Par Roger
Scruton, City Journal, winter 2000
« Les manières font l'homme »
- le vieil adage nous rappelle une vérité importante : on ne nait pas être
humain, on le devient, et on le devient par la relation aux autres. Bien sûr,
un être humain peut exister dans un état de nature, sauvage, muet, solitaire.
Mais il n'aurait pas alors notre forme de vie distinctive ; en un sens
important, il ne serait pas une personne.
Les manières étaient autrefois
décrites comme « la petite morale », c'est-à-dire tous ces aspects de
la morale dont les juges et les prêcheurs ne parlent pas, mais sans lesquels
les prêcheurs n'auraient personne à qui parler. Les dix commandements ne
s'adressent pas à des sauvages : ils présupposent une communauté d'auditeurs
déjà existante, des personnes déjà en relation avec leurs « voisins »,
qu'ils pourraient voler, tuer, cocufier ou offenser. Les manières, correctement
entendues, sont les instruments qui nous permettent de traverser l’existence,
de gagner le respect et le soutien des autres, et de former des communautés,
qui sont quelque chose de plus que la somme de leurs membres. Mais dans un
monde où les gens se hâtent d'aller d'un but à l'autre, sans guère se soucier
des formes qui assurent le respect et l'approbation de leurs semblables, ces
vérités sont de plus en plus difficiles à percevoir.
Dans la course au profit, la
personne polie est apparemment désavantagée. Elle ne coupe pas les files
d'attente ; elle ne crie pas, ne pousse pas et ne se bat pas pour atteindre la
marchandise ; elle perd des moments précieux en cédant la place à des personnes
plus lentes et moins bien armées ; elle s'assied pour manger avec sa famille et
ses amis, au lieu d’engloutir un sandwich sur le pouce ; elle écoute patiemment
des gens ennuyeux et prend du temps pour des personnes qui en ont simplement
besoin ; elle permet aux relations de se développer lentement et dans une
atmosphère de respect mutuel ; si elle poursuit un but en cherchant à vous
connaître, elle ne le révélera qu'au moment opportun, et lorsqu'elle sera sûre
que vous ne vous sentirez ni utilisé ni offensé. Bref, c'est un perdant : ou du
moins, c'est ce que semblent penser beaucoup de gens, qui voient dans la
politesse un obstacle à la réussite personnelle. Dans un monde de compétition
acharnée, l'impoli sera le premier à franchir la ligne d’arrivée. Alors
pourquoi être poli ?
Ce raisonnement semble
particulièrement persuasif à une époque où chacun peut obtenir tant de choses
sans la coopération des autres. Autrefois, les gens avaient besoin de quelqu'un
pour cuisiner pour eux, parler avec eux pendant le repas, se détendre avec eux
autour d'un jeu de cartes. Les voisins dépendaient les uns des autres pour les
divertissements, le transport, les soins, les courses, mille et un besoins
quotidiens. Aujourd'hui, cette dépendance s'amenuise, du moins en surface, qui
est ce à quoi se cantonnent la plupart des gens. La télévision a supprimé le
besoin de formes coopératives de divertissement ; la restauration rapide et les
plats à emporter ont rendu la cuisine obsolète ; les supermarchés regorgent de
solipsistes solitaires qui cherchent silencieusement de quoi nourrir leur
famille d'une personne. Dans certains lieux de travail, les gens ont certes
besoin de l'acceptation et de l'approbation des autres pour accomplir leur tâche
quotidienne, mais de nombreux bureaux sont des lieux de solitude, dans lesquels
le seul objet d'étude est un écran d'ordinateur et le seul moyen de
communication un téléphone.
Le fait que nous puissions
survivre sans manières, cependant, ne prouve pas que la nature humaine n'en a
pas besoin d'une manière plus profonde. Après tout, nous pouvons survivre sans
amour, sans enfants, sans paix, sans confort ou sans amitié. Mais toutes ces
choses sont des besoins humains, puisque nous en avons besoin pour être heureux.
Sans eux, nous ne sommes pas comblés. Et il en va de même pour les manières.
