En revoyant ce film merveilleux,
j’ai senti le besoin d’écrire quelque chose à son sujet, pour essayer de fixer
ce qu’il me semblait avoir perçu. Si vous ne l’avez pas encore vu, je vous
envie : il vous reste le plaisir de découvrir ce chef-d’œuvre.
***
« Qu’elle était verte ma
vallée » nous montre une communauté traditionnelle qui rentre en collision
avec la modernité, à travers l’histoire d’une des familles de cette vallée, les
Morgan. La dislocation de la famille Morgan sous les coups de boutoir du monde
moderne parait tout avoir de la tragédie, mais c’est un témoignage éloquent de
la grandeur et de la subtilité de John Ford, le réalisateur, que ce drame
familial apparaisse au spectateur comme une sorte de poème élégiaque, où la
douceur et la beauté l’emportent sur la tristesse, et non comme une
dénonciation ou une lamentation. Car les changements du monde qui brisent
l’harmonie de la vallée et celle de la famille Morgan ne sont pas si extérieurs
aux protagonistes qu’il pourrait sembler au premier abord. La tragédie, si
tragédie il y a, est celle de la condition humaine, traversée de tensions
insolubles qui font de la vie des hommes un équilibre précaire. Mais ces
tensions elles-mêmes sont source de la beauté, de la bonté et de la grandeur
qui brillent si vivement dans les souvenirs du narrateur, et qui brillent aussi
pour le spectateur.
La famille Morgan, le père,
Gwilym Morgan, son épouse, Beth, leurs six garçons et leur fille, Angharad,
vivent dans la vallée de Cwm Rhondda, située dans le sud du pays de Galles,
durant la seconde moitié du 19ème siècle (ni le nom du village où
vivent les Morgan ni la date exacte ne sont jamais précisés). Pour ceux qui y
vivent, Cwm Rhondda parait être le monde tout entier. Nous ne voyons ni
n’entendons parler de police, de tribunal, de banque, de chemin de fer, de
télégraphe ou de quoi que ce soit qui pourrait relier la vallée au reste du
vaste monde. La frontière la plus lointaine parait être celle de la vallée d’à
côté, d’où vient la jolie épouse de l’un des six frères, Ivor. Bien entendu le
jeune couple s’installe juste à côté de chez les parents d’Ivor. Bien que les
habitants de Cwm Rhondda aiment la reine d’Angleterre « comme leur
mère », le gouvernement du Royaume-Uni semble être pour eux une notion superflue
et celui-ci ne parait intervenir d’aucune manière significative dans leurs
vies.
Outre leur famille, la vie des
habitants se partage entre deux pôles : l’église et la mine. Tous sont
membres de la même église protestante, tous travaillent à la mine dont le puits
domine le village et dont les terrils, nous dit le narrateur, n’avaient pas
encore commencé à recouvrir la vallée. Leur distraction principale est le
chant. Les hommes chantent en revenant du travail, ils chantent à l’église, et
ils chantent si bien que la reine les invite un jour à venir se produire devant
elle.
Ainsi close sur elle-même, la vie
des habitants de Cwm Rhondda apparait idyllique au narrateur, le jeune Huw
Morgan, le cadet de la famille, par les yeux duquel nous voyons se dérouler la
plupart des scènes, et cette vie parait également intemporelle.
Mais bien sûr cette clôture et
cette immobilité ne sont qu’apparentes. La modernité s’est déjà introduite dans
la vallée, sous la forme de l’industrie minière. Cette modernité industrielle
est ce qui donne une certaine prospérité aux habitants de Cwm Rhondda, car si
les mineurs vivent chichement selon nos critères actuels ils ne sont nullement
misérables. Le jeune Huw se rappelle qu’il y avait toujours sur la table de son
père, au retour du travail, du bœuf ou du mouton, et certainement la famille
Morgan ne parait manquer de rien d’essentiel. Huw peut même aller régulièrement
s’acheter des caramels à la confiserie du village. La mine est aussi ce qui
donne leur fierté aux hommes du village, la légitime fierté de celui qui gagne
son pain à la sueur de son front dans un travail astreignant et dangereux. La
modernité n’est certainement pas un mal sans mélange.
