Voilà sans
doute un article que j’aurais dû vous présenter avant les récentes élections
européennes. Je l’aurais fait si je l’avais pu, mais le temps m’a manqué pour y
parvenir. Car oui, votre serviteur a d’autres obligations, et parfois d’autres
soucis, que de tenir son blog. Le moment le plus opportun a donc été manqué, et
je le regrette, mais aussi je ne crois pas que cela tire beaucoup à
conséquence. Ma modestie foncière m’oblige à reconnaître que cet article, tout
génial qu’il soit, n’aurait sans doute pas beaucoup influencé le résultat de
ces élections. Et puis une élection ne fait pas le printemps, particulièrement
en matière européenne, comme j’aurai l’occasion de le montrer longuement. Donc
la question de l’Union Européenne est avec nous pour un certain temps encore,
et un article sur le sujet ne perd pas son intérêt parce qu’il n’est plus
directement d’actualité.
D’habitude
je vous souhaite bonne lecture, là je vais vous souhaiter bon courage. Vous
comprendrez pourquoi en lisant.
Il parait raisonnable d’affirmer que, depuis au
moins une dizaine d’années, soit depuis le référendum sur le Traité
Constitutionnel Européen, en 2005, l’Union Européenne commence à être perçue
par le grand public pour ce qu’elle est : une vaste entreprise visant à
remplacer les démocraties nationales par une sorte de despotisme technocratique
qui se voudrait doux et éclairé. Les résultats des dernières élections
européennes, qui ont vu un peu partout les partis dits
« eurosceptiques » augmenter spectaculairement leurs scores,
confirment ce diagnostic. Il est particulièrement notable que, en France, lors
de ces élections, aucun parti politique, même le plus « europhile »,
n’ait défendu l’Union Européenne telle qu’elle existe actuellement : tous
se prononçaient pour « une autre Europe » même si, bien entendu, ce
qu’ils mettaient sous ce terme « autre » variait d’un parti à
l’autre.
Pour autant, l’Union Européenne n’est pas morte,
loin de là, ni même agonisante. Pas encore. Il subsiste tout d’abord chez ce
même grand public qui exprime son mécontentement dans les urnes une sorte
d’attachement sentimental au projet européen, non pas tel qu’il existe, mais
tel qu’on rêve qu’il soit. Attachement d’autant plus tenace qu’il est vague,
sans rapport avec la réalité, et sur lequel ne manquent pas de jouer les
partisans de l’intégration européenne. En politique comme en amour, on ne
renonce pas facilement aux illusions qu’on a longtemps entretenues. Par
ailleurs, comme tout despotisme qui se respecte, les institutions européennes
peuvent fort bien se passer de l’approbation des peuples à qui elles donnent la
règle. Il ne parait pas exagéré de dire qu’elles ont précisément été conçues
pour cela : remplacer des démocraties par trop grossières et par trop nationales, par une bureaucratie transnationale
censément sage et bienveillante.
Mais, même si cette dernière affirmation était
exagérée, il n’en resterait pas moins que les institutions européennes telles
qu’elles existent aujourd’hui sont tout à fait capables de résister aux assauts
lancées contre elles depuis l’isoloir. Et bien déterminées à le faire. Ceux qui
espèrent, un peu naïvement, que les dernières élections au Parlement Européen
apporteront des changements substantiels aux orientations de l’Union ne
devraient pas tarder à le découvrir.
Toutefois, s’apercevoir que vos espoirs sont déçus
est une chose, comprendre pourquoi ils sont déçus, et pourquoi ils ne pouvaient
pas ne pas l’être, en est une autre. Car, et c’est peut-être là son dispositif
défensif le plus efficace, le fonctionnement réel de l’Union Européenne est particulièrement impénétrable pour
le non spécialiste. Il importe pourtant
grandement de comprendre et d’exposer ce fonctionnement, faute de quoi
nous pourrons continuer à errer très longtemps sans jamais trouver le remède
aux maux dont nous nous plaignons.
Des ouvrages sérieux à ce sujet existent, fort
heureusement, et c’est notamment sur l’un d’entre eux que je m’appuierai pour
essayer de vous guider dans le labyrinthe de l’Union Européenne : The judicial construction of Europe (« La construction judiciaire de l’Europe »), de Alec Stone Sweet.
Mais vous devez être prévenus : le sujet est austère, il réclame de la
patience et un certain goût, ou au moins une certaine tolérance, pour les
questions juridiques. Je m’efforcerai autant que possible de vous rendre le
voyage facile, mais il est des limites au-delà desquelles la vulgarisation
induit en erreur, et je n’ai pas l’intention de franchir ces limites.