Ce sont les enfants qui nous
rappellent le plus vivement cette vérité. Parce qu'il existe un besoin profond
(un besoin tenant à l'espèce) de les aimer et de les protéger, il existe un
besoin profond de les rendre aimables. En leur apprenant les bonnes manières,
nous ajoutons la touche finale aux membres potentiels de la société, en y appliquant
le vernis qui les rend agréables. (Étymologiquement, « polir » et
« politesse » sont liés ; en français ce sont des homophones). Dès le
départ, nous nous efforçons donc d'aplanir leur égoïsme. Nous apprenons aux
enfants à être prévenants en les obligeant à se comporter de manière
prévenante. L'enfant indiscipliné, tyrannique ou prétentieux est très
désavantagé dans le monde, coupé des sources permanentes de l'épanouissement
humain. Sa mère peut l'aimer, mais les autres le craindront ou ne l'apprécieront
pas.
L'enseignement des bonnes
manières aux enfants va au-delà du simple contrôle de leur comportement. Il
implique également une sorte de modelage, qui élève la forme humaine au-dessus
du niveau de la vie animale, de manière à devenir pleinement humain, pleinement
sociable et pleinement conscient de nous-mêmes. L'alimentation est l'un des
principaux domaines de cette transformation. Traditionnellement, il s'agit d'un
moment social au cours de laquelle la nourriture est offerte et reçue comme un
cadeau. En mangeant, nous alimentons non seulement notre corps, mais aussi nos
relations sociales et donc notre âme. C'est pourquoi les manières de table sont
si importantes – et constituent les premières leçons de politesse qui sont
données aux enfants. Les mots « s'il te plaît », « merci »,
« puis-je » et « peux-tu me passer le » - même lorsqu'ils
sont prononcés par la mère, qui n'a pas d'autre choix que de nourrir son enfant
- résonnent pour toujours dans la conscience de celui-ci.
La façon dont nous mangeons, le
type de conscience de nous-mêmes que nous révélons lorsque nous mangeons- ce
sont là des questions importantes, car elles affectent ce que nous sommes pour
les autres. Comme les animaux, nous ingérons la nourriture par la bouche. Mais
la bouche humaine a une autre signification. C'est le lieu d'où l'esprit émerge
sous la forme de la parole. C'est avec la bouche que nous nous renfrognons, que
nous embrassons ou que nous sourions, et comme le dit Milton « les
sourires découlent de la raison ; refusés à la brute, ils sont l’aliment de
l’amour ». La bouche est, juste après l'œil, le signe visible du moi et du
caractère. Notre façon de la présenter est donc de la plus haute importance
pour nous. Nous la protégeons lorsque nous bâillons en public ; nous la
tamponnons avec une serviette plutôt que de l'essuyer avec le dos de la main.
La bouche est un seuil, et le passage de la nourriture à travers elle est un
drame social - un mouvement de l'extérieur vers l'intérieur et de l'objet vers
le sujet. C'est pourquoi nous ne mettons pas notre visage dans l'assiette comme
le fait un chien ; nous ne prenons pas plus dans notre bouche que nous ne
pouvons mâcher tout en conversant ; nous ne crachons pas ce que nous ne pouvons
pas avaler ; et lorsque la nourriture passe sur nos lèvres, nous nous efforçons
de la faire disparaître, de la faire devenir une partie de nous-mêmes de
manière invisible.
Les manières de table permettent
à la bouche de conserver son caractère social et spirituel au moment même où
elle subvient aux besoins du corps. Elles permettent, par conséquent, de
conjuguer conversation et consommation. Sans savoir-vivre, le repas perd son
sens social et se fragmente en une compétition
pour la réserve commune de fourrage. Manger dégénère alors en bouffer – « essen »
devient « fressen » - et la conversation en reniflements et en
grognements.
Différentes cultures ont
développé leurs propres méthodes pour éviter cela. Il y a peu de spectacles
domestiques plus beaux qu'une famille chinoise assise autour d'un mulet ou d'un
bar fumant, chacun ajoutant au fonds commun de l'hilarité tout en se servant
discrètement dans le plat collectif. La baguette, qui n’autorise que de petites
portions et ne fait pas de violence à la bouche, contribue à garantir à la fois
la retenue et la conversation. Mais la douce réciprocité d'un tel repas familial
ne nécessite pas ce médiateur artificiel entre la main et la bouche. La coutume
africaine de manger avec les doigts est tout aussi efficace pour inculquer les
bonnes manières, lorsque le bol se trouve au centre du cercle familial, et que
chacun doit s'avancer cérémonieusement pour y prendre part, puis lever la main
à la bouche tout en regardant son voisin et en lui souriant. Toutes ces
coutumes visent le même but : préserver la bonté humaine.
