La question des ressources matérielles, ou de la
« pauvreté », est aujourd’hui absolument centrale dans la définition
des politiques publiques. Comme le dit Charles Murray, la
« pauvreté » est devenue pour le gouvernement ce que la damnation
était pour les prêcheurs baptistes : le fait qu’une partie de la
population se trouve « sous le seuil de pauvreté » est la preuve
irréfutable que l’action du gouvernement est nécessaire.
Il y a plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord le manque de ressources matérielles
est aisément perçu et peut facilement être quantifié. Par ailleurs il semble
facile d’y remédier : si des gens manquent de nourriture, donnons-leur de
la nourriture, ou bien de l’argent pour s’en acheter, et de même pour les
autres besoins de ce genre. A la limite, le problème de la « pauvreté »
pourrait même, en théorie, être résolu du jour au lendemain, en envoyant un
chèque à tous ceux qui se trouvent en-dessous du dit seuil de pauvreté. Enfin,
pallier le manque de ressources matérielles semble être une tâche beaucoup plus
urgente que toutes les autres : dans la mesure où le manque de ressources
matérielles, poussé à l’extrême, signifie la mort, l’état de
« pauvreté » est obscurément identifié avec une menace vitale, bien
qu’en réalité l’immense majorité de ceux qui sont classés officiellement comme
« pauvres » soient très, très loin d’être en danger de mourir de faim
ou de froid.
Pourtant, un peu de réflexion devrait suffire à
nous convaincre que la question des ressources matérielles ne peut pas être
très importante dans la poursuite du bonheur.
Pour commencer, deux propositions paraissent
incontestables : d’une part l’argent ne fait pas le bonheur, et d’autre
part il n’est pas possible de chercher à être heureux lorsque l’on meurt de
faim. Ces deux propositions prises ensemble impliquent que le niveau de
ressources matérielles suffisant pour pouvoir poursuivre le bonheur ne doit pas
se trouver très loin du seuil de subsistance.
De fait, toutes les enquêtes internationales qui
ont pu être menées sur le sujet révèlent que la relation entre la richesse
nationale et le bonheur individuel est au mieux très ténue : passé un
seuil minimal, l’augmentation de la richesse nationale ne produit pas
d’augmentation du nombre de ceux qui se déclarent « heureux » ou
« très heureux ». Ou, pour le dire autrement, le pourcentage de gens
se déclarant heureux n’est pas plus élevé dans les pays très riches que dans
les pays (relativement) pauvres.
En revanche, le rapport entre bonheur et richesse
semble changer lorsqu’on l’envisage à l’intérieur d’une nation particulière. En
effet, dans tous les pays, le bonheur semble croitre avec le revenu : les
individus aux revenus élevés (relativement) se déclarent plus souvent heureux
ou très heureux que les individus aux revenus faibles (relativement). Ce qui
justifie le bon mot de Jules Renard : « Si l’argent ne fait pas le
bonheur, rendez-le ! »
Bien entendu il ne s’agit là que de résultats
d’enquête d’opinion. Mais lorsque les enquêtes d’opinion s’accordent avec une
sagesse populaire immémoriale aussi bien qu’avec les conclusions des meilleurs
esprits des siècles passés, leurs résultats méritent d’être pris au sérieux,
pour ne pas dire que la charge de la preuve repose sur les épaules de ceux qui
soutiennent, explicitement ou implicitement, que plus d’argent rend les gens
plus heureux.
Comment donc expliquer ces deux observations, dont
nous sentons tous intuitivement qu’elles doivent être exactes : passé un
seuil assez bas, l’augmentation de la richesse globale d’une nation ne rend pas
ses habitants plus heureux, et cependant les riches sont (en général) plus
heureux que les pauvres ?
Une explication politiquement incorrect serait que
les qualités personnelles qui procurent la richesse sont les mêmes que celles
qui, en général, rendent heureux : les riches seraient (en général) plus
heureux que les pauvres non pas parce qu’ils sont plus riches, mais parce
qu’ils sont plus intelligents, plus tempérants, parce qu’ils organisent
davantage leur vie en fonction d’un plan d’ensemble rationnel au lieu de
poursuivre les plaisirs du moment, etc. toutes choses qui le plus souvent
mènent aussi à la prospérité personnelle.
