Le premier effet est de nous forcer à changer
d’unité de mesure. Puisque seuls les individus peuvent poursuivre le bonheur, la
question qu’il conviendra de se poser au moment d’évaluer une politique
publique sera : comment se présente le programme X du point de vue de l’un
des individus qui est directement affecté par lui ? Cela pourrait sembler
évident mais ne l’est pas, car très souvent l’efficacité des programmes publics
est mesurée par des « macro » indicateurs qui transcrivent l’effet
global de ces programmes, en agrégeant les effets qu’ont ceux-ci sur un très
grand nombre d’individus. Autrement dit, ce qui est mesuré c’est l’effet pour « la
société » dans son ensemble, et ce qui disparaît de vue c’est l’effet sur
chacun des individus concernés. Or, selon que l’on se place à l’un ou l’autre
point de vue, la perspective peut changer entièrement.
Pour l’illustrer Charles Murray prend l’exemple de
la sécurité routière, et plus spécifiquement de la limitation de vitesse à
55mph (90km/h) sur certaines routes. L’argument essentiel en faveur de cette
limitation de vitesse est qu’elle permet chaque année de sauver des vies. Plus
précisément, elle permettrait (aux Etats-Unis) de sauver 7466 vies par an.
Poser le problème en ces termes, c’est clore le débat. Qui donc pourrait
s’opposer au fait de sauver des milliers de vie chaque année ? Abaissons
par conséquent la vitesse autorisée sur les routes. Soit, mais jusqu’où ?
Si 55mph (90km/h) permettent de sauver des vies, il est évident que 50mph
permettront d’en sauver encore plus. Mais moins que 45. Alors pourquoi pas
45mph ? Et en ce cas pourquoi pas 40, pourquoi pas 30, pourquoi pas
20 ? Parce que le coût économique serait trop grand ? Mais à partir
de quand le coût économique sera-t-il trop grand ? Personne ne le sait, et
qui plus est comment mettre en balance de l’argent et des vies ? Le terme
logique de notre raisonnement est l’interdiction pure et simple de la situation
automobile. Nous nous trouvons confrontés à cette absurdité parce que nous
avons défini le « bien » recherché de manière agrégée, sans nous
demander pour qui ce bien était un
bien.
Mais, répondra-t-on, abaisser la vitesse est un
bien pour tous les automobilistes dont la vie sera ainsi sauvée, tout
simplement.
Effectivement, la vie est un bien pour l’être
humain et, si elle n’est pas le seul bien, il est difficile de poursuivre le
bonheur lorsqu’on est mort, c’est incontestable. Mais dire qu’abaisser la
vitesse est un bien pour tous les automobilistes dont la vie sera ainsi sauvée
signifie que la bonne unité de calcul du bénéfice apporté par cette mesure est
précisément le conducteur individuel, celui auquel elle s’applique et dont elle
sauvera peut-être la vie.
Examinons donc la question du point de vue de ce conducteur.
Dans la mesure où ce conducteur peut choisir par lui-même de rouler à une
vitesse inférieure à 55mph, ce que l’interdiction de dépasser cette vitesse lui
apporte est la diminution du risque d’être victime d’un accident causé par des
voitures allant à plus de 55mph. Il est tout à fait possible d’estimer cette
diminution, par exemple pour un trajet de New-York à Washington (environ 350
km). Avec la limitation de vitesse à 55mph, le risque d’être tué passe de
0,0000006 à 0,0000004. Autrement dit, pour n’importe quel individu l’effet est
nul, à toutes fins utiles.
A chaque instant de notre vie ou presque nous
faisons délibérément des choix qui augmentent bien davantage notre risque de
mourir, pourquoi donc devrions-nous approuver cette limitation de vitesse qui
aura pour effet très concret de nous faire perdre un bien lui aussi très
précieux, le temps ? Vous pouvez, si vraiment cette diminution du risque
vous semble intéressante, choisir de rouler en-dessous de cette limite, et même
bien en-dessous, mais forcer tous les automobilistes à s’y conformer ? Il
parait n’y avoir aucune bonne raison pour cela.