Lorsque les bonnes manières sont
oubliées, le repas en tant qu'événement social disparaît, comme c'est déjà le
cas. Les gens mangent maintenant distraitement devant un écran de télévision,
se sustentent dans la rue ou arpentent leur lieu de travail un sandwich à la
main. Lorsque j'ai enseigné pour la première fois aux Etats-Unis, j'ai été
choqué de voir des étudiants amener dans l'amphithéâtre des pizzas et des
hot-dogs, qu'ils s'empressaient d’enfourner dans leur bouche tout en regardant
avec une légère curiosité le type sur l'estrade. Plus tard, des collègues m'ont
dit que ce comportement n’était pas propre à l'université, mais qu'il
commençait à l'école, à la maison même. Déjà à cette époque le moment de socialisation
le plus important, dont dépendent les familles pour leur confiance en
elles-mêmes et dont naissent des amitiés profondes, était en train de devenir
marginal pour les jeunes. Manger tendait à se réduire à une simple fonction, et
il n'est pas surprenant qu'une génération d'enfants élevés de cette façon
trouve difficile ou étrange de s'installer dans une relation autre que
provisoire et temporaire.
L'impolitesse du glouton et de
celui qui plonge le nez dans son assiette sont évidentes. Tout aussi mal élevé
- bien qu'il soit politiquement incorrect de le dire - est celui qui suit une
mode alimentaire et qui se fait un devoir d'annoncer, partout où il va, que
telle ou telle chose peut passer ses lèvres, et que toute autre chose doit être
rejetée, même lorsqu'elle vous est offerte. On m'a appris à manger tout ce
qu'on me proposait, choisir étant un péché contre l'hospitalité et un signe d’orgueil.
Mais les végétariens et les végétaliens ont maintenant réussi à prendre le
contrôle de la table commune avec leurs exigences non négociables, de sorte que,
même lorsqu'ils sont en compagnie, ils s'assoient seuls.
Le fanatique et le glouton ont
tous deux perdus de vue le caractère cérémoniel du repas, dont l'essence est
l'hospitalité et le don. Pour chacun d'eux, moi et mon corps occupent le devant
de la scène, et le repas perd son sens en tant que dialogue humain. Bien que l’obsédé
de la diététique soit en un sens le contraire de celui qui enfourne des
hamburgers ou se bourre de chocolat, il est lui aussi un produit de la culture
du frigo, pour qui manger c'est se nourrir et se nourrir est un épisode
solipsiste, dans lequel les autres sont ignorés. La fine bouche du maniaque de
la santé et la gueule grande ouverte du drogué de la malbouffe sont toutes deux
signes d'un profond égocentrisme. Il est probablement préférable que ces
personnes mangent seules car, même en compagnie, elles sont réellement
enfermées dans la solitude.
Les bonnes manières à table nous
aident à comprendre que la politesse n'est pas, après tout, un inconvénient.
Bien que la personne mal élevée puisse prendre plus de nourriture, elle recevra
moins d'affection ; et la camaraderie est la vraie finalité du repas. La
prochaine fois, elle ne sera pas invitée. La politesse vous permet de vous
intégrer et vous donne ainsi un avantage durable sur ceux qui ne l'ont jamais
acquis. Et cela nous donne un indice sur la véritable nature de la grossièreté
: être grossier, ce n'est pas seulement être égoïste, comme le sont
instinctivement les enfants (jusqu'à ce qu'on leur apprenne le contraire) et
les animaux : c'est être ostensiblement seul. Même dans les réunions les
plus conviviales, l'impoli trahira, par un mot ou un geste quelconque, qu'il
n'en fait pas vraiment partie. Bien sûr il est là, un organisme vivant, avec
des désirs et des besoins. Mais il n'est pas à sa place dans la conversation
commune.