Une explication plus banale serait que, l’homme
étant un animal social, il ne peut s’empêcher de se comparer à ses semblables
et d’envier ceux qui ont plus que lui, ou à tout le moins de se sentir humilié
si d’autres ont manifestement beaucoup plus que lui.
Les deux explications peuvent bien sûr
parfaitement se combiner.
Supposons que la bonne explication soit plutôt la
seconde, quelles conclusions pratiques pouvons-nous en tirer ? Si ce sont
les inégalités en tant que telles qui rendent les « pauvres »
malheureux, cela signifie-t-il que le gouvernement devrait faire de
l’égalisation des richesses sa priorité ?
Cependant cet argument niveleur présuppose que le
bonheur dépend de la satisfaction d’une des passions les plus hideuses qui
puisse habiter l’âme humaine, l’envie, et que le but du gouvernement devrait
être de contenter les envieux. Par ailleurs il n’existe aucune raison pour que
l’envie se cantonne à la richesse, et si le gouvernement accepte d’égaliser les
richesses pour satisfaire cette passion, pourquoi ne se mêlerait-il pas aussi
d’égaliser les autres biens de la vie humaine ? Nous devrions donc prendre
des lois semblables à celle prise par L’Assemblée
des femmes, d’Aristophane, et qui faisait obligation aux jeunes hommes de
coucher avec de vieilles femmes laides avant de pouvoir approcher des belles
jeunes filles. Et cela ne serait bien sûr qu’un début. Peut-être une telle
perspective pourrait-elle séduire certains parmi nous, mais il est plus que
douteux qu’elle puisse jamais être défendue publiquement, et il est absolument
certain qu’elle est strictement incompatible avec un gouvernement démocratique.
Si la bonne explication est plutôt la première, il
semble impossible d’échapper à la conclusion que distribuer sans cesse plus
d’argents aux « pauvres » ne fera pas progresser d’un pouce leur capacité à
être heureux, même si sans doute cela leur fera temporairement plaisir.
Mais quelle que soit l’explication retenue, il est
évident que le problème de la pauvreté tel que nous le posons aujourd’hui est
insoluble : l’augmentation globale du niveau de vie ne nous rendra jamais
plus satisfait de notre condition matérielle, ni de notre existence en général.
Pour nous en convaincre, imaginons simplement la
situation suivante, comme nous le demande Charles Murray (il va sans dire que
cette situation imaginaire pourrait aisément être transposée dans n’importe
quel pays) : vous êtes en 1900 et quelqu’un vous dit : « Supposons
que, dans le futur, les Etats-Unis soient devenus si riches que même les
familles les plus pauvres disposent d’un revenu annuel égal au revenu actuel
(1900) moyen de l’ensemble de la population, et que dans le même temps le
revenu moyen ait triplé. Estimeriez-vous alors que le problème de la pauvreté
aux Etats-Unis a été résolu ? » Qui donc aurait osé répondre
« non » à une telle question ? Mais bien sûr, en 1988 (date de
la publication de In pursuit…) cet
état de fait merveilleux était déjà réalisé. Et cependant les pouvoirs publics
américains restaient plus préoccupés que jamais par le problème de la
« pauvreté ».
Autrement dit, un gouvernement qui entend
« lutter contre la pauvreté » par la « redistribution »
endosse inévitablement le rôle de Sisyphe.
Pourquoi une telle conclusion, somme toute
triviale, est-elle si difficile à accepter ? Peut-être, comme le suggère
Charles Murray, parce que de nos jours pratiquement aucun de ceux qui
entretiennent la conversation civique au sujet de la pauvreté n’ont été pauvres
eux-mêmes. Très rares sont désormais les hommes politiques, les journalistes,
les intellectuels, etc. qui pourraient caractériser leur enfance comme Abraham
Lincoln le fit un jour à propos de la sienne: « the short and simple annals of the poor ». De ce fait il est
devenu très difficile pour eux de comprendre que la pauvreté n’est pas
identique à la misère. Qu’être pauvre ne signifie pas nécessairement être
insuffisamment nourri ou vêtu. Que vivre dans une famille pauvre n’implique pas
inévitablement que votre vie est lugubre et désespérée. Peut-être aussi est-il
encore plus difficile de dire publiquement ce genre de choses que de les
comprendre, car cela vous donne presque inévitablement un air de
Marie-Antoinette conseillant à ceux qui n’ont pas de pain de manger de la
brioche – à moins d’avoir été pauvre soi-même.