Ainsi, faire de la poursuite du bonheur le critère
de jugement des politiques publiques nous amène à poser la question du
bien : pour qui telle politique est-elle un bien ? Car sûrement, un
bien n’est un bien que s’il est un bien pour quelqu’un quelque part. Si nous oublions cela – et, il faut bien le
dire, les concepteurs de politiques publiques ont fâcheusement tendance à
l’oublier – nous risquons fort de nous trouver dans la position de Socrate qui,
dans La République, après avoir
soigneusement construit sa « cité en paroles », se vit reprocher par
Adimante d’avoir totalement négligé le bonheur de ses habitants, de sorte que sa
cité était parfaitement ordonnée et chacun de ses citoyens parfaitement
malheureux.
Si nous en tenons compte, cela peut nous conduire
à réévaluer complètement certaines politiques jusqu’alors tenues pour
évidentes.
Le second effet est de nous amener à inverser les
termes de la question. Habituellement la question que posent les responsables
publics est : « comment résoudre tel problème ? », alors
que très souvent la question qu’il conviendrait de poser est :
« comment se fait-il que ce problème existe en premier lieu ? »
Si en effet nous accordons que tout homme
normalement constitué a suffisamment de raison pour se diriger par lui-même au
quotidien – c’est-à-dire si nous accordons l’un des principes fondamentaux de
la démocratie -, que d’autre part tout homme normalement constitué recherche le
bonheur, et si nous combinons cela avec ce que nous savons sur les conditions
de la poursuite du bonheur, l’existence de nombre de problèmes sociaux devient
effectivement passablement étrange. Si, par exemple, nous constatons que la
nation souffre d’un manque de logements bon marché, la question qui devrait
nous venir immédiatement à l’esprit n’est pas : « quelle politique
publique adopter pour résoudre ce problème ? » mais :
« comment se fait-il qu’un système économique qui parvient parfaitement à
fournir en abondance de la nourriture bon marché mais convenable, ainsi que
tous les produits de base de l’existence, ne parvienne pas à fournir en
abondance des logements bon marché mais convenables ? »
Si nous constatons l’augmentation exponentielle du
nombre de foyers monoparentaux, la question qui devrait nous venir à l’esprit
est : « qu’est-ce donc qui empêche le désir si naturel de former une
famille de se réaliser ? », et pas : « quel programme public
inventer pour dissuader les adolescentes d’avoir des enfants ? », et
ainsi de suite.
L’attitude vis-à-vis des problèmes sociaux ne
devrait pas être celle de l’ingénieur, qui cherche à inventer des dispositifs
et des mécanismes nouveaux pour donner à des matériaux bruts la forme qui nous
convient, mais plutôt celle du médecin qui cherche à rétablir l’équilibre
naturel perturbé d’un tout organique. Et, bien que Charles Murray ne le dise
pas aussi explicitement, il ressort clairement de ce qu’il écrit que, le plus
souvent, ce sont les pouvoirs publics eux-mêmes qui sont à l’origine de cette
perturbation de l’équilibre social naturel, ce sont eux qui, par leurs
interventions intempestives, interfèrent avec l’homéostasie du corps social.