C'est dans les relations
sexuelles que ce défaut se manifeste de la manière la plus consternante. Même à
notre époque de séductions hâtives et de brèves liaisons, les partenaires
sexuels ont le choix entre des relations pleinement humaines et des relations
purement animales. L'industrie de la pornographie nous pousse constamment vers
la deuxième option. Mais la culture, la morale, et ce qui reste de piété,
visent la première. Leur arme la plus importante dans ce combat est la
tendresse. Les sentiments de tendresse n'existent pas en dehors d'un contexte
social. La tendresse naît de l'attention et de la courtoisie, des gestes
gracieux et d'une préoccupation tranquille et attentive. C'est une chose qui s’apprend,
et la politesse est une façon de l'enseigner. Ce n'est pas pour rien que nous
utilisons le mot « grossier » pour désigner à la fois les mauvaises
manières et les comportements obscènes. La personne dont les stratégies
sexuelles impliquent des plaisanteries vulgaires, des gestes explicites et des
étreintes lascives, qui fonce vers son but sans accepter qu’on lui dise « non »
ou « peut-être » ou « pas encore », recherche une
satisfaction sexuelle d’un mauvais genre - du sexe dans lequel l'autre est un
moyen d'excitation, plutôt qu'un objet de préoccupation. Entamée dans cet état
d'esprit, une relation sexuelle n'est pas une acceptation mais un rejet de
l'autre, une manière de maintenir une solitude de fer au milieu de l'union des
corps. C'est pourquoi cette manière d’agir est si profondément offensante et
pourquoi les femmes, en particulier, se sentent violées lorsque les hommes les
traitent de cette façon.
Les codes de conduite en matière
de sexualité sont un exemple évident de la manière dont nous essayons d'élever
notre conduite à un niveau supérieur, celui où l'animal s'efface et où l'être
humain le remplace. Et ce qui distingue l'être humain, c'est le souci des
autres, dont nous devons respecter la souveraineté sur leur propre vie et que
nous ne devons pas traiter comme si nos désirs et nos ambitions prenaient
automatiquement le pas sur les leurs. C'est ce que Kant avait à l'esprit dans
sa deuxième formulation de l'impératif catégorique : agir de manière à traiter
l'humanité, qu'elle soit en nous-même ou dans l'autre, toujours comme une fin
en soi et jamais seulement comme un moyen. La façon dont Kant formule ce point
montre la vérité de la vieille description française des mœurs comme étant « la
petite morale ». La morale et les bonnes manières (et la loi également)
sont des éléments inséparables d'une même entreprise, qui consiste à forger une
société d'individus coopératifs et mutuellement respectueux à partir de la
matière première d'animaux égoïstes.
Mais, dit le cynique, nous sommes
des animaux égoïstes, et toutes ces tentatives pour dissimuler ce fait ne sont
que de l'hypocrisie. Cette pensée insidieuse prend de nombreuses formes. La
Rochefoucauld a décrit l'hypocrisie comme l'hommage que le vice rend à la vertu
- un compliment, à sa manière. Sans l’hypocrisie, la vertu recevrait-elle
jamais des éloges ? Mais les paroles du Christ ont eu plus d'influence sur les
moralistes : « Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! »
C'est la pensée directrice de la tradition protestante, qui nous dit que notre
bonté et notre salut dépendent de notre obéissance intérieure, et non par de
démonstrations extérieures. Les manières, les formes, la courtoisie et les
grâces ne sont que de simples ornements, destinés à détourner l'attention de la
vérité morale. Et une grande partie de la vulgarité de la Grande-Bretagne et de
l'Amérique modernes peut être considérée comme le dernier héritage de cette
façon puritaine de penser.
Les manières semblent être de
l'hypocrisie quand elles ne sont pas une seconde nature pour vous. Elles vous
donnent l’air gauche, comme des vêtements d’emprunt. Et puis surgit l’idée
étrange que, quelque part, piégé au milieu de tous ces artifices contraignants,
se trouve le vrai moi, qui implore qu'on le laisse sortir et se montrer. « Laisse
tout sortir », ont dit les prophètes californiens, et en effet tout est
sorti. Le résultat n'a pas seulement été la perte des manières, mais aussi la
perte de la moralité. Le vrai moi, lorsqu'il s'est enfin débarrassé de son
tégument social, s'est révélé n'être rien d'autre que l'animal égoïste que la
civilisation avait essayé d'apprivoiser. En fait, ce n'était même pas vraiment
un moi. Le « je » n'existe, comme le rappelle de façon poignante
Martin Buber, que par rapport à un possible « tu » - un « tu »
qui est le partenaire d'un dialogue, et dont le regard m’amène à me corriger. Les
manières existent afin de rendre ce dialogue possible.