En réalité, lorsque nous parlons de la pauvreté,
nous confondons presque toujours la manière dont certains « pauvres »,
parmi nous, utilisent leurs ressources et le pouvoir d’achat brut à leur
disposition. La plupart de nos « pauvres » disposent d’un pouvoir
d’achat brut qui aurait fait pâlir d’envie un honnête bourgeois il y a un
siècle, mais ils utilisent parfois ce pouvoir d’achat d’une manière si
désastreuse qu’ils peuvent effectivement se retrouver, à un moment où l’autre,
tout près du seuil de subsistance. A titre d’exemple, en 2011, aux Etats-Unis,
presque 80% des ménages officiellement classés comme « pauvres »
disposaient de l’air conditionné. Les deux-tiers avaient la télévision par
câble ou par satellite. La moitié avaient un ordinateur personnel, 43% avaient
accès à internet, etc.
Reconnaître cela revient à dire que nombre de
« pauvres » n’ont pas besoin de davantage d’argent mais de davantage
de vertu, pour employer un terme presque tombé en désuétude. Mais qui
aujourd’hui oserait dire cela en public ? Et qui, le faisant, serait
entendu ?
Pourtant, pourtant, serait-on encore tenté
d’objecter, n’y aurait-il pas une manière simple de résoudre enfin cette
question de la pauvreté qui nous donne si mauvaise conscience et nous empêche
de passer à d’autres questions, peut-être plus importantes ? Voilà :
nous (nations occidentales) sommes sûrement assez riches aujourd’hui pour nous
permettre de distribuer une sorte de revenu minimum garanti à tous les
individus, un revenu suffisant pour couvrir les besoins de base et vivre
« décemment ». Mettons-nous donc d’accord sur le niveau de ce revenu
minimum, distribuons-le à tous et laissons ensuite chacun se débrouiller avec
comme il l’entend. Fin du problème de la pauvreté.
Une telle proposition est sans doute généreuse,
mais est-elle bien avisée ? Toutes les propositions de ce genre
présupposent en fait que la manière dont nous subvenons à nos besoins matériels
est plus ou moins indépendante de la manière dont nous suppléons à nos autres
besoins. Cela n’est malheureusement pas le cas. Suppléer aux besoins matériels
d’un individu à sa place s’avère souvent un cadeau empoisonné ou, pour le dire
autrement, il est très difficile d’affecter la condition matérielle de l’être
humain sans affecter aussi sa condition morale. Charles Murray a déjà raconté
en détails les effets désastreux de l’extension de l’Etat-providence aux
Etats-Unis dans Losing ground ;
les effets proprement démoralisants
de l’intervention croissante des pouvoirs publics dans la vie des catégories
les plus pauvres de la population. Dans In
pursuit… il vise une conclusion plus large qui pourrait être formulée
ainsi : demander aux pouvoirs publics d’alléger les difficultés de notre
existence n’est pas une bonne idée si nous voulons pouvoir être heureux.
Les
conditions fondamentales du bonheur sont inextricablement liées les unes aux
autres, et notamment la manière dont une personne supplée à ses besoins
matériels affecte sa capacité à suppléer à son besoin de respect de soi et à
son besoin de « réalisation de soi » ou « d’activités
épanouissantes ».
Mais n’anticipons pas et contentons-nous à ce
stade d’une conclusion partielle : si nous cherchons à améliorer la
capacité des individus à rechercher le bonheur, toutes les solutions visant simplement
à accroitre leurs ressources matérielles au-delà du niveau de la subsistance
sont destinées à échouer. L’argent, réellement, n’est pas très important dans
la poursuite du bonheur. La question de la pauvreté, entendue au sens
strictement matériel, occupe aujourd’hui très souvent la première place dans le
débat public. Si nous acceptons le critère que nous propose Charles Murray pour
évaluer les politiques publiques, cette question de la pauvreté matérielle devrait
être reléguée en dernière position.