Charles Murray écrit ainsi : « personne
n’a besoin d’apprendre aux gens comme rechercher le bonheur. A moins qu’ils
n’en soient empêchés, les gens forment des communautés qui leur permettent de
tirer le plus de satisfaction possible des ressources matérielles dont ils
disposent. A moins qu’ils n’en soient empêchés, ils font respecter les normes
de sécurité qu’ils trouvent adéquates. A moins qu’ils n’en soient empêchés, ils
développent des critères de respect de soi qui sont réalistes et satisfaisants
pour les membres de cette communauté. A moins qu’ils n’en soient empêchés, les
gens s’engagent dans des activités qu’ils trouvent intrinsèquement
satisfaisantes, et ils savent (sans qu’on ait besoin de leur apprendre) comment
rendre intrinsèquement satisfaisantes des activités inintéressantes. Les
comportements qui mènent à ces heureux résultats n’ont pas à être provoqués ou
imposés à qui que ce soit, ni pour les gens riches et instruits, ni pour ceux
qui ont peu d’argent et peu d’instruction. »
Autrement dit, Charles Murray fait à ses lecteurs l’apologie
de l’ordre spontané, cher à Hayek et à cette version tardive du libéralisme que
l’on a pris l’habitude de désigner par le terme de « libertarisme ». Il
montre ainsi longuement, à titre d’exemple, comment la liberté scolaire -
c’est-à-dire la liberté laissée aux parents de rechercher pour leurs enfants
l’éducation qu’ils estiment la meilleure, et celle laissée aux professeurs et
aux écoles de s’organiser comme ils l’entendent - pourrait aboutir à la
résolution de la plupart des problèmes qui affectent aujourd’hui l’enseignement
obligatoire supervisé par l’Etat, et qui ne paraissent insolubles que parce que
nous leur appliquons toujours les mêmes remèdes bureaucratiques ou
« constructivistes », pour reprendre un terme qu’aiment à employer
les libertariens.
La démonstration est trop longue, et appellerait
trop de remarques, pour pouvoir être détaillée ici mais, quelles que soit ses
limites éventuelles, il parait difficile de voir, étant donné l’état de
délabrement où se trouve l’enseignement public, aussi bien en France qu’aux
Etats-Unis, ce que nous aurions à perdre à essayer la solution de la liberté en
lieu et place de la sempiternelle « solution » étatique. Comme le dit
la sagesse populaire : lorsqu’on essaye toujours les mêmes solutions, on
obtient toujours les mêmes résultats.
Cette notion d’ordre spontané a beaucoup de vertus
qui la rendent recommandable, particulièrement pour des peuples portés à s’en
remettre toujours davantage à un « Etat tutélaire », comme nous.
Elle nous soutient par le bord où nous penchons. Cependant, il importe de ne
pas perdre de vue que « l’ordre spontané » a ses conditions de
validité. Nous ne pouvons raisonnablement espérer que la liberté laissée à
chacun de diriger sa vie comme il l’entend, et de s’associer avec ses semblables
pour résoudre les problèmes qui peuvent se poser à lui, aura les effets
positifs que Charles Murray lui prête que au sein d’une population d’une
certaine sorte, dotée d’institutions politiques d’un certain type et ayant
développée les mœurs et les opinions propres à soutenir sur le long terme la
« liberté ordonnée » ou la « liberté rationnelle », pour
reprendre les termes du Fédéraliste. Autrement
dit, « l’ordre spontané » n’est pas vraiment spontané. Son apparition
dépend de l’existence de conditions qui, elles, n’apparaissent pas
spontanément. La Constitution des Etats-Unis, qui permet à Charles Murray
d’envisager, à juste titre, des solutions basées sur la liberté individuelle
pour tant de problèmes sociaux, n’est pas elle-même une manifestation de
« l’ordre spontané » mais de « la délibération et du
choix », comme le dit le premier numéro du Fédéraliste.
Ainsi il n’est pas difficile de repérer dans
l’exposition de la liberté scolaire que fait Charles Murray à quel point cette
solution dépend de conditions politiques, intellectuelles et morales
particulières, qui sans doute existent aux Etats-Unis, et dans la plupart des
démocraties libérales, mais qui certainement ne sont pas une caractéristique
des sociétés humaines en tant que telles.
