Un spectre hante l’Occident, celui du
« despotisme doux » si éloquemment décrit par Tocqueville à la fin de
la deuxième partie de De la démocratie en
Amérique. De manière apparemment inexorable, la sphère d’action des
pouvoirs publics s’étend progressivement dans toutes les démocraties
occidentales, resserrant toujours plus celle de l’initiative individuelle et de
la libre association. Ce pouvoir « immense et tutélaire » que nous
avons laissé s’installer au-dessus de nous, que nous avons même parfois appelé
de nos vœux, prétend travailler à notre bonheur en nous facilitant sans cesse
plus l’existence, en pourvoyant à notre sécurité, en prévoyant et assurant nos
besoins, en facilitant nos plaisirs, en conduisant nos principales affaires, en
dirigeant notre industrie, en réglant nos successions, en divisant nos
héritages. Il prétend, implicitement, travailler à notre bonheur et, dans le
fond, nous le croyons, même si parfois nous grommelons contre telle ou telle de
ses initiatives. Nous le croyons car il nous semble à peu près évident qu’une
vie plus facile serait une vie plus heureuse, que si seulement nous pouvions
faire en sorte que la puissance publique nous garantisse contre tous les
principaux risques de l’existence, nous aurions fait un pas décisif vers le
bonheur.
Cette croyance est assez naturelle, et elle
contribue sans doute beaucoup à expliquer que les avertissements, déjà anciens,
au sujet des effets économiques désastreux, sur le long terme, de
l’Etat-providence et de la suradministration aient eu finalement peu d’écho, ou
en tout cas n’aient pas réussi à endiguer cette expansion de « l’Etat
tutélaire ». Le bonheur n’est-il pas la chose la plus importante du
monde ?
Cette croyance est compréhensible, mais est-elle
bien fondée ? Le fait est que le caractère « naturel » de cette
conviction implique qu’elle n’a guère été examinée. On ne réfléchit pas
profondément à ce qui parait aller de soi, même si, nous le savons, certaines
« évidences » peuvent finalement se révéler trompeuses. Horrible
soupçon ! Et si, durant tout ce temps, nous n’avions travaillé qu’à nous
rendre malheureux ?
Pour essayer de le savoir, le mieux n’est-il pas
de prendre totalement au sérieux cette promesse implicite de nous rendre
heureux, de la rendre explicite puis d’examiner minutieusement les conséquences
qui en découlent ? Il faudrait assurément pour cela autant de courage que
de rigueur intellectuel.
Charles Murray ne manque d’aucune de ces deux
qualités. Mais ce qui le différencie vraiment de ses confrères c’est le fait,
rare, que ces deux qualités s’accompagnent chez lui d’une évidente modération
du caractère et d’un profond bon sens, qui le dirige vers les questions
pratiques les plus sérieuses et les plus importantes et lui fait, presque
toujours, éviter les écueils du jargon et de l’ésotérisme.
Ainsi, dans In
pursuit : of happiness and good government, publié en 1988, Charles
Murray se demande quel pourrait le critère de réussite approprié en matière de
politiques publiques, et il répond sans ambages : le bonheur.
Oui, le bonheur, et non pas, comme souvent, « la
réduction des inégalités », « l’augmentation de la richesse »,
« la diminution de la pollution » ou, de manière générale, la
variation de tel ou tel indicateur quantitatif. Pas même des buts apparemment
plus vastes et plus nobles, comme par exemple « la justice sociale ».
Non : une politique publique, quelle qu’elle soit, est une réussite dès
lors qu’elle améliore la capacité des individus à poursuivre le bonheur. Cela implique
donc que le but fondamental du gouvernement, dans son ensemble, est de
faciliter la poursuite du bonheur pour les citoyens dont il a la charge. Ni
plus, ni moins.
Charles Murray est assurément notre homme si nous
voulons sérieusement évaluer les bienfaits que nous apporte « l’Etat
tutélaire ». Suivons-le donc patiemment, en commençant par le
commencement.
Tout d’abord, Charles Murray doit justifier son
affirmation selon laquelle le but fondamental du gouvernement est de faciliter
la poursuite du bonheur. Il le fait en s’appuyant sur deux considérations,
l’une intemporelle, l’autre davantage liée à un contexte intellectuel
particulier.