Le besoin de sécurité recouvre beaucoup de choses
différentes, mais sa composante la plus basique et la plus pressante est le
besoin d’être protégé contre les agressions que pourraient nous faire subir nos
semblables. Autrement dit les fonctions de police et de justice. Il n’est pas
besoin, en effet, d’adhérer à la conception libérale du gouvernement pour
reconnaître que l’une des fonctions essentielles des pouvoirs publics est de
nous protéger, autant que faire se peut, de la menace de la mort violente aux
mains des autres hommes. De même qu’il n’est besoin d’adhérer à aucune
philosophie politique particulière pour accorder qu’un homme qui craint
continuellement pour sa vie ou ses biens peut difficilement être heureux.
Cependant, le seuil minimal de sécurité, celui qui
nous permettra de poursuivre le bonheur à peu près tranquillement n’est pas si
facile à établir. Sachant que, selon la formule convenue, le risque zéro
n’existe pas, qu’est-ce qu’un risque « acceptable » ?
Du point de vue de la poursuite du bonheur, les indicateurs
habituellement utilisés, notamment les taux des différents crimes, ne sont sans
doute pas très appropriés. Une augmentation, même spectaculaire, des taux de
criminalité, comme celle qui s’est produite un peu partout en Occident depuis
les années 1960, bien que déplorable en elle-même, n’affecte sans doute pas
véritablement la capacité de la plupart des gens à poursuivre le bonheur. Pour
le dire autrement, même avec les taux de criminalité actuels, le crime n’est un
problème quotidien que pour une toute petite partie de la population, celle qui
vit dans les quartiers dits « sensibles » ou « à
problèmes ». Pour l’immense majorité de la population, le risque de se
voir un jour agressé, cambriolé, violé, pour ne rien dire du risque d’être
assassiné, demeure très faible. C’est cette réalité incontestable qui permet à
certains sociologues « engagés » de décréter que la montée de
l’insécurité n’est qu’un « sentiment », autrement dit que le problème
est largement imaginaire.
Charles Murray n’est pas de ceux-là. Il
n’argumente nullement que le grand public se trompe lorsqu’il se plaint de la
montée de l’insécurité. Il pense au contraire que cette plainte est justifiée
mais que, pour la comprendre, il faut dépasser la seule mesure des taux de criminalité.
Selon lui, le seuil de sécurité minimum qu’il revient au gouvernement d’assurer
afin que les individus puissent poursuivre le bonheur à leur gré est constitué
de trois éléments : les taux des différents crimes d’une part, mais aussi
ce qu’il appelle la « légalité » (lawfulness)
et la « civilité publique » (public
civility), et c’est bien entendu sur ces deux derniers points que le bât
blesse aujourd’hui.
La légalité tout d’abord. Cette notion signifie
tout simplement, si l’on peut dire, que le crime est publiquement traité en
tant que crime, c’est-à-dire comme un événement qui mérite l’indignation des
honnêtes gens et dont le ou les auteurs seront recherchés avec diligence par
les pouvoirs publics afin de recevoir la punition que méritent leurs actes. La
légalité est cette procédure solennelle, comprenant à la fois l’action de la
police et celle de la justice, par laquelle une communauté respectueuse des
lois affirme sa supériorité morale sur les malfaiteurs.
Pour que le besoin de légalité soit satisfait, il
n’est pas nécessaire que la police attrape tous les délinquants (certains types
de délinquants sont objectivement très difficiles à attraper). Il n’est pas non
plus nécessaire que chaque coupable soit condamné (les jurys peuvent faire des
erreurs, par exemple). Il n’est même pas nécessaire que les châtiments soient
très sévères. Il faut et il suffit, pour le dire de manière imagée, que
lorsqu’un individu est arrêté pour un crime, ses voisins se disent, « Il a
de gros ennuis. » Si au contraire ils se disent, « Il va probablement
s’en tirer à peu de frais », le besoin de légalité n’est plus satisfait.