Armez-vous donc de courage intellectuel et, si
vous faiblissez, songez à l’importance de l’enjeu. Si comme Tocqueville (et
comme votre serviteur) vous goûtez profondément le « plaisir de pouvoir parler,
agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois »
auxquelles vous avez consenties, vous devez absolument comprendre pourquoi
l’Union Européenne est, objectivement et structurellement, votre ennemie.
Pour commencer, il est nécessaire de présenter
dans les grandes lignes les institutions européennes.
Tout d’abord le Conseil de l’Europe.
Il rassemble les chefs d’Etat et de gouvernement
des pays membres, avec le président de la Commission Européenne, le Président
du Conseil Européen ainsi que le Haut Représentant pour les affaires étrangères
et la politique de sécurité. Le Conseil se réunit au moins deux fois par an, en
juin et en décembre. C’est lors des réunions du Conseil que sont prises, par
consensus sauf si les traités en disposent autrement, les grandes décisions
concernant les orientations de l’UE, comme par exemple l’élargissement de l’Union,
la création d’une monnaie unique, la réforme des institutions, l’avenir de la
PAC etc. Le Conseil est souvent présenté, notamment par la presse, comme le «
moteur politique » de l’Europe. Mais il importe de noter que les décisions du
Conseil n’ont pas en elles-mêmes valeur juridique. Pour avoir des effets
concrets, ces décisions doivent être traduites sous forme de normes de droit
par les autres institutions européennes.
En matière européenne encore plus qu’ailleurs,
c’est celui qui dit le droit qui détient le véritable pouvoir de décision. Et
ce n’est pas le Conseil de l’Europe.
Ensuite Le Conseil de l’Union Européenne dit aussi Conseil des
ministres.
Le Conseil des Ministres est formé par un
représentant de chaque Etat membre au niveau ministériel, habilité à engager le
gouvernement de cet Etat membre. Le Conseil réunit donc les ministres des Etats
membres en fonction des sujets abordés. Le rôle principal du Conseil des
Ministres est l’adoption définitive des différentes normes juridiques
européennes. A ce titre il est censé être le véritable
« législateur » de l’Union. Pour prendre ses décisions, le Conseil
statue à la majorité simple, à la majorité qualifiée, ou à l’unanimité selon
les domaines concernés. La majorité qualifiée est désormais la procédure la
plus commune.
Mais, et ce mais est de taille, si le Conseil des
Ministres approuve ou rejette les normes européennes, il ne peut pas les
proposer. Le monopole de l’initiative « législative » appartient à la
Commission européenne. Ici, il faut se souvenir de l’adage de
Royer-Collard : « Proposer la loi, c’est régner. » Bien que
légèrement excessive, cette affirmation est substantiellement exacte. En
matière juridique, le commencement est plus que la moitié du tout.
La
Commission Européenne, donc.
Elle a été conçue par Jean Monnet comme devant être
l’élément moteur de la construction européenne. Un moteur technocratique, et
non pas démocratique, et ce de manière tout à fait délibérée. Actuellement la
Commission compte 28 commissaires, soit un par Etat membre. Chaque commissaire
se voit attribuer un portefeuille particulier qui correspond à l’un des
secteurs d’intervention de l’Union, par exemple la concurrence, l’agriculture,
le commerce etc... Les commissaires sont désignés pour 5 ans renouvelables par
les Etats-membres au terme d’un processus complexe qui ne nous intéresse pas
ici. La seule chose qu’il importe de retenir est que les commissaires sont, en
pratique, tout à fait indépendants des gouvernements qui les ont nommés. Les
Etats-membres désignent les commissaires, ils ne contrôlent pas la Commission
pour autant.
La Commission assume quatre fonctions principales dont
deux nous intéressent particulièrement.
D’une part une fonction législative. La Commission,
comme il l’a été dit, possède un droit d’initiative quasi-exclusif en matière
de droit communautaire. Les autres institutions ne peuvent donc se prononcer
que sur ses propositions.
Une fonction de contrôle d’autre part. La commission
est la « gardienne des traités » c'est-à-dire qu’elle veille au respect par les
Etats-membres de leurs engagements communautaires, traités et « droit
dérivé », c'est-à-dire les normes juridiques créées par les institutions
européennes. Elle peut notamment traduire un Etat-membre devant la CJUE pour
manquement à ses obligations.
Et qu’est-ce que la CJUE, me direz-vous ? Un peu
de patience, nous allons y venir.
Le Parlement
Européen d’abord. Il est la seule institution européenne dont les membres (751 au
total) soient élus directement (depuis 1979) par les citoyens des pays-membres.