Cependant, l’industrie minière
implantée à Cwm Rhondda signifie que la vallée est soumise aux mouvements du
monde extérieur. Lorsque les propriétaires de la mine rencontrent des
difficultés à écouler leur production, ou lorsque d’autres industries ferment
dans d’autres vallées, la conséquence est que les salaires sont revus à la
baisse et que certains mineurs sont licenciés. Ces difficultés économiques
amènent finalement les hommes à se mettre en grève. En voyant les hommes du
village retourner chez eux en silence, le visage grave, le pasteur, Mr.
Gruffydd, remarque que « quelque chose vient de disparaitre de cette
vallée qui ne reviendra peut-être jamais. » Ce qui a disparu n’est pas
seulement le temps où il y avait « du travail et du respect pour
tous », comme se le rappelle le père avec nostalgie, c’est surtout
l’harmonie politique et familiale de la communauté.
Les frères de Huw pensent qu’il
est temps de fonder un syndicat pour égaliser les rapports de force avec les
propriétaires de la mine. Leur père répond qu’il ne tolèrera pas d’entendre ces
discours « socialistes » sous son toit et, lorsqu’il refuse de
reprendre la discussion une fois à table, les quatre fils ainés quittent la
maison familiale pour aller habiter ailleurs. Gwilym Morgan est un patriarche
bienveillant et il ne fait aucun doute que tous ses enfants l’aiment
profondément. La façon dont son fils ainé le défie sans lui manquer de respect
est d’ailleurs à la fois subtile et touchante : « Nous ne remettons
pas en cause votre autorité, monsieur », lui dit-il lorsque son père lui
intime de ne pas prendre la parole sans qu’il l’y ait autorisé, « mais si
les bonnes manières nous empêchent de dire la vérité, alors nous serons sans
manières. » Mais il est un homme de l’ancien monde, qui ne voit pas que ce
monde auquel il est habitué est en train de disparaitre inexorablement.
Gwilym Morgan a sans doute tort
de voir du « socialisme » dans la fondation d’un syndicat. Son idée
du socialisme est manifestement très approximative, ce qui est parfaitement
normal pour un homme très peu instruit. Mais il perçoit correctement que le
socialisme signifie la lutte des classes et qu’un syndicat est, inévitablement,
un instrument de la lutte des classes. Fonder un syndicat signifie admettre que
les relations entre les mineurs et les propriétaires de la mine sont basés sur
le rapport de force et sur une sorte de crainte mutuelle et non sur une sorte
d’harmonie naturelle. A ses fils, qui lui disent que les propriétaires vont
baisser les salaires jusqu’à ce que les mineurs meurent de faim, Gwilym Morgan
répond qu’ils n’en feront rien car les propriétaires « sont des hommes
comme nous » ; ce à quoi son fils ainé réplique : « ils
sont des hommes, oui, mais pas comme nous ».
Pour avoir refusé de soutenir la
grève, Gwilym Morgan est en butte à l’hostilité croissante des grévistes, qui
menacent de s’en prendre physiquement à lui. Mais les poings de ses fils sont
là pour le défendre et, lors d’une réunion nocturne, Beth Morgan prends tous
les hommes à témoin qu’elle tuera de ses propres mains ceux qui toucheront à
son mari. La menace semble être prise au sérieux. Puis la grève cesse. La vie
parait reprendre son cours. Mais quelque chose s’est bel et bien brisé à
jamais, dans la vie du village et dans celle des Morgan.
Qui a raison, de Gwilym Morgan ou
de ses fils ? John Ford nous permet de nous en faire une idée lorsque le
propriétaire de la mine vient rendre visite au patriarche de la famille Morgan.
Gwilym reçoit le propriétaire avec déférence, et pieds-nus car il était en
train de prendre un bain de pieds, ce qui pourrait sembler quelque peu
humiliant. Mais il s’avère que le propriétaire, Mr Evans, vient demander une
faveur. Il vient demander à Gwilyn la permission que son fils ait la permission
de parler à Angharad, la seule fille des Morgan, « avec sa
permission ». Cette abondance de permissions signale l’embarras de Mr
Evans. Gwilyn Morgan se rembrunit lorsqu’il apprend de quoi il est question et
il déclare : « nous sommes une famille très fière, monsieur
Evans. » « Je sais, je sais », soupire Mr Evans, qui prend cette
déclaration pour un refus et s’apprête à partir. Mais Gwilym Morgan le rattrape
et lui dit : « Dites à votre fils que je lui donne la permission de
venir me parler. » Mr Evans, manifestement surpris et très soulagé, le
remercie chaleureusement de cette permission.