Oscar Wilde a écrit que, dans les
questions de la plus haute importance, c'est le style et non la sincérité qui
compte. Non pas que nous devions apprendre à être insincères, mais parce que
nous devons apprendre autre chose pour que la sincérité en vaille la peine. Cet
autre chose, que Wilde appelle style et que j'appelle manières, réside dans la
capacité minutieuse de vivre et d'agir pour les autres, de se tenir sous leur
regard, d'influencer leur jugement et d'être influencé par lui. C'est une
discipline à la fois de l'âme et du corps. Et si vous ne l'acquérez pas dès
votre plus jeune âge, vous risquez de ne jamais l'acquérir, ou de ne jamais
vous sentir à l'aise avec elle.
Sans cette discipline, la
sincérité devient simplement de la grossièreté. Qui est plus sincère, moins
hypocrite, que celui qui pète et rote dès qu’il en a envie ; qui lance des
insultes et des gros mots à la moindre irritation ; qui s'empare de tout ce
qu'il désire dans l’instant, que cela soit la nourriture, la boisson ou le sexe
; qui est sans gêne avec tous et qui affiche ses besoins aussi ouvertement
qu'un chien ou un cheval ? Et qui prouve mieux la vérité de la remarque de
Wilde ? Si c'est à cela que se résume la sincérité, alors soyons plus
hypocrites. Si la sincérité signifie montrer ce que l'on est vraiment, alors il
est bon d'être sincère seulement s'il est bon de montrer ce que l'on est.
La préférence moderne pour la
sincérité par rapport à la politesse est en partie le résultat d'un mouvement
social et politique qui remonte au XVIIIe siècle, et en particulier à
l'égalitarisme de la Révolution française. Les révolutionnaires se sont opposés
à l'artificialité « inhumaine » de la vie aristocratique, aux formes,
titres et manières élaborées d'une élite qui ne croyait plus pleinement à son
droit à exercer le pouvoir social et dont les manières rococos ne semblaient
qu'un ultime effort pour conserver son rang et ses prérogatives. La Révolution
simplifia la tenue vestimentaire, rejeta les complications de la toilette et
adopta des formules de politesse directes et intransigeantes à la place des
anciens titres et manières. Tout le monde était désormais citoyen, un mot qui acquis
très vite la même tonalité ironique que « camarade » dans l'empire
soviétique, lorsque les gens ont vu que la destruction des manières n'était, en
définitive, qu'un prélude au fait de couper les têtes.
Malgré la catastrophe morale et
politique qui s'ensuivit, une partie du mépris révolutionnaire pour l'artifice est
devenue une caractéristique permanente de la civilisation européenne et
américaine. Les Américains étaient des adeptes particulièrement fidèles de
l'idéal Révolutionnaire. Dickens, après sa tournée en Amérique du Nord en 1842,
a décrit les Américains comme rejetant ce qu'ils appelaient les « conventions
décrépites » du vieux monde oppressif, car ils étaient « les aristocrates
naturels », ce qu’ils prouvaient en crachant sans cesse par terre et en
attrapant la nourriture dans le plat commun à l’aide de couteaux - de couteaux
! - qu'ils avaient déjà mis dans leur bouche.
Nous ne sommes pas seulement des
animaux, nous sommes aussi des personnes - des êtres moraux, avec des droits,
des devoirs et un besoin de respecter et d’être respecté. Le mot « personne »
vient de persona, le porteur de droits et de devoirs, un terme emprunté au
théâtre, où il désigne un masque. Et en un sens, il est juste de comparer la
personne à un masque - un masque qui est créé non seulement pour les autres,
mais aussi par eux. L'être moral est une créature du dialogue et la politesse
est sa façon de se faire une place dans la conversation propre à son espèce.
C'est pourquoi les vêtements font aussi partie des manières. Vous vous habillez
pour les autres, et même si vous vous rendez ainsi plus attirant, c'est
l'opinion des autres qui vous apprend que vous l’êtes.