Toutefois le terme Parlement est trompeur, car le Parlement Européen n’est pas
semblable à un Parlement national. D’une part parce qu’il ne représente
réellement personne. L’addition de 28 élections nationales ne saurait jamais
donner une élection authentiquement « européenne ». De ce point de
vue, l’abstention très élevée aux élections européennes n’est absolument pas un
hasard. D’autre part car il ne dispose pas des pouvoirs d’un Parlement
démocratique. Ses pouvoirs « législatifs » varient en fonction de la
nature juridique du texte en discussion et vont, la plupart du temps, du droit
de proposer des amendements à un véritable droit de veto. Le Parlement
Européen, à proprement parler, ne vote ni la loi ni les impôts.
Et enfin la
Cour de Justice de l’Union Européenne. La CJUE se compose d’un juge par
Etat-membre. Ceux-ci sont nommés pour 6 ans renouvelables par les Etats-membres.
Elle est, grosso modo, la cour suprême de l’Union Européenne, un peu comme le
Conseil Constitutionnel peut l’être pour la France. La CJUE est chargée de
résoudre les conflits juridiques qui peuvent s’élever entre les institutions
européennes, entre les institutions européennes et les Etats-membres, et entre
les Etats-membres eux-mêmes. Elle indique aussi aux juges nationaux le sens des
normes européennes, par le biais de la procédure de renvoi préjudiciel. En
bref, la CJUE est l’interprète en dernier ressort des normes européennes,
traités et droit dérivé. Elle est donc l’institution qui, ultimement, va fixer
les droits et les devoirs de chacun.
Ainsi, en théorie, si l’on s’en tient à la simple
lettre des traités, la construction européenne parait être fondamentalement
intergouvernementale. Selon les traités, la Commission n’a rien d’autre qu’un pouvoir
de proposition en matière législative et ne peut rien imposer : la Commission
propose de nouveaux règlements ou de nouvelles directives, ces projets sont
examinés par la Conseil et le Parlement, le Conseil disposant seul du pouvoir
d’approuver définitivement le texte. Aucune règle européenne ne peut donc, en
théorie, être prise sans que les représentants des Etats-membres y aient
consenti. Les partisans de l’intégration européenne ne manquent d’ailleurs
jamais d’affirmer, lorsque les peuples se plaignent un peu trop fort du
despotisme bureaucratique bruxellois, que « Bruxelles » n’y est pour
rien et que, selon les textes, tous les transferts de pouvoirs ont
nécessairement dus être consentis par les gouvernements nationaux, de même que
toutes les normes européennes ont nécessairement dues être approuvées par ces
mêmes gouvernements pour rentrer en vigueur. Cessez donc de vous plaindre de
l’Union Européenne, et tournez plutôt votre colère vers vos représentants
nationaux, populations ignorantes !
Toutefois, une telle présentation du fonctionnement de
l’UE est soit naïve, soit hypocrite. Elle ignore en effet, ou bien elle passe
sous silence, le rôle absolument déterminant joué la CJUE.
Lorsque vous mettez en place des institutions, l’un
des points les plus importants et les plus difficiles est de faire en sorte
que, une fois en action, ces institutions restent à l’intérieur des limites que
vous leur avez tracées. C’est en cela que la métaphore de la
« construction européenne » est trompeuse, car si un bâtiment une
fois construit conserve normalement la forme que vous lui avez donné, tout au
moins pendant très longtemps, des institutions humaines ont une tendance
naturelle à « bouger » et à s’éloigner du plan tracé initialement par
l’architecte ; tout simplement car elles sont composées d’êtres humains,
et non de briques ou de parpaings. Il faut donc, comme le dit Montesquieu avec
sa concision habituelle, que « par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir ».
Or, à l’intérieur du schéma institutionnel de l’Union
Européenne, force est de constater que la CJUE est pratiquement libre de tout
contrôle. Il existe en effet essentiellement deux moyens de contrecarrer une
cour suprême qui abuserait des pouvoirs qui lui ont été confiés : soit modifier
sa composition, en espérant que cela modifie ses décisions, ce qui suppose
presque toujours de modifier les textes qui lui ont donné naissance. Soit
modifier les textes qu’elle applique, pour annuler une de ses décisions. Si,
par exemple, le Conseil Constitutionnel estime que la Constitution de la 5ème
République, qui garantit l’égalité de tous devant la loi, s’oppose à
l’instauration de quotas féminins lors des élections, il suffira pour surmonter
cet obstacle d’insérer dans la Constitution un paragraphe disposant que
« la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats
électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités
professionnelles et sociales. » C’est-à-dire de faire ce qu’a fait le
gouvernement Jospin en 1999, ce qui lui a ensuite permis de faire passer au
Parlement l’inique loi sur la parité sans plus s’exposer à la censure du
Conseil Constitutionnel.
