Dire que la mort prématurée de
Laurent Bouvet m’a profondément affecté serait certes mentir, car je
n’entretenais aucun lien personnel avec lui. Pour autant elle ne me laisse pas
indifférent, car cet homme que je n’avais jamais rencontré, avec qui je n’avais
même jamais discuté, m’était sympathique. Les réseaux sociaux sont moins trompeurs
qu’on le croit parfois, car si, sans doute, la plupart des gens y mentent la
plupart du temps sur tel ou tel aspect de leur existence, les personnalités se
dessinent néanmoins au fil des échanges et des années. Les faussaires, les
caractériels, les imbéciles ou les hypocrites se révèlent tôt ou tard pour ce
qu’ils sont, et de même les gens honnêtes – au moins intellectuellement – bienveillants,
intelligents et vrais.
Et j’avais depuis longtemps la
conviction que Laurent Bouvet appartenait à cette dernière catégorie, bien plus
restreinte, hélas, que la première. J’appréciais son sens de l’humour, sa
bonhommie, sa tolérance et, pour tout dire, ce que je percevais comme sa
gentillesse, une qualité que trop de gens affectent de mépriser parce qu’ils la
confondent avec la naïveté ou avec la mollesse et que, personnellement, je
place très haut dans la liste des traits de caractère désirables.
Laurent Bouvet m’était aussi
sympathique par son courage, car il faut du courage pour s’opposer aux courants
dominants dans le milieu intellectuel et politique que l’on fréquente, surtout
lorsqu’on n’entend pas rompre avec ce milieu. Laurent Bouvet combattait que
qu’il percevait, à juste titre, comme les égarements coupables et délétères de
la gauche française : son adhésion au multiculturalisme et son mépris
subséquent pour les catégories populaires autochtones, son adhésion au dogme de
la souveraineté de l’individu en matière de mœurs, combiné avec son mépris
absolu de la liberté en matière économique, et ainsi de suite.
Bien que n’étant plus « de
gauche » depuis longtemps, j’aurais aimé que ce combat puisse être
couronné de succès, car il y aura toujours une « gauche », et celle
que défendait Laurent Bouvet me paraissait bien plus aimable que celle qu’il
attaquait.
Mais j’ai toujours été très
sceptique quant à la possibilité que son entreprise réussisse. Car autant
l’homme Laurent Bouvet me paraissait avoir de l’esprit et de la sincérité,
autant les écrits de l’universitaire me paraissaient nébuleux, fuyants, et bien
peu convaincants. Les critiques que Laurent Bouvet adressait aux siens étaient
souvent pertinentes, sans être pour autant bouleversantes d’originalité, mais
qu’avait-il à proposer comme chemin alternatif ? Cela n’a jamais été clair
pour moi. Ou plutôt, il me semblait assez clair qu’il n’avait rien à proposer
de réellement différent, faute d’être capable de sortir de l’horizon
intellectuel de « la gauche ».
Il y a presque dix ans,
j’écrivais à propos de son livre « Le sens du peuple » : « Laurent Bouvet se trompe lorsqu’il
incrimine le « libéralisme culturel » ou « les valeurs libérales et libertaires
». Il se trompe car pour lui « libéral » signifie manifestement « pas de gauche
», or ce « libéralisme culturel » est bel et bien authentiquement « de gauche
», tel que lui-même définit la gauche. Il n’est rien d’autre que l’application
du principe d’égalité dans des domaines de la vie humaine qui jusqu’alors y
avaient échappé. Or l’égalité, une égalité apparemment sans bornes, est
précisément ce que notre auteur a en vue lorsqu’il parle de la « vraie »
gauche. La gauche populaire qu’il essaye de faire advenir semble aussi infectée
que le Parti Socialiste par les maux dont elle devrait le guérir. »
Rien de ce que j’ai pu lire sous
sa plume ne m’a fait modifier mon diagnostic depuis, malheureusement.