N’est-il pas à peu près évident, par exemple, que
l’émergence de l’ordre spontané, en matière scolaire ou dans d’autres domaines,
dépend de manière décisive de la conviction que notre destin dépend
essentiellement de nous-mêmes et de la confiance que nous avons dans nos
propres forces – ainsi, bien entendu, que de la liberté légale laissée à chacun
de chercher à améliorer sa condition à peu près comme il l’entend - ? Or
nul n’ignore qu’il est des religions ou des « cultures » qui
inculquent au contraire le fatalisme, et la résignation face aux problèmes
sociaux et politiques. Voici par exemple, entre mille autres, ce qu’écrivait
John Lloyd Stephens, le célèbre explorateur américain qui contribua à la
redécouverte de la civilisation Maya, dans le récit de ses voyages au
Moyen-Orient :
Il était étrange de
se trouver en contact si direct avec les disciples du fatalisme. Si nous
n’avions pas atteint notre destination, c’est que Dieu le voulait ; s’il
pleuvait, c’est que Dieu le voulait ; et je suppose que s’il leur était arrivé
de serrer ma gorge de leurs mains noires et de me dépouiller de toutes mes
possessions, ils auraient pieusement levé les yeux au ciel, en s’écriant « Dieu
le veut ! ».
De la même manière, l’ordre spontané n’est-il pas
étroitement dépendant, non seulement de l’existence d’un gouvernement qui
décourage efficacement les particuliers de recourir à la violence physique pour
régler leurs affaires, mais aussi de mœurs essentiellement paisibles, d’une
population qui, dans son ensemble, ne regarde pas seulement le recours à la
violence comme illégal mais comme illégitime et preuve de barbarie plutôt que
de grandeur d’âme ? Or, incontestablement, tous les peuples ne sont pas
ainsi. Témoin ces « peuples de l’Orient » que décrivait Chateaubriand
dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem :
Accoutumés à suivre
les destinés d’un maître, ils n’ont point de loi qui les attache à des idées
d’ordre et de modération politique : tuer, quand on est le plus fort, leur
semble un droit légitime. Ils s’y soumettent ou l’exercent avec la même
indifférence. Ils appartiennent essentiellement à l’épée ; ils aiment tous les
prodiges qu’elle opère : le glaive est pour eux la baguette d’un Génie qui
élève et détruit les Empires. La liberté ils l’ignorent ; les propriétés, ils
n’en ont point : la force est leur Dieu.
Ne peut-on soutenir, enfin, que « l’ordre
spontané » en matière économique et sociale dépend d’un certain ordre
familial qui semble bien être moins spontané que ne le pense Charles
Murray ? Voici par exemple ce qu’écrivait Adam Smith (dont la célèbre
« main invisible » peut être considérée comme l’ancêtre de l’ordre
spontané, il faut le noter) dans ses Lectures
on jurisprudence, à propos des peuples pratiquant la polygamie :
La jalousie qu’ils
ressentent à l’égard de leurs épouses les prive également de la libre société
et de la libre communication qui prévaut dans ce pays ainsi que dans la plupart
des autres où la polygamie n’est pas autorisée. Elle les empêche totalement de
se recevoir les uns les autres dans leurs foyers, de peur que les invités
n’aperçoivent leurs femmes ou ne les corrompent. Ils sont jaloux même des
pensées : un Turc prendra fort mal que vous lui posiez des questions au
sujet de sa femme ou que vous la mentionniez de quelque manière que ce
soit ; ils doivent se comporter tout simplement comme si une telle
personne n’existait pas. (…) De ce fait il ne peut exister dans ces pays aucune
amitié ou aucune confiance entre les chefs de famille. Ils sont de ce fait
totalement incapables de fomenter des associations ou des alliances pour se
venger de leurs oppresseurs, et pour réduire l’extravagant pouvoir du
gouvernement et défendre leurs libertés. Nous constatons en conséquence que
tous les pays où la polygamie est admise sont soumis au gouvernement le plus
despotique et le plus arbitraire.
Faire davantage confiance à « l’ordre
spontané » et moins à « l’ordre administré » serait sans doute
un grand bien pour nous aujourd’hui, mais à condition simplement de garder à
l’esprit que celui-ci ne saurait constituer la panacée universelle.