Si nous transposons cette analyse au niveau de l’Union
Européenne, nous pouvons assez facilement constater que ces mécanismes de
contrôle ne jouent pas. Renverser la jurisprudence de la CJUE (ou modifier sa
composition) supposerait en effet de réviser les traités européens. Mais
modifier un traité européen ne peut se faire qu’au prix d’un processus à deux
étages : d’une part la modification proprement dite du texte lors d’une
conférence intergouvernementale, ce qui suppose un accord unanime des
gouvernements des Etats-membres. Puis, une fois les traités modifiés, une
ratification de ces modifications par chacun des Etats-membres selon les
procédures constitutionnelles qui lui sont propres. Autant dire qu’un tel
mécanisme de contrôle est extrêmement faible, pour ne pas dire totalement
inopérant. En pratique, la CJUE opère donc dans un environnement extrêmement
permissif : lorsqu’elle interprète les traités européens, son pouvoir
discrétionnaire est à peu près illimité.
La Cour a très tôt compris qu’elle bénéficiait d’une
liberté presque totale, pourvu seulement qu’elle sache faire preuve de
suffisamment d’habileté, et elle en a fait usage pour donner à l’intégration
européenne une tournure fédéraliste qui n’était absolument pas prévue au départ
par les signataires des traités de Rome. Ceux-ci croyaient avoir fondé une
organisation internationale ; ils se sont retrouvés en à peine deux
décennies avec une structure quasi-fédérale rognant chaque jour un peu plus
leurs prérogatives et leur imposant des décisions dont ils ne voulaient pas.
Ce processus est ce que Alec Stone Sweet nomme la
« constitutionnalisation de la communauté européenne », c’est-à-dire
la transformation des traités de Rome en une sorte de Constitution européenne
ou, pour parler le langage des juristes, le passage d’une organisation intégrée
« horizontalement » (par les traités les Etats se reconnaissent
mutuellement des droits et des devoirs) à une organisation intégrée
« verticalement » (les traités confèrent directement des droits aux
particuliers, qu’ils peuvent faire valoir contre leur gouvernement national).
Pour donner un sens concret à cela, examinons brièvement les grandes décisions
par lesquelles la CJUE a effectué cette transformation.
Le premier principe, dans l’ordre logique, posé par la
Cour est celui de la primauté du droit européen. Ce principe est énoncé par le
célèbre arrêt Costa contre ENEL du 15
juillet 1964. Selon cet arrêt, le droit européen prime sur toutes les formes de
droit national, y compris constitutionnel. Par conséquent, lorsqu’une
juridiction d’un Etat-membre constate qu’une règle européenne est contraire à
une norme nationale, elle doit écarter cette dernière pour appliquer le droit
européen. Un Etat ne peut invoquer ni ses lois ni sa Constitution pour
s’opposer à l’application du droit communautaire. Cette décision transforme en
fait les traités européens en une véritable Constitution, du point de vue de la
hiérarchie des normes, et elle fait de la CJUE la cour suprême de tous les Etats-membres.
Le second principe, posé par l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963, est
celui de l’effet direct du droit communautaire. Ceci demande évidemment à être
expliqué.
Le principe de l’effet direct signifie que le droit
communautaire crée directement des droits et des obligations pour les
particuliers, personnes morales ou physiques, sans qu’il soit besoin que les
Etats-membres le transposent dans leurs législations.
Pour le dire aussi clairement que possible, une norme
internationale a besoin d’être transposée en droit interne si elle ne produit
d’effets juridiques à l’intérieur d’un pays donné que lorsque le pays en
question l’a officiellement « accueilli », en transformant son propre
droit. Ce n’est pas alors exactement de la norme internationale que les
particuliers peuvent se prévaloir devant les tribunaux, mais de la norme nationale
(loi, décret, etc.) reproduisant (à peu près) le contenu de cette norme
internationale. Autrement dit, et il s’agit là du point essentiel, une norme
internationale qui doit être transposée dépend du bon vouloir des gouvernements
nationaux pour produire des effets concrets. A l’inverse, une norme qui n’a pas
besoin d’être transposée produira des effets dès le moment où elle est édictée,
c’est-à-dire (grosso modo) dès sa publication officielle.
Dans l’arrêt Van
Gend en Loos, la Cour affirme que les traités européens produisent
directement des effets en droit interne, mais aussi une catégorie particulière
de droit dérivé, les directives, lorsque celles-ci sont
« inconditionnelles et suffisamment précises ».