Ainsi, une bonne partie du mécontentement exprimé
par le grand public au sujet de l’insécurité tient-elle moins, sans doute, à la
peur d’être personnellement agressé ou volé qu’à la perception que la société
dans laquelle nous vivons ne respecte plus les principes essentiels de la
légalité (lawfullness). Pour le dire
en peu de mots, la plainte récurrente au sujet de la montée de la délinquance
est d’abord une plainte au sujet du fait que, pour les délinquants, l’impunité
est devenue la règle et le châtiment l’exception, même lorsqu’ils se font
prendre par la police. Tel était le cas aux Etats-Unis, de la fin des années
1960 jusqu’au début des années 1990, lorsque commença ce que certains
spécialistes appellent « the great
american crime decline », c’est-à-dire la plus forte baisse de la
criminalité jamais documentée à l’époque moderne. Bien que toutes les causes de
cette baisse ne soient pas connues, il est hors de doute que la sévérité accrue
vis-à-vis du crime et une activité beaucoup plus intense de la police y ont
fortement contribué. En France, en revanche, la situation actuelle est à peu
près celle qui prévalait aux Etats-Unis dans les années 70-80, et ceci explique
largement pourquoi, en dépit des dénégations des intellectuels et des propos
rassurants des pouvoirs publics, le thème de l’insécurité est constamment agité
dans le débat public depuis maintenant plusieurs décennies. En France,
malheureusement, trop souvent « la justice crée l’insécurité », pour
reprendre le titre d’un ouvrage récent documentant ce triste phénomène. Et tant
qu’il en sera ainsi on peut être sûr que le grand public sera insatisfait du
niveau de sécurité procuré par les gouvernements successifs.
Raisonner en termes de capacité à poursuivre le
bonheur, comme le fait Charles Murray, permet aussi de comprendre un autre
aspect de la demande de sécurité exprimée par le grand public qui, à première
vue, pourrait paraître contre-intuitif. Cette demande, en effet, parait se
focaliser sur les « petits » criminels et être plus indifférente à
l’action de ce que l’on appelle parfois les criminels en cols blancs. Ce que le
grand public semble attendre en priorité des pouvoirs publics, c’est qu’ils le
débarrassent des pickpockets, des cambrioleurs, des dealers de drogue, et
autres criminels de cet acabit plutôt que, mettons, des grands escrocs à la
Bernard Madoff. Dans la mesure où ces « petits » délinquants sont
plus souvent qu’à leur tour des jeunes hommes issus de familles pauvres ainsi
que des membres de ce que nous appelons pudiquement la « diversité
ethnique », certains voient dans cette priorité l’expression de préjugés
de classe mâtinés, de nos jours, d’une bonne dose de racisme.
Du strict point de vue de la justice il est
effectivement incontestable que les criminels en cols blancs doivent être
punis, tout comme les « petits » délinquants, et il est certain que,
lorsqu’il est informé de leurs méfaits, le grand public exprime son indignation
à leur égard et attend qu’ils soient châtiés à la hauteur du mal qu’ils ont
causé.
Cependant, du point de vue du but fondamental
poursuivi par tous les individus, le bonheur, il est tout aussi peu contestable
que le « petit » délinquant représente une menace beaucoup plus
sérieuse que le requin de la finance. Pour nous en convaincre, imaginons deux
voleurs bien différents. Le premier est un petit génie de l’informatique qui a
mis au point un programme grâce auquel il prélève journellement quelques
centimes sur les comptes des épargnants de plus grandes banques du pays. Aucune
de ses victimes ne perd plus de quelques euros à son profit, mais les revenus
annuels de notre mauvais petit génie sont de plusieurs millions par an. Son vol
est donc, au total, de très grande ampleur. Le second voleur a 17 ans, n’a pas
fait d’études, vient d’une famille officiellement pauvre, et plusieurs fois par
semaine commet des petites agressions à main armée, menaçant des passants avec
un couteau pour leur voler leur portefeuille ou leur téléphone portable. Ces
deux voleurs vivent à proximité de chez vous. Si vous pouviez demander à la
police d’arrêter immédiatement l’un d’entre eux, mais pas les deux à la fois,
lequel choisiriez-vous ?
Du point de vue de la seule justice le choix est
sans doute difficile. Mais si votre critère de choix est la sécurité, en tant
que condition fondamentale pour pouvoir poursuivre le bonheur, alors la réponse
ne souffre pas de doute. Le voleur informatique ne menace pas directement votre
sécurité et celle de vos proches, il n’affecte pas votre capacité à être
heureux, à la différence du second voleur dont les nuisances s’étendent bien
au-delà du cercle de ses victimes par la peur qu’il induit chez tous ceux qui
pourraient le rencontrer.
En fait, comme le dit Charles Murray, on peut
raisonnablement soutenir que les seules personnes qui choisiraient de demander
à la police d’arrêter le voleur informatique plutôt que le voleur au couteau
seraient des personnes n’habitant pas dans le quartier où opère le second.