De même, il vaut la peine de
citer sa définition de la notion d’insécurité culturelle, notion qui lui a valu
une certain notoriété : « L’insécurité culturelle est donc
l’expression d’une inquiétude, d’une crainte, voire d’une peur, vis-à-vis de ce
que l’on vit, voit, perçoit et ressent, ici et maintenant, « chez
soi », des bouleversements de l’ordre du monde, des changements de la
société, de ce qui peut être à la fois proche ou lointain, familier ou
étranger. C’est dans l’espace des représentations individuelles et collectives
que s’observe d’abord cette insécurité. Vivre, voir, percevoir ou ressentir le
monde ou le voisin comme une gêne ou une menace en raison de sa
« culture », de différences apparentes ou supposées, qu’il s’agisse,
par exemple, de ses origines ethno-raciales ou de sa religion, voilà ce qui
provoque l’insécurité culturelle. »
Outre son caractère particulièrement
pesant et sinueux, ce que l’on remarque immédiatement dans cette définition,
c’est que le mots « chez soi » et « culture » sont entre
guillemets. Ces guillemets ne traduisent pas le caractère intellectuellement
problématique de ces notions, sans quoi la plupart des notions qu’emploie
Bouvet dans ce paragraphe devraient être mis entre guillemets, elles traduisent
leur caractère politiquement problématique pour l’auteur de ces lignes. Admettre
simplement qu’il existe des cultures profondément différentes et qu’un peuple
est chez lui, sans guillemets, revient à admettre, non seulement que chaque
peuple est libre d’accueillir chez lui qui il lui plait et aux conditions qu’il
lui plait mais aussi qu’il existe d’excellentes raisons d’être très regardant
sur qui l’on accueille, bref que la distinction entre le national et l’étranger
est consubstantielle à la condition politique de l’homme et que toute cité bien
ordonnée est, en quelque mesure, xénophobe. Mais admettre de telles choses vous
caractérise aujourd’hui comme un homme « de droite ». Et Laurent
Bouvet voulait être « de gauche ».
De la même manière, Laurent
Bouvet était connu pour son insistance sur le « commun », qu’il
opposait à la tentation communautariste, aussi bien « de droite » que
« de gauche » - ce qu’il appelait « la tenaille
identitaire ». Cependant, son idée du « commun », pour autant
qu’il était possible de la tirer au clair, était essentiellement
constructiviste : le « commun », c’est ce que les hommes
décident de mettre en commun, le projet qu’ils choisissent de se donner
collectivement. Mais concevoir ainsi ce qui est commun politiquement revenait
en fait à couper à la racine sa grande « découverte » qu’est
l’insécurité culturelle. Car qu’est-ce que cette fameuse insécurité culturelle,
si ce n’est la conséquence du fait qu’il faut déjà avoir beaucoup en commun
pour être capable d’élaborer des projets communs, que par conséquent
« l’identité », loin d’être l’opposée du commun politique, en est la
condition ?
Comme le dit fort bien
Tocqueville : « Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le
même gouvernement, c’est bien moins la volonté raisonnée de demeurer unis que
l’accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la
similitude des sentiments et de la ressemblance des opinions. Je ne conviendrai
jamais que des hommes forment une société par cela seul qu’ils reconnaissent le
même chef et obéissent aux mêmes lois ; il n’y a société que quand des hommes
considèrent un grand nombre d’objets sous le même aspect ; lorsque, sur un
grand nombre de sujets, ils ont les mêmes opinions ; quand enfin les mêmes faits
font naitre en eux les mêmes impressions et les mêmes pensées. »
Pour former un corps politique
viable, les hommes doivent être disposés à s’assister mutuellement et
spontanément, ils doivent être disposés à aider la société dans son ensemble, y
compris au besoin en faisant le sacrifice de leur vie. Cela n’est possible que
si les membres de la société se font spontanément confiance les uns les autres.
Pour accepter de prendre sa part des charges communes, au quotidien comme dans
les grandes occasions, il faut être persuadé que les autres sociétaires sont,
pour la plupart, dans les mêmes dispositions d’esprit que vous, qu’ils sont eux
aussi disposés à faire spontanément les efforts que réclame toute entreprise
commune. Il faut leur faire confiance, croire en leur bonne volonté ; et pour
que les membres d’une société se fassent confiance il faut une ressemblance
fondamentale entre tous ceux qui la composent. Chacun d’entre eux doit pouvoir
constater, pour ainsi dire de visu, que les autres ont, pour l’essentiel, les
mêmes mœurs, les mêmes habitudes de vie que lui, qu’ils ont des opinions
semblables sur « un grand nombre de sujets ». Chacun d’entre eux doit
pouvoir penser que, confrontés à telle ou telle situation, les autres auront
tendance à réagir de la même manière que lui et, surtout, qu’ils se considèrent
comme liés à vous de manière indissoluble dans un destin commun.
L’insécurité culturelle, pour le
dire en peu de mots, c’est la perte de confiance qui résulte de la disparition
de la ressemblance. Lorsqu’il est manifeste que vos voisins n’ont plus du tout
les mêmes opinons que vous sur un grand nombre de sujets, lorsque la similitude
des sentiments et des mœurs a disparu, les hommes sentent que la communauté
politique se délite et que la guerre de tous contre tous menace, ce qui, à
juste titre, les plonge dans une profonde inquiétude.