Les jeunes sont très conscients
de la signification sociale de ce qu'ils portent et prennent soin de signaler
par leur tenue le type de relations sociales dans lesquelles ils se sentent à
l'aise. Lorsque je suis entré pour la première fois dans un amphithéâtre
américain, j'ai été surpris de me trouver face à une assistance dans laquelle
les jeunes femmes étaient toutes différentes, chacune faisant clairement un
effort pour se démarquer, et les jeunes hommes étaient tous pareils, soucieux
de passer inaperçus, de se fondre dans la foule. Le symbole en est la casquette
de baseball. Tout le monde peut la porter, quelle que soit son intelligence, sa
culture ou son physique. Et parce qu'elle signifie l'attachement à une équipe,
la casquette ne revendique qu'une prouesse par procuration et ne peut pas être
interprétée comme un signe de vantardise de la part de celui qui la porte.
S'agirait-il d'une nouvelle forme
de politesse, qui annulerait l'impolitesse du port de la casquette en intérieur
? J'ai réfléchi à la question pendant de nombreuses semaines avant de conclure
que non, ce n'était pas de la politesse mais une façon de se retirer du monde
où la politesse compte - le monde dans lequel vous êtes jugé pour ce que vous
semblez être. En adoptant l'apparence extérieure d'un benêt, l’étudiant
américain espère s'assurer qu'on n’attendra rien de lui. Ses talents, sa
conversation, son apparence et ses réalisations sembleront toujours surprenants
et louables s'ils émergent d'un corps chaussé de baskets et couronné par une
casquette de baseball. La casquette est son refuge contre un monde dans lequel on
ne peut s’en sortir que par le style - uniquement par les manières et les
grâces qu'on ne lui a jamais enseignées. Et quand, sous la casquette, une pizza
dégoulinante est enfournée dans une bouche grande ouverte au moment même où
vous expliquez la distinction que fait Kant entre le sublime et le beau,
comment pouvez-vous éviter de penser que ce gamin a été maltraité par ses
parents et ses maîtres, qu'il a été envoyé dans le monde des adultes dans un
état de vulnérabilité aiguë face un jugement auquel il ne peut pas répondre et qu’il
ne possède aucun moyen d’éviter ?
Bien sûr, cette forme simple de
grossièreté peut coexister avec un tempérament doux et un réel souci des
autres. Mais le problème est : comment pouvons-nous convertir ce tempérament en
une personnalité bien élevée ? Car, si nous ne le faisons pas, nous rendons un
très mauvais service aux jeunes. Nous les privons de quelque chose dont ils ont
besoin pour gagner la pleine confiance et la coopération des autres - non
seulement de leurs proches, mais aussi des nombreux étrangers dont ils
dépendront tout autant pour leur bonheur.
Un parent confronté à ce problème
se heurte à une difficulté apparemment insurmontable : la culture environnante
semble promouvoir la grossièreté comme mode de vie. Les jeunes qui se tournent
vers le monde du commerce, par exemple, ne voient rien d'autre qu'une folle
course aux profits, dans laquelle les manières anciennes et courtoises de faire
des affaires sont devenues obsolètes, et les monstres raflent la mise. La description
du marché donnée par Adam Smith, dans laquelle l'intérêt personnel produit, par
l’effet d'une main invisible, une abondance bienfaisante et ordonnée, est
immensément séduisant ; mais à l'époque d'Adam Smith l'intérêt personnel s’habillait
de politesse, et le marché évoluait plus doucement et plus lentement. Dans le
nouveau monde du commerce, les choses vont trop vite pour les bonnes manières.
La vie commerciale ressemble à un nuage d'atomes bourdonnant, dans lequel une
myriade d'individus solitaires se cognent et se meurtrissent les uns les autres
dans leur recherche d'un avantage momentané.
Le symbole le plus frappant de ce
nouveau monde est le téléphone portable - peut-être l’ajout le plus significatif
au répertoire de l’impolitesse depuis l’invention du fast-food. Une personne
qui possède un téléphone portable n'est jamais totalement tournée vers les gens
en compagnie desquels elle se trouve. Même lorsqu'elle mange au restaurant ou qu’elle
rend une visite, elle est secrètement attachée à sa propre sphère d'action, la
sphère du profit privé, qui peut à tout moment l'éloigner de la conversation
présente et l’amener à crier des choses à un interlocuteur invisible, niant ainsi
ses compagnons et contrariant leurs pensées, avec ce soupçon de belligérance
caractéristique de l'impolitesse.