Mettre au centre des politiques publiques la
question de la recherche du bonheur pourrait sembler faire la part trop belle à
l’individu, aux dépends de la communauté ou des exigences de la vie en
commun. Et de fait il est incontestable que la poursuite du bonheur est une
motivation individuelle : ce sont les individus qui peuvent être heureux,
pas les groupes en tant que tels. Mais il serait erroné de croire que la
poursuite du bonheur favorise l’atomisation de la société. Au contraire, selon
Charles Murray, la recherche du bonheur pousse naturellement les hommes à
s’associer, à se regrouper en communautés diverses pour satisfaire leurs
aspirations et surmonter les obstacles qui se dressent devant eux dans cette
recherche du bonheur. Bien plus, notre bonheur lui-même dépend de manière
décisive de notre affiliation à ces « petits groupes » (little platoons) que sont par exemple la
famille, la paroisse, le club de sport, l’association de bienfaisance, la
chorale, l’entreprise dans laquelle nous travaillons, le syndicat, et ainsi de
suite. Pour presque tous les individus, c’est à travers la participation à
l’activité de ces « petits groupes » que le bonheur peut être
atteint.
Souvenons-nous : les activités qui nous
procurent des satisfactions durables sont celles dont nous sommes
personnellement responsables, c’est-à-dire dont les résultats dépendent au
moins partiellement de nous, et qui demandent de réels efforts de notre part
pour être menées à bien, des activités difficiles qui comportent donc un risque
d’échec. Nous pouvons maintenant ajouter : des activités importantes, des
activités sérieuses, à la différence d’activités purement ludiques ou triviales
(construire une cathédrale en allumettes peut être une activité difficile et
dont nous sommes responsables, mais ce n’est, a priori, pas une activité
importante). Ici le mieux est sans doute encore de citer Charles Murray, dans
un texte de 2009 intitulé « Le syndrome européen et le défi à l’exception
américaine », qui reprend beaucoup d’idées présentées dans In pursuit…
Il est peu
d’activités dans la vie qui remplissent ces trois critères. Avoir été un bon
parent ? Cela remplit les conditions. Avoir eu un bon mariage ? Cela remplit
les conditions. Avoir été un bon voisin et un bon ami pour ceux dont les vies
ont croisé la vôtre ? Cela remplit les conditions. Et avoir été vraiment bon dans
quelque chose - bon dans quelque chose qui a mobilisé l’essentiel de vos
capacités ? Cela remplit les conditions. Laissez-moi le dire de manière plus
formelle : si nous nous demandons quelles sont les institutions au travers
desquelles les êtres humains parviennent à de profondes satisfactions dans leur
existence, la réponse est qu’il n’y en a que quatre : la famille, la
communauté, la vocation, la foi. Deux précisions : la communauté peut réunir
des gens qui sont dispersés géographiquement. La vocation peut inclure les
métiers ou les causes pour lesquelles on s’engage.
Il n’est pas
nécessaire, pour un individu donné, de faire usage de chacune de ces quatre
institutions, et je ne les dispose pas non plus dans un ordre hiérarchique.
J’affirme simplement qu’il n’en existe pas d’autres. La substance de
l’existence - les évènements fondamentaux qui entourent la naissance, la mort,
l’éducation des enfants, le fait développer tout son potentiel personnel, de
faire face à l’adversité, les relations intimes - affronter la vie telle
qu’elle existe autour de nous dans toute sa richesse - se rencontre à
l’intérieur de ces quatre institutions.
Mais ces institutions existent d’abord et avant
tout parce qu’elles remplissent des fonctions qui, sans elles, ne seraient pas remplies.
Dès lors que le gouvernement intervient pour remplir lui-même certaines de ces
fonctions, au motif par exemple que la société civile les rempliraient mal, ou
bien tout simplement pour nous rendre la vie plus facile, il affaiblit
inévitablement ces « petits groupes » dont dépend notre bonheur. La
séquence est à peu près la suivante :
- Gouvernement : Voulez-vous allez participer
aux activités d’une association caritative pour donner à manger à ceux qui ont
faim ?
- Citoyen : Oh, je suis fatigué. Qu’arrivera-t-il
si je ne le fais pas ?
