Les Britanniques viennent donc de
faire connaitre, haut et clair, leur volonté de sortir de l’Union Européenne.
Cet évènement est sans doute le
plus décisif pour l’avenir des peuples européens depuis la chute du mur de
Berlin, avec laquelle il partage bien des points communs.
Nul ne peut se risquer à affirmer
ce qui résultera précisément de ce référendum. Mais des conjectures
raisonnables sont possibles – ce que nos amis britanniques appellent « an educated
guess » - et même nécessaires pour essayer de tirer le meilleur parti
possible des opportunités qui ne manqueront pas de s’offrir, et pour éviter les
périls qui ne manqueront pas de se présenter. Même si nous ne pouvons pas lire
l’avenir, nous pouvons et nous devons nous efforcer de discerner les conséquences
probables des choix qui ont été faits, et d’analyser les choix qui pourraient
se présenter à nous à la suite de cela.
Sans jamais oublier cependant que
la politique est un art, pas une science, et que le mieux que nous puissions
espérer en matière de prospective politique, ce sont des probabilités plus ou
moins grandes, pas des certitudes.
Commençons par le commencement,
et par ce qui est sans doute le plus facile, le sens de l’évènement lui-même.
Plus précisément : pourquoi les Britanniques se sont-ils prononcés
majoritairement pour quitter l’Union Européenne ?
La réponse la plus simple, la
plus vraie, et la plus courte est sans doute la suivante : ils désirent
continuer à exister en tant que nation indépendante. Les Britanniques ne
consentent pas à la dissolution progressive de ce corps politique singulier et
pluri-centenaire que nous nommons la Grande-Bretagne. Le peuple britannique
refuse de ratifier sa propre disparition. Il affirme son désir de vivre et de
se perpétuer.
Ce refus a deux aspects
principaux.
Tout d’abord les Britanniques
veulent pouvoir continuer à se gouverner eux-mêmes, ou plus exactement ils
veulent retrouver cette capacité. Se gouverner soi-même, d’un point de vue
politique, signifie trois choses étroitement liées mais distinctes : d’une
part ne pas se voir imposer une règle par des étrangers, d’autre part être
gouverné par la loi et non par le caprice des hommes, et enfin pouvoir
consentir à cette loi qui vous gouverne. Ne pas se voir imposer une règle par
l’étranger signifie que les gouvernants et les législateurs doivent être membres
du même peuple que vous. Une règle, même bonne, même excellente, dictée par des
gens n’appartenant pas au même corps politique que vous est une règle
tendanciellement perçue comme odieuse, despotique. L’accepter est contraire à
la fierté la plus élémentaire, et à la prudence. My business is none of your business ! Etre gouverné par la
loi et non par le caprice des hommes signifie que les règles de conduite
doivent être édictées à l’avance, être fixes (autant que possible) et connues
de tous, et non pas édictées de manière discrétionnaire, au cas par cas, dans
le secret des bureaux, des couloirs ou des antichambres. Enfin, pouvoir
consentir à la loi qui vous gouverne signifie a minima que la loi doit être édictée par des personnes choisies
par les gouvernés et qui auront régulièrement à rendre compte des lois qu’ils
ont édictées devant ceux à qui elles s’appliquent.
Or, si nous nous tournons vers
l’Union Européenne, nous constatons facilement que ces trois éléments sont
absents.
Il est éventuellement permis de
rêver qu’un peuple européen pourrait un jour exister, mais il n’est pas permis,
si l’on a quelque prétention à la crédibilité et à l’honnêteté, de nier qu’un
tel peuple n’existe pas aujourd’hui (et que par ailleurs nul n’a d’idée
sérieuse sur la manière dont il serait possible de le faire naitre). Il
n’existe, au sein de l’Union Européenne, que des nations très affaiblies, des
nations en voie de dissolution, il n’existe pas de corps politique européen.
Les règles prises au sein des institutions européennes contre l’aval des
Britanniques sont donc des règles imposées
par des étrangers. Des étrangers sympathiques sans doute, amicaux peut-être,
bienveillants même tant qu’on voudra, mais des étrangers. Les Français, les
Allemands, les Italiens, les Espagnols, ne sont pas des Britanniques. Dire que
l’on a consenti à édicter des règles en commun avec eux n’est pas une réponse,
car un tel consentement ne saurait être que précaire par nature, et non
perpétuel comme le suppose la « construction européenne ». Et ce
qu’on dit les Britanniques est justement : « nous ne consentons plus
à nous voir imposer des règles par Bruxelles », c’est-à-dire par des
étrangers. Nous réaffirmons le droit inaliénable de chaque peuple à se
gouverner lui-même.