Cela ne se produit pas seulement
dans le monde du commerce. J'ai récemment vu deux jeunes étudiants, un garçon
et une fille, marcher main dans la main dans une rue étroite et déserte
d'Oxford, les murs majestueux des collèges de chaque côté, un pâle clair de
lune d'automne scintillant sur les pavés. Il y a seulement un an ou deux, un
tel couple se serait arrêté pour chuchoter et s'embrasser ; mais ces deux-là titubaient
simplement d'un côté à l'autre, en criant dans leurs téléphones respectifs – un
vivant symbole de l’isolement profond des jeunes gens, une fois que la grâce et
la courtoisie ont disparu de leur vie. Et le pire, comme pour tous les défauts
qui viennent d'un manque d'éducation, c'est qu'ils n'ont eux-mêmes aucune idée
de ce qui leur manque, puisque personne ne s'est donné la peine de leur
enseigner.
Les êtres humains se créent sans
cesse des problèmes, mais ils trouvent aussi des solutions. Ayant aboli une
solution, nous en créons nécessairement une autre. Les manières étaient une
solution aux problèmes de l'existence sociale. Elles permettaient aux gens de
s'élever mutuellement jusqu'à un plan supérieur, un plan dans lequel ils
apparaissaient comme des êtres idéalisés, spirituels, ouverts à l'intimité mais
seulement avec ceux qui avaient prouvé qu’ils y avaient droit. Les bonnes
manières enchantaient le monde humain et le remplissaient d'un agréable mystère
: le mystère de la liberté humaine.
Dans un monde organisé et
discipliné par les manières, par conséquent, les étrangers pouvaient avoir
confiance les uns dans les autres. Ils ne se sentaient pas menacés dans la rue
ou dans les rassemblements publics ; ils y circulaient avec des mouvements aisés
et décontractés. Faites disparaitre les bonnes manières et l'espace public
devient menaçant, les relations prennent un aspect provisoire, et les gens se
sentent nus et sans protection.
Dans une telle situation, les
gens commencent à s'armer de la loi. Les accusations de harcèlement sexuel et
de viol au sein du couple (date rape) remplacent les anciennes
interdictions, qui n’étaient pas formulées explicitement mais qui imposaient
l'obéissance. Dans tous les domaines des relations humaines - travail, études, relations
amoureuses, et même la famille – les procès commencent à effacer les sourires.
Mais les litiges, causés par la méfiance, en sont aussi la cause : plus les
gens règlent leurs différends par la loi, plus ils se détournent les uns des
autres et s'enferment dans une inexorable solitude.
En l'absence de bonnes manières,
le droit n'est pas le seul recours. Vous pouvez essayer de prévenir les
conflits en prétendant que vous ne vivez pas du tout parmi des étrangers. Ainsi
se présente un substitut aux manières qui, s'il génère un idéal de vie
inférieur, permet au moins d'éviter le pire de nos frictions. Ce substitut est
l'informalité. Là où les bonnes manières prévalent, les gens se tiennent à une
certaine distance les uns des autres. Ils se tiennent en réserve, tout comme faire
sa cour tient le sexe en réserve. Cette réserve ne diminue pas la valeur de
l'intimité mais, au contraire, l'augmente en l'élevant au niveau d'un don. La
perte des manières implique que la véritable intimité est de moins en moins accessible,
puisque la condition dont l'intimité est l’opposée et d'où elle tire son sens
existe de moins en moins. Au lieu de cela, une intimité factice est apparue,
permettant aux gens de se traiter les uns les autres non pas comme des
étrangers mais comme des amis - du moins jusqu'à la parole ou l'acte qui
déclenchera le procès.
La familiarité est ainsi à la
fois une offense aux bonnes manières et un substitut à celles-ci, un moyen de
mettre les autres de votre côté avec la rapidité et l'impersonnalité d'une
transaction en bourse. Le commerce moderne dépend donc de la familiarité. Celui
qui insiste pour respecter les anciennes formes de politesse est en route pour
une retraite anticipée. Dans le monde des affaires et des professions
libérales, il y a donc beaucoup d'affectation d'amitié, mais très peu d'amitié
véritable. Paradoxalement, la perte des bonnes manières, plutôt que d'abolir
l'hypocrisie, a créé un vaste domaine de faux-semblants.