En premier lieu, le bonheur est tout simplement ce
que recherchent tous les individus, qu’ils en aient conscience ou pas. Aristote
a expliqué cela aussi bien qu’aucun autre il y a déjà plus de 24 siècles :
« Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout
choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. » Mais parmi ces biens
que nous poursuivons, certains sont recherchés en vue d’autres biens (une bonne
paire de chaussure, par exemple, sera recherchée en vue de marcher, ou bien
d’avoir une apparence plus élégante) et certains paraissent désirés davantage
pour eux-mêmes. « Si donc, » poursuit Aristote, « il y a de nos
activités quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres
seulement à cause d’elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose
en vue d’une autre chose (car on procéderait ainsi à l’infini, de sorte que le
désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que
le bien, le Souverain Bien ». Et, sur le nom au moins de ce souverain
bien, tous les hommes semblent s’accorder : le bonheur.
Dire que les hommes recherchent le bonheur revient
donc simplement à dire qu’ils recherchent ce qu’ils estiment être bon pour eux
et que, lorsqu’ils s’interrogent sur ce bien, ils en viennent nécessairement à
concevoir un point d’arrêt à leur recherche : un bien qui ne sera pas
recherché en vue d’un autre bien, un bien qui ne « servira » à rien
mais sera au contraire ce à quoi servent, directement ou indirectement, tous
les autres biens. Ce bien que nous recherchons uniquement pour lui-même et qui ne
mène à rien au-delà de lui-même, c’est ce que nous appelons le bonheur.
Ainsi, nous ne recherchons pas la richesse pour
elle-même, mais parce que nous pensons, à tort ou à raison, que celle-ci
contribuera à nous rendre heureux. Ce qui signifie, à l’inverse, que nous
estimons que la pauvreté rend malheureux. Par conséquent, il est approprié de
chercher à diminuer la pauvreté, cela rendra le monde meilleur, c’est-à-dire,
en définitive, les hommes plus heureux.
En second lieu, les gouvernements existent
précisément pour permettre aux individus de poursuivre le bonheur. C’est là
leur justification, leur source fondamentale de légitimité. Comme l’écrit
Publius dans le numéro 62 du Fédéraliste :
« Un bon gouvernement implique deux choses : d’une part l’attachement
à l’objectif du gouvernement, qui est le bonheur du peuple ; et d’autre
part, la connaissance des moyens par lesquels cet objectif peut être
atteint. » Cette affirmation, que Charles Murray fait sienne, est à
l’évidence plus discutable que la première. Elle se rattache directement à que
l’on peut appeler le libéralisme, c’est-à-dire cette branche de la philosophie
politique qui part des besoins et des désirs fondamentaux de l’être humain,
tels que ceux-ci se révèlent dans ce qu’elle nomme « l’état de nature »,
pour en déduire les buts légitimes de toute association politique ainsi que la
manière d’organiser cette association. Ainsi, l’idée que les gouvernements
existent pour permettre aux individus de rechercher le bonheur ne paraitra sans
doute entièrement convaincante qu’à ceux qui sont entièrement convaincus de la
vérité des présupposés fondamentaux du libéralisme.
On peut penser, par exemple, qu’elle suscitera
plus que de la désapprobation de la part de ceux qui tournent leurs regards
vers le ciel pour organiser la vie sur cette terre. Il n’est guère douteux que
l’ayatollah Khomeini, pour ne citer que lui, aurait rejeté avec véhémence
l’idée que le bonheur des individus est « l’objectif du
gouvernement. » « Allah n’a pas créé l’homme afin que celui-ci puisse
s’amuser, » déclarait-il en effet, « Le but de la création était de
mettre l’homme à l’épreuve à travers les difficultés et la prière. Un régime
islamique doit être sérieux dans tous les domaines. L’islam ne connaît pas la
plaisanterie. L’islam ne connaît pas l’humour. L’islam ne connaît pas
l’amusement. Il ne peut y avoir de joie et d’amusement dans tout ce qui est
sérieux. »
Poser cette restriction ne vise en rien à diminuer
l’intérêt de ce qu’écrit Charles Murray dans In pursuit : of happiness and good government. In pursuit… ne se veut pas un traité de
philosophie politique mais, comme le rappelle son auteur à plusieurs reprises,
un livre pratique, destiné à améliorer l’action publique, et il donc normal que
le débat se meuve à l’intérieur d’un horizon politique et philosophique
déterminé, dont les prémisses fondamentales ne sont pas examinées. En revanche,
il importe de bien garder cette restriction à l’esprit, car celle-ci signifie
que les conclusions auxquelles parvient Charles Murray ont toutes chances de
n’être pertinentes qu’à l’intérieur d’un régime politique particulier ou, pour
le dire autrement, que ses conseils ne sont adaptés qu’à une population d’une
certaine sorte, de celle que l’on peut trouver au sein d’une démocratie
libérale établie de longue date et qui présente certaines mœurs, certaines
coutumes, certaines opinions fondamentales. Un point sur lequel nous aurons
l’occasion de revenir.