La conséquence très concrète de cet effet direct est
que désormais l’application du droit communautaire n’est pratiquement plus
dépendante de la bonne volonté des gouvernements nationaux. N’importe quel
ressortissant d’un Etat-membre peut, à partir de ce moment, aller devant les
tribunaux s’il estime qu’une norme nationale est contraire à une norme
européenne, afin d’obtenir l’annulation de cette norme nationale.
Il importe de noter que les arrêts Costa contre Enel et Van Gend en Loos ont, à leur naissance,
suscités de vives controverses parmi les juristes et des protestations de la
part de certains Etats-membres, car ils allaient clairement contre le texte des
traités de Rome. En signant ces traités, les pays fondateurs de la Communauté Européenne
n’avaient nullement l’intention de conférer à leurs propres citoyens le moyen
de les poursuivre en justice. Ils n’entendaient pas non plus donner à leurs
juridictions nationales le pouvoir de censurer une loi pour non-respect d’une
norme européenne « supérieure ». En bref, ils n’avaient nullement
l’intention de créer un ordre juridique de type fédéral. Et pourtant, c’est
exactement la conception que la CJUE était en train de leur imposer.
Pour les raisons qui ont été évoquées plus haut, ces
protestations sont restées sans effet et la Cour a continué par ses arrêts à
orienter la construction européenne vers le fédéralisme.
Dans l’arrêt Von
Colson du 10 avril 1984, la Cour posa le principe de l’effet indirect. Ce
principe signifie que, lorsqu’un Etat-membre n’a pas transposé une directive
européenne, ou bien l’a transposé de manière incorrecte, les juridictions
nationales ont l’obligation d’interpréter l’ensemble du droit national
pertinent d’une manière qui le rende compatible avec la directive en question.
L’effet indirect vient ainsi compléter l’effet direct pour priver les
gouvernements nationaux de toute marge de manœuvre : soit la directive est
« inconditionnelle et suffisamment précise », et elle s’applique
directement, soit elle ne l’est pas mais, une fois passé le délai pour la
transposer, les juridictions nationales auront l’obligation d’agir comme si
elle avait été effectivement transposée.
Enfin, dans l’arrêt Francovich du 19 novembre 1991, la Cour alla encore plus loin, en
posant le principe de la responsabilité de l'État, vis-à-vis des particuliers,
pour les dommages découlant du manque de transposition d'une directive.
L'obligation de réparation de l'État a lieu indépendamment de l'effet direct de
la directive: même si les dispositions qui confèrent des droits aux
particuliers ne sont pas assez précises et inconditionnelles pour être
directement invoquées, le particulier est considéré comme lésé par
l'inexécution de l'État.
La CJUE a ainsi,
par toute cette série d’arrêts, mis en place une relation très particulière
entre les juridictions européennes et les juridictions nationales. Dans cette
relation les juges nationaux deviennent des agents de l’ordre communautaire à
chaque fois qu’ils doivent résoudre un litige impliquant une norme européenne,
puisque la Cour leur impose l’obligation de faire systématiquement prévaloir la
norme européenne sur la norme nationale, et de condamner à des réparations
pécuniaires leur propre gouvernement dès lors qu’il ne se serait pas acquitté
de ses obligations européennes, telles qu’interprétées par la CJUE.
Un tel système dépend bien sûr de manière cruciale de
la bonne volonté des juges nationaux : tant que ceux-ci se refusent à
appliquer la jurisprudence de la Cour, celle-ci reste relativement impuissante.
Mais à partir du moment où les juridictions nationales se sont rangées du côté
de la CJUE, il n’a plus été possible pour les Etats-membres de méconnaitre les
décisions de celle-ci, car si un gouvernement peut éventuellement ne pas
appliquer les arrêts d’une juridiction internationale, qui est dépourvue de
moyens de contrainte, il ne peut s’opposer aux décisions des juridictions de
son pays, sauf à renverser l’ordre constitutionnel dont il tient ses pouvoirs.
Or si, pendant quelque temps, les juridictions
nationales ont pu être réticentes à appliquer la jurisprudence très créative de
la CJUE, elles ont fini par se ranger à ses côtés, et par se comporter
objectivement comme des agents de l’ordre européen, contre les pouvoirs publics
nationaux. En France les deux arrêts fondateurs sont celui de la Cour de
Cassation, Société des cafés Jacques
Vabre, du 24 mai 1975, et l’arrêt du Conseil d’Etat Nicolo, du 20 Octobre 1989. Les raisons pour lesquelles les juges
nationaux se sont laissés persuader d’emboiter le pas à la CJUE mériteraient
plus d’un article à elles seules. Ceux qui s’intéressent à cette question
pourront notamment lire avec profit le livre de Karen Alter, Establishing the Supremacy of European Law ;
en ce qui nous concerne seul le résultat nous intéressera ici : désormais
il n’existe plus d’échappatoires pour les gouvernements nationaux, qui doivent
soit accepter l’ordre juridique quasi-fédéral inventé par la CJUE, soit sortir
purement et simplement de l’UE.