Bien entendu dans la réalité le choix a rarement à
être aussi tranché, mais dans la mesure où les ressources de la police sont
nécessairement limitées, des choix doivent inévitablement être faits et, dans
cet arbitrage, il est parfaitement légitime de concentrer l’essentiel des
moyens sur le second type de délinquant. Ce sont eux qui sont la plus grande
menace pour notre sécurité personnelle ou, comme dirait Montesquieu, pour
« l’opinion que chacun a de sa sûreté », et par conséquent pour notre
bonheur.
L’autre aspect de la sécurité, après la légalité,
qui n’est pas pris en compte par les statistiques de la criminalité est celui
de la civilité publique. Ce label choisi par Murray recouvre à peu près ce que
nos sociologues appellent « les incivilités » : la mendicité
agressive, les graffitis, les bandes de jeunes gens qui squattent les halls des
immeubles ou vous poussent à changer de trottoir lorsque vous les croisez, les
poubelles renversées, les prostitués qui vous accostent dans la rue si vous
êtes un homme ou la drague très insistante si vous êtes une femme, et autres
choses du même genre. Ces phénomènes déplaisants ne sont pas, en général,
strictement illégaux, ni dangereux par eux-mêmes, mais ils suscitent une
indignation et une anxiété parfaitement légitimes chez la plupart de ceux qui y
sont confrontés.
L’appréhension que suscite chez un usager des
transports en commun le fait d’avoir à monter tous les jours dans des rames
couvertes de graffiti provient de cette certitude qui s’impose à lui que « l’environnement
qu’il doit supporter une heure ou plus par jour est incontrôlé et
incontrôlable, et que n’importe qui peut l’envahir pour causer tous les dégâts
et tous les méfaits qui lui passeront par la tête, » comme l’a écrit le
sociologue américain Nathan Glazer.
James Q. Wilson est sans doute celui qui a le
mieux expliqué pourquoi la disparition de la civilité publique est importante,
en prenant pour emblème de ces petits désordres aux grands effets la vitre
brisée – une analyse qui inspirera l’action de Rudy Guiliani et William Bratton
dans leur lutte victorieuse contre la criminalité à New-York.
« Une propriété est abandonnée dans un
quartier de la ville. Les herbes folles s’installent, une vitre est brisée. Les
adultes cessent de gronder les enfants turbulents ; les enfants, enhardis,
deviennent plus turbulents. Les familles déménagent. » Voici ce qui arrive
ensuite :
« A ce moment, il n’est pas inévitable que se
développe une criminalité sérieuse ou que des attaques violentes contre des
étrangers au quartier se produisent. Mais beaucoup de résidants penseront que
la criminalité, et particulièrement la criminalité violente, est en
augmentation, et ils modifieront leur comportement en conséquence. Ils
utiliseront les rues moins fréquemment, et lorsqu’ils le feront ils resteront à
l’écart des autres gens, marchant en détournant le regard, les lèvres closes,
la démarche pressée. « Ne pas se mêler des affaires des autres. »
Pour certains habitants cette atomisation croissante n’aura pas beaucoup
d’importance, parce que le quartier n’est pas leur « chez eux » mais
« l’endroit où ils vivent ». Leurs centres d’intérêt sont
ailleurs ; ce sont des cosmopolites. Mais cela importera beaucoup pour
d’autres gens, qui tirent de leurs attachements locaux des satisfactions et du
sens pour leur existence ; pour eux le quartier cessera d’exister, à
l’exception de quelques amis fiables qu’ils s’arrangeront pour rencontrer. Un
tel endroit est vulnérable aux entreprises criminelles… La probabilité que de
la drogue soit échangée, que des prostitués racolent, que des voitures soient
dépouillées, est plus grande ici que dans des endroits où les gens ont
confiance dans leur capacité à réguler de manière informelle les conduites dans
l’espace public. De jeunes garçons voleront des ivrognes pour s’amuser, et des
hommes voleront délibérément, et peut-être violemment, les clients des
prostitués. Des agressions se produiront. »
Ce qu’écrit Wilson n’est pas un exercice
d’imagination mais le résumé de ce qui s’est produit dans certaines villes
américaines depuis la fin des années 60. Et il n’exagère nullement la vitesse à
laquelle cela s’est produit. Quelques années peuvent suffire pour transformer un
quartier très demandé en un quartier que tout le monde ou presque s’efforce de
fuir. Les Français aussi connaissent bien ce genre de choses.