Si donc nous acceptons l’idée que le but du
gouvernement est de faciliter la poursuite du bonheur – et nous pouvons
l’accepter sans scrupules de conscience tant que nous n’entendons pas sortir du
cadre de la démocratie libérale – il nous faut commencer par nous pencher sur
cette notion de bonheur, afin de déterminer s’il est possible de lui donner un
contenu suffisamment précis pour en faire un critère d’évaluation des
politiques publiques.
La première difficulté que nous rencontrons sur
cette voie est l’idée, pour ainsi dire officielle, que le bonheur est un état
entièrement subjectif : ce qui rend un homme heureux rendra un autre
malheureux, et ainsi il n’est pas possible de définir objectivement le bonheur.
Chacun fait ce qui lui plait-plait-plait, comme dit la chanson, et l’histoire
s’arrête là.
Cependant, si nous persistons un tout petit peu
dans notre recherche, nous ne tarderons pas à découvrir qu’il existe une
différence marquée entre ce que nous disons à propos du bonheur, lorsqu’on nous
interroge à ce sujet, et ce que nous en pensons réellement. Si la plupart des
gens semblent se sentir tenus de dire que le bonheur est un état totalement
subjectif, dès lors qu’il s’agit de leur propre vie et de celle de ceux qui
leurs sont chers, ces mêmes gens n’agissent pas du tout comme si le bonheur
était purement subjectif. Ou, pour le dire autrement, en public nous assurons
que le bonheur est ce qui nous plait, et que des goûts et des couleurs on ne
discute pas, mais dans notre for intérieur nous faisons une différence bien
nette entre le bonheur et le plaisir, et nous agissons en conséquence. Même le
plus sceptique d’entre nous ne peut s’empêcher de mépriser de temps à autre
telle ou telle action, ou tel ou tel homme, ou bien de le plaindre, et ceci
révèle plus sûrement que n’importe quel discours qu’il n’est pas convaincu que
tous les modes de vie se valent. Quel parent, même le plus permissif,
accepterait tranquillement que son enfant lui dise qu’il se drogue et que pour
lui le bonheur consisterait à pouvoir se maintenir perpétuellement dans cet
état extatique provoqué par la drogue ? Assurément, aussi permissif que
nous le supposions, ce parent, pourvu qu’il soit aimant, chercherait à
détourner son enfant de cette idée. Autrement dit, il chercherait à lui montrer
que sa conception du bonheur est erronée.
Et de fait, soutenir que le bonheur est purement subjectif revient en
définitive à soutenir qu’il n’existe pas de nature humaine, que tous les êtres
humains ne partagent pas certains caractéristiques psychiques, certains besoins
et certains désirs fondamentaux qui ne peuvent pas être choisis ou rejetés mais
qui sont simplement donnés. Une position très difficile, et peut-être même
impossible à tenir sans se contredire à un moment ou l’autre, en paroles ou en
actes.
Mais pourquoi, en cas, tant de gens affirment-ils
aujourd’hui que le bonheur n’a pas de contenu objectif ? Nous pouvons
soupçonner que les déclarations publiques de ce genre sont largement motivées
par la crainte de passer pour « intolérant », « élitiste »,
« discriminant », bref par la crainte de se voir reprocher de
commettre un crime contre l’égalité. Il n’est pas non plus interdit de penser
que cette manière de déclarer la question dépourvue de sens vient au secours de
notre paresse intellectuelle, car si, dans notre for intérieur, nous sommes
tous persuadés que tous les modes de vie ne se valent pas, il n’est pas si
facile de découvrir les raisons pour lesquels certains modes de vie valent
mieux que d’autres. Et puis, cela évite d’avoir à s’examiner soi-même :
demander des comptes aux autres au sujet de la manière dont ils vivent, c’est
s’exposer à ce qu’ils vous en demandent à leur tour. Mieux vaut ne rien dire.