- Gouvernement : Hé bien, si vous ne le
faites pas je suppose que je devrais le faire moi-même.
- Citoyen : En ce cas, allez-y.
Le problème est le
suivant : à chaque fois que le gouvernement allège une partie des difficultés
qu’il y a à remplir les fonctions liées à la famille, à la communauté, à la
vocation, à la foi, il fait aussi perdre à ces institutions une partie de leur
vigueur - il leur enlève une partie de leur vitalité. Ce phénomène est
inévitable. Les familles sont vigoureuses non pas parce que les tâches
quotidiennes liées à l’éducation des enfants et au fait d’être un bon conjoint
sont particulièrement amusantes, mais parce que la famille a la responsabilité
de faire certaines choses importantes qui ne seront pas faites si la famille ne
les fait pas. Les communautés sont vigoureuses non pas parce qu’il est
particulièrement amusant de répondre aux besoins de ses voisins, mais parce que
la communauté a la responsabilité de faire des choses importantes qui ne seront
pas faites si la communauté ne les fait pas. Dès lors que cet impératif est
rempli - dès lors que la famille et la communauté sont réellement à l’œuvre -
un maillage élaboré de normes sociales, d’attentes, de récompenses et de
punition se met en place au fur et à mesure du temps, maillage qui aide les
familles et les communautés à remplir leurs fonctions. Lorsque le gouvernement
déclare qu’il va alléger certaines des difficultés que les familles et les
communautés rencontrent pour accomplir leurs tâches, il diminue inévitablement
leur activité, et le maillage s’effiloche, et finalement se désagrège.
Le danger de cette substitution n’est pas
seulement que l’administration est, en pratique, très souvent moins efficace
que les associations volontaires qu’elle remplace, l’inconvénient le plus
décisif est que, ce faisant, elle diminue les sources de satisfactions
profondes, durables, que nous pouvons avoir dans l’existence. Et elle le fait
tout particulièrement pour les catégories les moins favorisées de la
population, celles précisément qu’elle est censée aider le plus. Citons une
dernière fois « Le syndrome européen… » :
Lorsque le
gouvernement allège la difficulté d’être un parent et un conjoint, cela
n’affecte pas les sources de satisfactions profondes pour le directeur général.
En revanche cela rend la vie plus difficile pour le concierge. Un homme qui
occupe un emploi subalterne, et qui grâce à cela subvient aux besoins de son
épouse et de ses enfants, fait quelque chose de réellement important dans son
existence. Il devrait en retirer une profonde satisfaction, et être loué par sa
communauté pour agir ainsi. Pensez à toutes les expressions que nous avions
pour décrire cela : « Il n’est une charge pour personne », « Il rapporte son
argent à la maison ». Si ce même homme vit dans un système qui dit que les
enfants de la femme avec laquelle il couche seront pris en charge, que lui-même
s’en occupe ou pas, alors ce statut disparait. Je ne suis pas en train de
décrire un résultat hypothétique. Je suis en train de décrire des quartiers
américains dans lesquels, autrefois, occuper un emploi subalterne pour
entretenir sa famille rendait un homme fier de lui-même et lui donnait un
statut dans sa communauté, et où désormais tout cela a disparu. Je pourrais
donner une demi-douzaine d’autres exemples. Alléger les difficultés de
l’existence enlève aux gens - a déjà enlevé aux gens - certaines de ces grandes
occasions d’agir qui permettent aux êtres humains de se retourner sur leurs
existences et de se dire : « J’ai été important ».
Bien évidemment il est des cas dans lesquels nous
pouvons légitimement demander au gouvernement d’agir à notre place, pour
alléger les difficultés de notre existence. Une police et une justice efficaces
rendent la vie beaucoup plus facile à un certain point de vue, et c’est très
bien ainsi. Mais le plus souvent le rôle du gouvernement devrait être de
protéger et de renforcer ces associations spontanées, surtout pas de se
substituer à elles, et ce même dans l’hypothèse, parfois réalisée, où il
pourrait réellement être plus efficace qu’elles pour remplir leurs objectifs.