A partir du moment où cet ordre juridique
quasi-fédéral a été mis en place et est soutenu par les juges au niveau
national, l’intégration européenne va procéder de manière largement autonome,
indépendamment de la volonté des gouvernements nationaux, voire contre cette
volonté.
Les individus, les lobbys, les intérêts industriels et
commerciaux vont en effet découvrir assez rapidement qu’ils peuvent obtenir par
la voie judiciaire des résultats qu’il serait impossible, ou beaucoup plus
difficile, d’obtenir par la voie législative ou exécutive nationale. Bref, ils
découvrent que le droit européen est un bon moyen de contourner les démocraties
nationales. Va alors se mettre progressivement en place ce que Alec Stone Sweet
nomme « une boucle de rétroaction » (feedback loop), qui fait que chaque succès judiciaire va renforcer
la tendance à recourir aux tribunaux et va provoquer l’apparition de nouvelles
règles européennes, qui à leur tour pourront être utilisées devant les
tribunaux.
Le schéma est à peu près le suivant : une
réglementation nationale est attaquée dans un Etat-membre, par exemple par des
acteurs économiques cherchant à faire disparaître des barrières à l’échange. Le
litige remonte jusqu’à la CJUE, notamment par la voie de l’interprétation préjudicielle.
La Cour déclare la règle nationale contraire au droit européen. Ceci ouvre la
voie pour, et même souvent rend nécessaire, la mise au point d’une règle
européenne portant sur le domaine en question. Cette règle est ensuite élaborée
par la Commission, souvent avec l’aide technique de ces mêmes groupes de
pression qui sont à l’origine du litige initial (groupes de pression qui, par
ailleurs, tirent souvent une partie importante de leurs ressources financières
des institutions européennes). Enfin, cette proposition de la Commission est
acceptée par les Etats-membres, du fait que la jurisprudence de la CJUE rend
maintenant impossible le maintien des législations nationales.
L’adoption de nouvelles règles européennes élargit le
champ d’action des institutions communautaires, qui sont chargées d’appliquer
ces règles, et elle donne aux acteurs privés de nouvelles possibilités
d’attaquer les législations nationales qu’ils considèrent comme contraires à
leurs intérêts.
Un système se met donc en place qui produit de
l’intégration européenne sans que les gouvernements des Etats-membres ne
l’aient prévu, système qui se renforce au fur et à mesure de ses succès.
"Car oui, votre serviteur a d’autres obligations, et parfois d’autres soucis, que de tenir son blog..." walou.tssst... Vous avez créé un monstre, maintenant faut le nourrir.
RépondreSupprimerEn parlant des élections européennes, je pense sincèrement qu'il serait largement plus démocratique de proposer un commissaire européen issu du parti arrivé en tête des élections européennes, n'est-ce pas?
Conseil de l'Europe: si j'ai bien compris un représentant d'un état seul peut refuser l'élargissement de l'UE. un Orban pourrait refuser l'entrée de, mettons, l'Albanie??
"Proposer la loi, c'est régner". Rien de plus vrai, je me rappelle qu'à l'école primaire, on nous avait initié rapidement à la séparation des pouvoirs et le professeur avait clairement dit que des 3 pouvoirs, le législatif était "le plus fort", où celui que l'on devrait choisir.
Article intéressant, mais toujours pas beaucoup plus renseigné. Qui fait quoi?
Qui a le pouvoir législatif? ok la commission
Qui a le pouvoir exécutif?
Qui a le pouvoir judiciaire? La CJUE.
Article passionnant comme d'habitude.
Je crois que vous vous faites une erreur sur le "législatif" ...
SupprimerOn ne parle pas ici du vote, mais du "monopole de l’initiative « législative »", ce qui est différent.
Ainsi, en France, dans le Vè, l'exécutif peut aussi proposer des loi, prioritairement même au législatif (on parle de projet de loi).
Pour reprendre vos qui fait quoi, je dirais :
- pouvoir législatif : Conseil des ministres
- pouvoir exécutif, faiseur de projets de loi : la commission
- conseil constitutionnel (et non pouvoir judiciaire) : CJUE
Amike
« Vous avez créé un monstre, maintenant faut le nourrir. » C’est bien le problème : il faut que j’habitue mes lecteurs à l’idée que je vais prochainement cesser de nourrir le monstre. Mais pour revenir à nos moutons, il me semble justement que les catégories constitutionnelles traditionnelles « exécutif, législatif, judiciaire » ne sont pas pertinentes lorsqu’il s’agit de l’UE.