L’obstacle qui se dressait sur le
chemin que voulait emprunter de Laurent Bouvet, c’est que les fondements du
régime républicain, tel qu’il le comprenait, sont nécessairement non
républicains, et que le mouvement perpétuel « d’émancipation et
d’égalisation des droits », qui pour lui définissait la gauche, vient très
vite saper ces fondements. La république, pour exister, a besoin de la nation
sacrée, alors que la réciproque n’est pas vraie. Ce qui signifie que toute
république viable est, en un certain sens, conservatrice et
« identitaire ». Entre la république et « la gauche », il
faut choisir.
Laurent Bouvet, me semble-t-il,
n’a jamais reconnu clairement cette difficulté fondamentale ou, s’il l’a
reconnu, il ne l’a jamais résolu de manière satisfaisante et cela, à mon sens,
explique très largement que ses efforts n’aient guère porté de fruits, car il
faut bien admettre que, au sein de ce qui se définit comme de gauche
aujourd’hui, les tendances qu’il combattait sont plus virulentes et dominantes
que jamais. La gauche française, aujourd’hui, est essentiellement
anti-républicaine. Elle ne cessera de l’être que lorsqu’elle se sera réconciliée
avec les idées de nation et de nature humaine. Une telle réconciliation
est-elle possible et quelles formes pourrait-elle prendre ? Je l’ignore,
et ce n’est certes pas moi qui chercherait une réponse à cette question. Il
reviendra à ceux que l’exemple de Laurent Bouvet aura inspiré de poursuivre ses
travaux pour essayer de dépasser leurs limitations. Qu’ils réussissent ou pas,
et qu’il soit possible de réussir ou pas, il est du moins à souhaiter qu’ils
aient les mêmes qualités de caractère que lui.
Je n'ai pas beaucoup lu sur Laurent Bouvet, hormis chez vous, mais je peux vous confirmer qu'il était régulièrement dénoncé à gauche et à l'extrême-gauche comme un "agent de la droitisation" du paysage politique. Les souverainistes de gauche comme Christophe Guilluy ou Natacha Polony ou Georges Kuzmanovic rencontrent régulièrement les mêmes oppositions.
RépondreSupprimerIl me semble que la nation est attaquée depuis des tendances gauchistes ou d'extrême-gauche sur plusieurs bases distinctes :
1) : Il reste dans certains groupements, comme le trotskysme, un fond traditionnel « internationaliste » (et qu’il vaudrait mieux appeler cosmopolite) qui confond nation et nationalisme, et qui considère que l’identité nationale est un obstacle à la formation d’une conscience de classe révolutionnaire.
2) : Il y a des tendances individualistes-hédonistes (appellation que je préfère au signifiant confus de « libéralisme libertaire »), qui se retrouvent dans ce que Jean-Pierre Le Goff qualifie de gauchisme culturel , et qui refusent les exigences civiques et patriotiques de l’Etat-nation moderne au nom d’un anti-autoritarisme sans mesure.
3) : Il y a enfin les nouvelles tendances multiculturalistes et diversitaires des trois ou quatre dernières décennies, qui considèrent l’assimilation comme une oppression de la majorité occidentale et blanche sur des populations anciennement colonisées (ou même toujours colonisées, dans la variante indigéniste de ce discours).
Il est pourtant possible de défendre l’Etat-nation dans une perspective de gauche socialiste ou communiste. C’est ce que fait par exemple le blogueur « Descartes » :
"Sommes-nous prêts à accepter une société fractionnée en « communautés », chacune dressant autour d’elle des murs – fussent-ils en tissu – pour s’isoler de l’extérieur ? Et bien, s’il n’y a pas une véritable pression pour l’assimilation, si on laisse se développer les tentatives séparatistes, c’est exactement ce qui nous arrivera. Et plus la société sera fragmentée, moins les mécanismes de solidarité liés à la collectivité nationale seront légitimes et plus ceux qui veulent les démanteler eux trouveront un terreau favorable. C’est cela qui explique pourquoi nos chères « classes moyennes », qui se pourlèchent déjà les babines à l’idée qu’elles n’auraient plus à payer pour les écoles, les hôpitaux, l’électricité des pauvres, se sont si facilement converties à la vision « séparatiste » de la société. » (Ensemble mais séparés ?, 31 août 2016).