu’ils partagent avec leurs concitoyens athées ou agnostiques. Ils
se doivent d’être courageux, modérés, justes et prudent – une tâche difficile
qu’ils ne devraient pas éviter ou éluder au prétexte d’un « amour »
ou d’une « ouverture » inconsidérés.
Le cœur de la difficulté se
trouve dans ce que le professeur Mahoney appelle, à la suite d’Alain Besançon,
« la falsification du bien ». Ce qui rend l’humanitarisme ou la
religion de l’humanité si séduisante c’est qu’elle procure à ses adeptes la
certitude de bien faire en même temps que le sentiment d’être bon, et ce
d’autant plus que, dans le monde de la fraternité, l’essentiel de l’action
consiste à ressentir. C’est une offre à laquelle il est difficile de
résister ! Ce qui est décisif c’est la prétendue évidence et la facilité
du bien, qui consiste simplement dans le fait de reconnaitre et d’apprécier la
similitude de « l’autre ». La moindre objection ou la moindre
réticence suscite une ardente indignation : comment pouvez-vous ne pas
voir que le bien est le bien ? Lorsque « être bon » semble
synonyme avec le fait d’être un être humain et de reconnaitre que
« l’autre » est aussi un être humain, comment pouvez-vous avancer des
arguments et des distinctions ? Comment pouvez-vous seulement raisonner ? Comment pouvez-vous ne
pas voir qu’un pont est bien et qu’un mur est mauvais ?
D’une main habile et sûre, le
professeur Mahoney trace les contours, le rythme, d’une délibération morale
sérieuse. Au lieu de vous fier à l’évidence souvent superficielle ou trompeuse
du bien, soyez sur vos gardes contre l’inévitable emprise du mal !
Distinguer entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste, est le thème de la vie pratique. Se rendre
capable d’opérer cette distinction nécessite une longue et rigoureuse éducation
de ce juge impartial, mais trop souvent paresseux ou trop facilement corrompu,
que la tradition occidentale appelle la conscience. Nous avons besoin d’une
conscience bien éduquée et bien entrainée pour affronter les défis de la vie
privée et de la vie politique. Une compassion facile ne saurait faire
l’affaire. Elle succombera simplement à la falsification du bien.
Les habitants du monde occidental
sont soumis à la pression d’une proposition impie soutenue par l’Etat et les
élites dirigeantes, y compris nombre de dignitaires de l’Eglise, que je
résumerais de la manière suivante : obéir à la loi et répondre à l’appel
du devoir ne sont pas des composantes essentielles dans la poursuite d’une vie
bonne et accomplie ; le mal, pour déplorable qu’il soit, n’est pas un
ennemi implacable nécessitant notre vigilance et notre résistance constantes,
il est une nuisance qui va progressivement s’estomper à mesure que nous
abandonnons les vieux stéréotypes et les nouvelles suspicions et que nous
reconnaissons de grand cœur, et sans délai, la bonté des autres. Le professeur
Mahoney argumente de manière très convaincante que cette manière de penser
implique la mort honteuse de la vertu civique, de même que de toute attention
sérieuse envers la proposition chrétienne. Avec des arguments historiques et
philosophiques rigoureux, il reconstitue le pédigrée de cette « nouvelle
moralité » et défend de manière persuasive un retour à une juste
compréhension de la vie civique – c’est-à-dire, la vie dévouée au bien commun –
et de la vie chrétienne – c’est-à-dire, la vie dévouée au bien le plus élevée,
qui est plus qu’humain. Il argumente de manière virile et généreuse en faveur
de la difficulté de ce qui est juste et noble, de même que pour la justice et
la noblesse de ce qui est difficile. »
Merci, excellent texte, mais si la religion Chrétienne est si aisément subvertie c'est qu'elle pose au départ une "égalité" de tous les hommes dont l'aboutissement est le "Bioléninisme" l'union des médiocres contre tout ce qui les dépasse.
RépondreSupprimerJe ne suis pas sûr qu'elle soit si aisément subvertie, mais elle a une pente, sur laquelle elle doit constamment s'empêcher de glisser. En cela elle n'est pas différente de n'importe quelle autre religion ou n'importe quel régime politique.
SupprimerTout le monde tient le bien pour le bien.
RépondreSupprimerC'est en cela que réside son mal.
dit le Tao.
Merci à vous!
RépondreSupprimerAcheté.
...Et votre productions livresque?