Car même si ces associations ont tendance à se former spontanément, elles ont
souvent besoin de l’aide de la loi, ou au moins de sa bienveillance, pour
perdurer et remplir leurs fonctions. Ainsi, par exemple, hommes et femmes n’ont
pas besoin de la loi pour s’aimer et pour faire des enfants, mais la famille
telle que nous la connaissons a besoin du soutien de la loi pour exister, pour
que sexualité et parentalité soient liées de manière durable, avec tous les
bienfaits qui en découlent.
De ce point de vue, avoir systématiquement
affaibli ou détruit la plupart des dispositifs légaux qui encourageaient et
protégeaient la famille, que cela soit en rendant le divorce de plus en plus
aisé, en mettant les enfants adultérins sur le même plan que les enfants
légitimes ou, dernièrement, en permettant le mariage des individus de même sexe,
est certainement une des plus grandes fautes politiques et morales que nous
ayons commis ces cinquante dernières années. Une faute dont nous n’avons pas
fini de payer le prix.
Dans le Phédon,
Socrate faisait, comme en passant, cette remarque si importante « Quelles
chose étrange, mes amis, parait être ce qu’on appelle le plaisir ! et quel
singulier rapport il a naturellement avec ce qui passe pour être son contraire,
la douleur ! ils refusent de se rencontrer ensemble chez l’homme ;
mais qu’on poursuive l’un, et qu’on l’attrape, on est presque toujours
contraint d’attraper l’autre aussi comme si, en dépit de leur dualité, ils
étaient attachés à une seule tête. » En faisant de la poursuite du bonheur
le critère central pour concevoir et évaluer les politiques publiques, Charles
Murray a, en quelque sorte, retrouvé cette vérité profonde : les biens et
les maux vont nécessairement ensemble, en ce sens que les biens auxquels nous
aspirons ont souvent pour condition de possibilité les maux que nous fuyons. En
éliminant certains maux, nous éliminons aussi certains biens. En demandant au
gouvernement de faciliter notre existence pour que nous puissions mieux
poursuivre le bonheur, nous rendons le bonheur de plus en plus difficile à
atteindre.
Cessons donc enfin d’espérer que quelqu’un,
quelque part, nous ôtera un jour « le trouble de penser et la peine de
vivre », car c’est précisément dans ce trouble et dans cette peine que, si
nous avons un peu de chance, nous pourrons trouver le bonheur.
Je comptais lire le début seulement de ce texte, ayant des copies à corriger, et finalement j'ai tout lu d'une traite ! C'est quand même plus passionnant que mes copies de Bac...
RépondreSupprimerJe retiens particulièrement les paragraphes de Murray sur le vol de la vocation et du bonheur par l'assistanat. C'est limpide.
Et bravo pour l'analyse équilibrée de la notion d'ordre spontané.
Merci. C'est bien aimable à vous.
SupprimerSérie passionnante et lumineuse ! Merci.
RépondreSupprimerEt comme l'écrivit C.S. Lewis commentant le périple des Troyens de Virgile : "To follow the vocation does not mean happiness : but once it has been heard, there is no happiness for those who do not follow."
C'est tout à fait ça.
SupprimerMerci pour tout cette réflexion.
RépondreSupprimerJ'aimerais connaître votre point de vue sur la démocratie américaine, à propos de ces deux décisions graves de sens pour leur système, les arrêts concernant l'Obamacare et le mariage homosexuel.
Antonin Scalia parle de menace pour la démocratie. Cette époque est fascinante, les gens perdent la tête (sans jeu de mots), le langage, la raison, la culture.
...Cul par-dessus tête!
Nous devons porter et plus tard, nous gérerons les crises qui viennent.
Je ne peux pas croire que vous cessiez prochainement de nous écrire. Quelle perte ce serait!
Peut-être les blogueurs de la "réacosphère" devraient-ils songer à une forme de blog d'associés pour se soutenir et entretenir l'émulation. Et moins fournir de leur temps.
Hypemc