Le fils de Mr Evans rentre chez
les Morgan et, bien qu’il reste parfaitement poli, tout indique chez lui un
profond mépris pour cette famille de mineurs dont il vient pourtant courtiser
la fille, ce que jamais n’aurait fait le fils d’une vieille famille bourgeoise
ou aristocratique.
Mr Evans, l’actuel propriétaire
de la mine, appartient à l’ancien monde, comme Gwilyn Morgan. Peut-être a-t-il
commencé lui aussi au fond de la mine. Il y a en tout cas entre lui et ses
employés une proximité et une certaine familiarité qui sont absentes chez son
fils. Son fils est un héritier, qui a toujours vécu dans un monde très
différent de celui des autres habitants de la vallée, et les rapports avec lui
seront manifestement très différents de ce qu’ils étaient avec son père. Le
temps de l’harmonie – nécessairement précaire – entre le capital et le travail
est bel et bien terminé, et le mariage d’Angharad avec le fils du propriétaire
ne fera qu’aggraver cette rupture car ce mariage, nous le voyons immédiatement,
sera malheureux.
Comment pourrait-il en être
autrement, indépendamment même du mépris de classe manifesté par le fils de Mr
Evans – épouser une femme dont on méprise la famille n’est jamais une bonne
idée – puisqu’ Angharad est profondément amoureuse du nouveau pasteur, Mr.
Gruffydd ?
Mr. Gruffydd est lui aussi, à sa
manière, une intrusion de la modernité dans la communauté traditionnelle de Cwm
Rhondda. Il travaillé pendant dix ans comme mineur puis est allé étudier à
l’université de Cardiff. Ses idées politiques sont moins désuètes que celle de Gwilyn
Morgan et il soutient les fils de ce dernier dans leur volonté de fonder un
syndicat, tout en les exhortant à user de cette force collective « de manière
responsable ». Il tente surtout d’infléchir les opinions religieuses des
habitants du village, en les amenant vers un christianisme plus tolérant, basé
sur l’amour du prochain et non sur la crainte du châtiment divin. Mr. Gruffydd
apparait ainsi comme une sorte de modernisateur religieux et politique, bien
que cette modernité reste évidemment très relative mesurée à l’aune de nos
critères contemporains. Cette attitude le met en opposition avec le conseil des
diacres qui dirige la paroisse et qui est dominé par Mr. Parry, un homme à
l’esprit étroit et manifestement dépourvu de bonté.
A la fin du film, Mr. Gruffydd
doit quitter Cwm Rhondda et il reconnait qu’il a échoué dans sa tentative de
réformer la foi archaïque de la communauté. Seuls quelques-uns, dit-il, ont été
sensibles à la vérité qu’il était venu apporter. Ironiquement, l’un des rares
paroissiens qu’il a su toucher est Angharad.
Le credo nouveau qu’il a tenté de
prêcher, dimanche après dimanche, a ébranlé l’éducation traditionnelle de la
jeune femme. Lorsque Mr. Parry excommunie, en quelque sorte, une femme qui a eu
un enfant hors mariage, Angharad est scandalisée et prend la défense de
celle-ci. A Mr. Gruffydd, qui tente de la raisonner, Angharad réplique qu’il ne
sait pas ce qui pourrait arriver « à une pauvre fille lorsqu’elle aime
tellement un homme que simplement ne plus le voir pour un moment est une
torture ». Nous comprenons, rétrospectivement, que l’enseignement de Mr.
Gruffydd a porté ses fruits chez la fille des Morgan. Il ne fait pas de doute,
en effet, que Mr. Parry est un être mesquin, qui prend un plaisir mauvais à
torturer moralement une jeune fille déjà fort malheureuse, et ainsi il est
facile de partager l’indignation d’Angharad. Mais il ne fait pas de doute non
plus qu’une communauté comme celle de Cwm Rhondda dépend de manière décisive du
respect du mariage, et qu’en conséquence ceux qui ont des faiblesses coupables
doivent nécessairement être ostracisés d’une manière ou d’une autre, si dur que
cela puisse nous paraitre. Cet ostracisme nécessaire et dur est beaucoup mieux
soutenu par la peur de l’enfer que par l’amour du prochain. Un Dieu d’amour
peut-il sérieusement se scandaliser d’une faute provoquée par l’amour ? Et
l’amour que nous devons porter à notre prochain ne nous commande-t-il pas de
considérer ce genre de faute plus avec pitié qu’avec colère ? En prenant
la défense, au nom de l’amour, de la jeune femme adultère, Angharad a déjà fait
un pas hors de la moralité traditionnelle qui régit Cwm Rhondda et qui est celle de
ses parents. Un peu plus tard, Angharad avouera à Mr. Gruffydd qu’elle l’aime,
ce qui est un second pas hors du cercle de la tradition. Cet amour est à
l’évidence réciproque mais Mr. Gruffydd, sentant sans doute la précarité de sa
position à Cwm Rhondda, explique à Angharad qu’il refuse de lui faire partager
sa pauvreté. Lors de la scène suivante, Angharad sort de l’église au bras du
fils de Mr. Evans, le visage fermé. A ce mariage personne n’est joyeux et Gwilyn
Morgan doit réprimander ses camarades mineurs pour que ceux-ci consentent à
chanter.