Bien entendu, il n’est pas possible de définir
très précisément les règles de comportement qui constituent la civilité
publique minimale, d’autant plus que ces règles peuvent varier partiellement
suivant les lieux et les époques, néanmoins il semble possible d’en donner les
grandes lignes, comme s’y essaye Charles Murray : « Le prérequis
fondamental de la civilité dans un quartier ordinaire semble être que les lieux
publics, notamment les rues et les trottoirs, soient des endroits neutres, qui
ne sont pas utilisés pour mener son petit commerce, ni pour se livrer à des
activités inconvenantes, ni comme une extension de son chez soi, ni pour y
entreposer ses ordures, ni pour dormir, et, la règle essentielle, que les lieux
publics soient des endroits où les gens sont tenus de se comporter de manière
civile – pas nécessairement de manière polie ou amicale, mais, au minimum,
qu’ils respectent le droit de chacun à être laissé tranquille. Le seuil minimal
de sécurité est atteint lorsque les entorses à la civilité publique sont
suffisamment rares pour être remarquées. »
Pour résumer ce qui précède, pour remplir leur
obligation de fournir aux citoyens le bien appelé « sécurité », les
pouvoirs publics doivent au minimum rechercher activement les délinquants et
les châtier lorsqu’ils mettent la main sur eux, en se concentrant tout
particulièrement sur les délinquants dont l’activité affecte immédiatement le
bien être de leur voisinage. Ils doivent également s’assurer que la civilité
publique est respectée. Ceci peut se faire de manière formelle et légale :
interdire et punir l’utilisation privative des halls d’immeubles, faire
disparaître des rues ceux qui y dorment ou y mendient de manière agressive,
etc. Mais cela se fait encore beaucoup mieux de manière informelle et
extra-légale, lorsque les habitants d’un quartier n’hésitent pas à réprimander
des adolescents qui s’amusent trop bruyamment, ou à rappeler à l’ordre ceux qui
transforment les pelouses publiques en décharge, par exemple. Lorsque ce
contrôle social informel ne fonctionne plus, les pouvoirs publics sont appelés
pour remplir le vide, mais cela n’est jamais qu’un pis-aller.
Ce dernier point attire ainsi notre attention sur
quelque chose de très important : la condition des quartiers dits « sensibles »
est aberrante. Il n’est absolument pas normal qu’une communauté permette à
certains de ses membres de s’approprier les espaces publics, il n’est
absolument pas normal que les adultes n’osent pas gronder des enfants
turbulents, de même qu’il n’est pas normal qu’une communauté tolère sans réagir
que les délinquants imposent leur « loi » à tous. Ainsi, la question
que nous devrions nous poser, semble-t-il, n’est pas d’abord : « Que
peuvent faire les pouvoirs publics pour améliorer la situation ? »
mais plutôt : « Qu’est-ce donc qui a pu provoquer une telle situation
aberrante en premier lieu ? »
Bon, personne ne vient se plaindre de l’article ou critiquer. C’est déjà ça ! Ceci dit « ils » pourraient au moins vous féliciter. Je le fais : merci Aristide de lire des ouvrages denses, voire ardus et de nous en faire d’aussi belles synthèses. J’adore cette série !
RépondreSupprimerPs : je comprends mieux, en plus, pourquoi ça m’agace tant de voir des lieux sales et couverts de graffitis ;)
Mais non voyons. Il est assez normal qu'un blog en demi-sommeil et dont l'auteur a pratiquement déserté la blogosphère attire moins de lecteurs, et plus guère de commentaires.
SupprimerMerci à vous en tout cas, Dixie.
dxdiag vous avez absolument raison.
RépondreSupprimerEn effet Aristide fait un travail de synthése assez ébouriffant et de très haute facture. De plus je suis enthousiasmé par la qualité de la traduction. Lisant moi-même l'anglais quotidiennement et ayant moi-même quelques dons pour les langues étrangères je serais absolument incapable de produire des traductions aussi réussies et surtout de cette élégance.
Merci, lecteur fidèle :-)
Supprimerbonjour
RépondreSupprimersachez que je vous lis aussi !
silencieusement .... mais avec intérêt
Je sais que j'ai pas mal de lecteurs silencieux. Mais ça fait toujours plaisir lorsqu'ils s'expriment :-)
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