Là où l’arrogance actuelle a
détruit le sentiment de honte, nous ne pouvons pas faire disparaître les
mauvaises manières en faisant honte aux gens grossiers. Mais, chez les jeunes
gens, le sentiment de la honte vibre souvent juste sous la surface. Chez les
jeunes, la honte n'est pas un mal mais une préparation nécessaire à la vie
sociale – le signe que l’on est disposé à être corrigé. C'est donc une base
solide sur laquelle il est possible de reconstruire l’ancienne politesse qui
rendait la vie meilleure. La vogue du swing chez les jeunes et la popularité
des récents films tirés de l’œuvre de Jane Austen, qui recréent le monde de la
politesse ancienne, dans lequel les manières sont le miroir de l'âme, montrent
que les jeunes sont sensibles, voire sont avides, de l'enchantement qui nait des
formalités et de la distance. Par les préceptes et par l’exemple, par conséquent,
les parents et les enseignants pourraient encore faire pour les jeunes gens ce
que les parents et les enseignants faisaient traditionnellement, à savoir leur
montrer la voie lente vers une intimité qui ne pourra jamais être atteinte par
un raccourci.
Les Belles Lettres ont publié récemment un petit livre de Carlo Ossola, Les Vertus communes. L'ouvrage illustre et défend certaines vertus qui, sans être héroïques ou sacrificielles, embellissent la vie, à savoir "l’affabilité, la discrétion, la bonhomie, la franchise, la loyauté, la gratitude, la prévenance, l’urbanité, la mesure, la placidité, la constance, la générosité".
RépondreSupprimerEt l'on se dit que priser de telles qualités devrait être du simple bon sens, mais aujourd'hui il est devenu nécessaire d'écrire des traités pour défendre le bon sens.
En effet. C'est à peu près ce que je disais dans l'introduction que j'ai mise sur Facebook.
Supprimer"Nous vivons, depuis « mai 68 » sous le signe du grand retrait d’allégeance à la chose commune. Après le citoyen agissant, l’individu jouissant est devenu notre idéal, pour reprendre les termes de Pierre Manent. Les règles de la vie collective ont perdu leur force, leur évidence, leur légitimité, qu’elles soient politiques ou sociales. La nation se défait, la famille se défait, et entre les deux bouts de cette chaine, toutes les associations semblent aussi devenir précaires, transitoires, illusoires peut-être.
Est conservateur, d’abord, celui (ou celle, bien sûr), qui tente de résister à cette dissolution. Celui qui comprend que cette souveraineté toujours plus étendue de l’individu ne conduit pas vers plus de bonheur mais au contraire vers plus d’insatisfaction, qu’elle nous éloigne du bonheur dont nous sommes capables en tant qu’êtres humains et qu’elle prépare des catastrophes sociales et politiques de grande ampleur, qui sont déjà assez largement visibles pour qui a des yeux pour voir.
Est donc conservateur celui défend la chose commune et les règles de la vie collective contre les revendications de l’individu jouissant, et ce partout où elles ont besoin d’être défendues. C’est-à-dire que le conservateur ne défendra pas seulement de grandes causes, comme la nation, mais aussi de petites, ou d’apparemment petites, comme la courtoisie et les bonnes manières. Car ce qui rend habitable, et même éventuellement aimable, le monde humain, ce ne sont pas seulement les choses grandes et solennelles, ce sont aussi les petits actes quotidiens. Ce n’est pas seulement l’héroïsme ou le sacrifice, mais aussi la courtoisie ou l’élégance.
Mais défendre, aujourd’hui, veut forcément dire réhabiliter, c’est-à-dire retrouver les raisons pour lesquelles, par exemple, le cadre national est supérieur au cadre transnational qui prétend le remplacer ou bien les raisons pour lesquelles les bonnes manières sont effectivement bonnes, et exposer ces raisons. Le conservatisme, dans une société aussi décomposée que la nôtre ne peut pas simplement en appeler à « la tradition » ou au « bon sens ». Il doit être capable d’offrir une défense rationnelle de la tradition, ou du moins de cette partie de la tradition qui mérite d’être défendue et conservée. Nous sommes désormais obligés de réfléchir sérieusement, profondément, à des choses qui, pendant longtemps, ont pu sembler « aller de soi » ; ce qui assurément n’est pas entièrement négatif. C’est l’un des quelques avantages qu’il y a à vivre au sein d’une civilisation sur le déclin. Comme le dit fort justement Hegel, la chouette de Minerve prend son envol au crépuscule."
Superbe texte.
RépondreSupprimerMerci Aristide.