SupprimerLa division du pouvoir politique en trois « départements » correspond à un objectif de séparation et de contrôle mutuel des « départements » afin de limiter l’emprise du pouvoir politique et de protéger les droits fondamentaux de chacun.
Ce n’est pas ainsi que les institutions européennes ont été conçues, et certainement ce n’est pas ainsi qu’elles fonctionnent.
Le point que je voulais souligner dans cet article est que l’intégration européenne, le transfert de pouvoirs successifs des gouvernements nationaux vers les institutions européennes, échappe chaque jour davantage aux gouvernements nationaux. Contrairement à la fiction officielle, ce ne sont pas les représentants des différents peuples qui décident librement de « mettre en commun leur souveraineté », c’est la CJUE alliée à la Commission et aux juridictions nationales qui arrache peu à peu des pouvoirs aux gouvernements nationaux pour les transférer vers la bureaucratie européenne.
Au sein de l’UE le véritable centre du pouvoir est cette bureaucratie, composée essentiellement des juges de la CJUE et des bureaux de la Commission.
« En parlant des élections européennes, je pense sincèrement qu'il serait largement plus démocratique de proposer un commissaire européen issu du parti arrivé en tête des élections européennes, n'est-ce pas? »
Non, car les élections européennes ne sauraient jamais être représentatives de quoi que ce soit. Une telle procédure aurait l’apparence de la démocratie (c’est d’ailleurs, à peu près, celle prévue par le traité de Lisbonne) mais l’apparence n’est pas la réalité.
Je reconnais que cela mériterait une plus longue explication.
"C’est bien le problème : il faut que j’habitue mes lecteurs à l’idée que je vais prochainement cesser de nourrir le monstre."
SupprimerJe vous préviens : si vous faites ça, je retiens ma respiration...
Bon, blague à part, je vous comprends. Vous nous manquerez. Mais vous avez fait ici un boulot formidable, et j'espère que vos articles resteront longtemps en ligne.
Merci Mat. Rassurez vous, ni moi ni le blog n'allons disparaitre, mais je vais devoir changer de braquet à la rentrée.
SupprimerMerci Amike pour vos lumières, mais en fait, je voulais faire un parallèle avec les trois pouvoirs classiques. Si un type pouvait dire dans l'UE qui fait quoi.
RépondreSupprimerPouvoir législatif?
Pouvoir Judiciaire?
Pouvoir exécutif?
On gagnerait en clarté. De toute façon, l'UE est en train de crever et ça va commencer avec les périphéries qui commencent à se barrer, on pense au référundum sur l'indépendance de l'Écosse en septembre 2014, j'espère que le oui à l'indépendance gagnera.
Article 1 : L"Europe a toujours raison.
RépondreSupprimerArticle 2 :Dans le cas ou l' Europe est tort, l'article 1 entre immédiatement en vigueur.
Certes , je résume de façon abrupte mais c'est ainsi que je le comprends, donc à quoi servent nos parlement nationaux?
Mais tout cela me semble plutôt très bien résumé.
SupprimerNos parlements nationaux servent de moins en moins, c'est un fait.
Ha, l'U.E, sujet peu sexy s'il en est...
RépondreSupprimerPersonnellement, ce que raconte (certes laborieusement) Étienne Chouard à propos de la capacité des ministres nationaux à produire du droit européen m'inquiète davantage qu'une quelconque tendance vers un fédéralisme inavoué (cf https://www.youtube.com/watch?v=fEwCJEbJ9Pc ).
Tout cela est effectivement laborieux et mélange le bon, le moins bon et le carrément très mauvais (je n’ai regardé, rapidement, que la partie juridique). Etienne Chouard n’est pas une flèche en matière de constitutionnalisme, ça se sent, mais le problème c’est que la plupart de nos juristes et hommes politiques ne le sont pas non plus et que très souvent ils ne comprennent pas ce qu’ils font ni ce à quoi ils consentent, lorsqu’on leur demande encore de consentir.