Quoiqu’il en soit, Charles Murray ne se laisse pas
impressionner par le subjectivisme officiel, et il propose la définition
suivante : pour un individu, le bonheur est une satisfaction durable et
justifiée avec sa vie dans son ensemble. Ce qui signifie, d’une part, que le
bonheur n’est pas identique à un plaisir passager, ni même à une suite de
plaisirs passagers, mais qu’il a à voir avec le plan d’ensemble en fonction
duquel nous avons essayé de conduire notre existence, et d’autre part que
toutes les satisfactions ne se valent pas. Ou, pour le dire autrement, la vertu
existe réellement.
Bien entendu, cette définition reste relativement
formelle, et elle doit l’être si nous voulons qu’elle puisse s’adapter à une
grande variété d’activités, car dire que le bonheur a un contenu objectif ne
signifie nullement que tous les hommes devraient vivre de la même manière. Mais
elle permet de passer à l’étape suivante, qui nous rapproche de la question de
départ : comment évaluer correctement l’action du gouvernement ?
Si en effet le bonheur a un contenu objectif, cela
signifie qu’il n’est pas possible d’être heureux dans n’importe quelle
situation et, en conséquence, qu’il existe certaines conditions qui, sans
suffire à rendre heureux, sont néanmoins indispensables pour pouvoir être
heureux.
Charles Murray part de la célèbre pyramide des
besoins élaborée par Maslow pour identifier quatre conditions fondamentales
qui, selon lui, doivent être remplies pour que nous puissions être heureux. Que
ces conditions soient remplies ne garantit nullement que nous serons heureux,
mais elles nous permettrons de rechercher le bonheur, et si nous atteignons le
terme de notre vie sans avoir été heureux, cela sera de notre faute ou bien la
conséquence de hasards qu’il n’est au pouvoir de nul gouvernement de prévenir.
Ces quatre conditions sont : 1) les
ressources matérielles 2) la sécurité 3) le respect de soi 4) « les
jouissances » (enjoyment), ou,
si l’on veut, le fait d’avoir des activités épanouissantes.
Si nous nous accordons sur le fait qu’il s’agit
bien-là des quatre conditions de base pour la poursuite du bonheur, le problème
suivant sera de savoir si, pour chacune d’entre elles, il existe un seuil en
deçà duquel la poursuite du bonheur est impossible et au-delà duquel elle
devient possible. Pour prendre un exemple très simple, il est évident qu’un
homme ne peut pas être heureux s’il meurt de faim, mais il est tout aussi
évident qu’il est possible d’être heureux avec un régime alimentaire très
simple, peu varié mais nourrissant.
Puis, une fois ce seuil éventuellement trouvé, il
sera possible de se demander en quoi les politiques publiques pourraient
contribuer à l’atteindre.
Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, il
faut sans doute encore écarter une objection : pourquoi le gouvernement
devrait-il s’arrêter au seuil du bonheur ? Pourquoi devrait-il se
contenter de nous « permettre » de poursuivre le bonheur, s’il le
peut ? Pourquoi ne pas aller au-delà et nous aider activement à être
heureux ?
La réponse la plus évidente à cela est que, même
s’il le voulait, le gouvernement ne pourrait pas faire plus que de nous mettre
dans les conditions nécessaires pour rechercher le bonheur : le bonheur
n’est pas une ressource que le gouvernement possède et pourrait distribuer à sa
guise, comme par exemple des ressources matérielles. Seuls les individus peuvent
poursuivre le bonheur et être heureux. A cela doit être ajouté une
considération moins évidente mais plus décisive : pour l’être humain le
bonheur consiste nécessairement en une certaine sorte d’activité. Par
conséquent, vouloir aller au-delà des seules conditions du bonheur, en agissant
à la place des individus, reviendrait à rendre le bonheur impossible. Ou, pour
le dire autrement, en matière de poursuite du bonheur, passé un certain seuil,
les rendements de l’action publique sont très rapidement décroissants. Un point
sur lequel nous reviendrons.
Une serie passionnante comme d'habitude. Merci Aristide de nous faire autant reflechir.
RépondreSupprimerJ’ attends donc le S01E02… pour mercredi prochain j’espère.
Oui chère Dixie, mercredi prochain, si Dieu me prête vie.
SupprimerVoilà qui promet d'être intéressant !
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