L’enseignement nouveau apporté
par Mr. Gruffydd est à la fois ce qui a
permis, ou tout au moins ce qui a favorisé, l’attraction mutuelle entre le
pasteur et Angharad mais également ce qui a rendu cet amour impossible, et il
est évident que l’un comme l’autre en porteront la blessure et le regret
jusqu’à la fin de leurs jours. Angharad sera aussi malheureuse en ménage que
ses parents ont été heureux et les ragots qui l’accompagneront – car son amour
pour le pasteur n’est pas passé inaperçu des commères du village –
empoisonneront la vie de ses parents pendant longtemps. L’harmonie familiale de
la communauté a été brisée aussi sûrement par la présence de Mr. Gruffydd que
l’harmonie politique l’a été par la grève. Pour autant, il ne fait guère de
doute, pour le spectateur, que les fils de Gwilyn Morgan avaient raison de
vouloir fonder un syndicat et que Mr. Gruffydd avait raison d’essayer de sortir
ses paroissiens de leurs superstitions. Mais ni les uns ni les autres n’ont
anticipé le prix qu’il faudrait payer pour leurs actions.
Le film prend fin sur la mort de Gwilyn
Morgan dans un éboulement. Le monde ancien disparait avec lui. Pourtant, en
dépit de cette double disparition, le film ne se conclut par sur une note
tragique. Beth Morgan affirme que son mari lui est apparu pour lui parler
« des choses glorieuses qu’il a vues », et le narrateur, Huw, déclare
« les hommes comme mon père ne peuvent pas mourir, ils sont avec moi,
aussi réels dans mes souvenirs que lorsqu’ils étaient en vie, aimant et aimés à
jamais – Ô, qu’elle était verte, ma vallée… »
Tout ce qui est humain doit
périr, d’une manière ou d’une autre, mais le bien, lui, est éternellement
possible, et peut-être même un bien éternel. La vie humaine n’est donc pas une
tragédie, même si elle est inévitablement faite d’épreuves, qui parfois peuvent
briser notre cœur. Les chefs-d’œuvre, comme « Qu’elle était verte ma
vallée », sont ceux qui savent nous le faire sentir et nous ouvrir à la
complexité inépuisablement fascinante de notre existence.
Ce film, c'est vous qui me l'aviez fait découvrir. Une très belle découverte.
RépondreSupprimerC'est un très beau film.
SupprimerMerci beaucoup pour cette critique cinématographique !
RépondreSupprimerJe vous en prie.
SupprimerCritique bien argumentée. Autre article consacré à ce film, dans le même registre élogieux :
RépondreSupprimerhttp://www.dvdclassik.com/critique/qu-elle-etait-verte-ma-vallee-ford
De Ford, toutefois, je continuerai à préférer *L'homme tranquille*, et aux films de Ford, ceux signés Mankiewicz et Lewin. ;-)
De gustibus, etc.
SupprimerMerci beaucoup. Si vous ne connaissez pas ces merveilles que sont les films de Ozu, je vous les conseille ardemment. Eux aussi parlent du choc entre modernité et tradition et ils ne sont pas moins chaleureusement humain quoique dans le registre du réalisme plutôt que du mythologique à la Ford. Une nouvelle parution prochainement?
RépondreSupprimerJ'ai vu beaucoup de films d'Ozu lorsque j'étais jeune homme, peut-être tous même. Mais cela remonte déjà à loin, maintenant...
Supprimer"Le voyage à Tokyo " reste un des plus bouleversants d'Ozu sans le moindre pathos.
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