SupprimerParler de fédéralisme est trompeur, je m’en aperçois maintenant car cela peut recouvrir plusieurs choses. Le fédéralisme peut être une forme d’organisation politique intéressante, compatible à la fois avec la liberté, la stabilité et l’efficacité du gouvernement, comme le montrent par exemple les Etats-Unis. Mais dans le cas de l’UE il ne s’agit pas de remplacer une organisation politique nationale par une organisation politique « fédérale », supra nationale, il s’agit en réalité de remplacer les démocraties nationales par une structure technocratique composée essentiellement de juges et de bureaucrates. Le terme le plus approprié pour cela me semble être celui de despotisme administratif. Cette structure technocratique peut être dite « fédérale » en ce sens qu’elle est supra nationale – et c’est plutôt en ce sens que j’emploie le mot dans mon article – mais elle n’est pas une organisation politique, elle est au contraire une tentative de sortir de la politique.
Si, en comprenant ce dont il retourne, cela ne vous inquiète pas, c’est que vous n’attachez aucune importance au fait de vous gouverner vous-mêmes, autrement dit à la liberté politique. Je crains malheureusement que cela soit le cas d’un nombre grandissant de nos concitoyens.
« Si, en comprenant ce dont il retourne, cela ne vous inquiète pas, c’est que vous n’attachez aucune importance au fait de vous gouverner vous-mêmes, autrement dit à la liberté politique. Je crains malheureusement que cela soit le cas d’un nombre grandissant de nos concitoyens. »
RépondreSupprimerÉtant partisan de la démocratie directe, je trouve le reproche assez comique…
Par ailleurs, le Montesquieu dont vous parliez, outre sa théorisation de la séparation des pouvoirs (celle que violent les ministres des exécutifs nationaux en produisant du droit européen), avait bien cerné le danger de l’apathie politique :
"La tyrannie d'un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république." (Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1734).
Mon commentaire n’exprimait aucune indifférence ; je considérais seulement la violation de la séparation des pouvoirs comme un aspect encore plus déplaisant du fonctionnement de l’UE que l’absence de contrôle de la CJUE.
Par ailleurs je vous trouve optimiste de penser que le « despotisme administratif » vient de l’incompétence des juristes et politiciens qui « ne comprennent pas ce qu’ils font ni ce à quoi ils consentent ». J’y vois au contraire le résultat d’un projet politique relativement cohérent.
« je considérais seulement la violation de la séparation des pouvoirs comme un aspect encore plus déplaisant du fonctionnement de l’UE que l’absence de contrôle de la CJUE. »
SupprimerMais l’absence de contrôle de la CJUE EST une violation de la séparation des pouvoirs. Les juges aussi ont besoin d’être contrôlés et de voir leur pouvoir limité par « la disposition des choses ». Ce qui n’est pas le cas au sein de l’UE.
Et par ailleurs il y a bien eu une lutte de pouvoir entre les gouvernements nationaux, la CJUE et la Commission, une lutte remportée par les deux dernières. Le fonctionnement actuel de l’UE est très différent de ce qu’envisageaient la plupart des gouvernants européens lorsque la CEE s’est mise en place, les documents de l’époque en témoignent. D’ailleurs certains d’entre eux ont vigoureusement protesté lorsqu’ils ont pris conscience des abus de la Cour, mais en vain. J’en donnerai deux exemples, parmi beaucoup d’autres possibles, la prochaine fois. Par la suite, ils ont fini par se rallier, plus ou moins, à ce qu’ils ne pouvaient changer, mais je reste persuadé qu’aujourd’hui encore nombre de nos hommes politiques ne connaissent pas le fonctionnement réel de l’UE et qu’ils n’ont qu’une compréhension très imparfaite de ce à quoi ils consentent lorsqu’ils signent de nouveaux traités.
Il ne faut jamais sous-estimer l’ignorance et l’incompétence de notre classe politique.
Bonjour
RépondreSupprimerE.Zemmour a aussi une phrase très courte et concrète :
il n'y a pas un peuple européen : il n'y a pas de démocratie européenne.
Du reste, je crois que la démocratie est trop décadente pour durer même dans un pays national
De mon point de vue , la faille spatio-temporelle (la révolution industrielle en occident + pétrole ) se referme doucement.
La démocratie étant possible en période d'abondance, mais elle émet trop d’incompétence en période "dure"
Reste le pire à éviter: un dictateur sans foi ni loi , qui plus est déconnecté de son peuple
cordialement
Ce que dit Zemmour est très juste évidemment, mais en même temps cela ne suffit pas tout à fait pour disposer du problème, précisément parce que les partisans de l'intégration européenne poursuivent le rêve d'une démocratie sans peuple, ou plus exactement sans corps politique particulier. Par conséquent je crois que les plus cohérents d'entre eux seraient tout à fait prêts à reconnaitre qu'il n'existe pas de peuple européen - mais, ajouteraient-ils, c'est très bien ainsi.
SupprimerLà aussi cela mériterait de plus longs développements.