Par ailleurs, au sein de l’Union
Européenne le pouvoir d’édicter les normes revient en pratique à des
bureaucrates, à des juges, à des « commissaires » et à
des « parlementaires » qui sont à peu près l’équivalent de ce
qu’était la nomenklatura pour l’URSS : des gens qui décident selon des
processus strictement impénétrables pour le grand public et qui jamais n’ont de
compte à rendre à ceux pour qui ils ont édicté des règles. L’Union Européenne
est un mélange de technocratie et de gouvernement des juges. Tout le contraire
de the rule of law. Tout le contraire
d’une démocratie libérale.
Une plaisanterie court,
parait-il, depuis longtemps déjà dans les couloirs de Bruxelles : si l’Union
Européenne était un Etat désirant adhérer à elle-même, elle serait rejetée au
motif qu’elle est insuffisamment démocratique. Mais cette plaisanterie minimise
grandement l’ampleur du problème : l’Union Européenne ne souffre pas d’un
quelconque « déficit démocratique », elle a au fil des années développé une
très solide tradition
antidémocratique qui est en accord avec sa nature profonde.
Dès le départ la méthode Monnet,
celle de l’intégration par petits pas successifs en commençant par le domaine
économique, avait pour but de contourner l’obstacle du consentement populaire,
et le système institutionnel mis en place par le traité de Rome visait
clairement à donner un rôle moteur à un corps de technocrates émancipés des
contraintes de l’opinion publique. De ce point de vue le dessein des pères
fondateurs a été pleinement réalisé.
C’est tout cela qu’ont rejeté les
Britanniques en votant en faveur de la sortie de l’Union Européenne. Ils ont
dit non au despotisme administratif étranger, ils ont exprimé la volonté de
recouvrer leur liberté politique.
Le second aspect du refus de
disparaitre qui s’est exprimé lors du référendum porte bien évidemment sur
l’immigration. Cette question de l’immigration a joué un très grand rôle lors
de la campagne référendaire, tout le monde en est d’accord. L’Union Européenne
a été identifiée par un grand nombre d’électeurs britanniques avec
l’impossibilité de contrôler ses frontières et donc avec un afflux ininterrompu
d’immigrés, indésirables à la fois par leur nombre et par leurs
caractéristiques ethno-culturelles.
Cette identification est
parfaitement justifiée.
Ce n’est pas seulement que
l’espace Schengen et les règles européennes rendent matériellement beaucoup
plus difficile le contrôle des flux migratoires, c’est, plus profondément, que
les institutions européennes, particulièrement les vrais centres de pouvoir que
sont la Commission et son administration et la Cour de Justice, se refusent à
contrôler sérieusement les flux migratoires car ils se refusent à considérer
que l’immigration puisse être un problème. La « construction
européenne » est depuis longtemps déjà, depuis le début peut-être, une
entreprise de dissolution des nations. Pour l’écrasante majorité de ceux qui
peuplent les institutions européennes, tout ce qui est patriotisme, particularisme
national, attachement à sa culture et à ses mœurs, est déplaisant, voire odieux
– tout au moins lorsqu’il est le fait des peuples européens. Tout ce qui tend
au cosmopolitisme, au mélange et à la disparition des peuples – en tout cas de
peuples européens – est aimable et désirable.
Les citoyens britanniques ont
fort bien compris cela, et on peut penser qu’il en va de même dans les autres
pays membres de l’Union Européenne. Ils ont fort bien compris que ce refus de
contrôler sérieusement les flux migratoires au nom de « l’ouverture à
l’Autre » et du refus de la « xénophobie » portait en lui, à
terme, la dislocation de la nation anglaise, voire sa disparition pure et
simple. Et c’est bien contre cela qu’ils ont voté. Qu’ils aient exprimé leur
inquiétude au sujet des étrangers qui viendraient prendre le travail des
Britanniques – quand ils ne viendraient pas pour vivre purement et simplement
de l’aide sociale – ou bien au sujet de l’islamisation de la Grande-Bretagne
est, en l’occurrence, sans importance : le thème sous-jacent de ces
inquiétudes était la nation, le refus de se fondre dans le grand magma
indifférencié de « l’Europe », la préférence assumée pour le national
contre l’étranger (ce d’autant plus que les plaintes au sujet des conséquences
économiques de l’immigration sont souvent un moyen d’exprimer une inquiétude
plus large en échappant à l’accusation infâmante de « racisme »).
En résumé, on pourrait sans doute
attribuer aux électeurs britanniques qui ont choisi le brexit les propos tenus
par Nigel Farage, l’un des grands artisans de ce référendum, dans l’une de ses
interviews :
« Ce que nous voulons c'est
récupérer notre souveraineté, notre démocratie, notre orgueil et notre estime
de nous-même. Nous ne voulons pas que 75% de nos lois soient fabriquées
ailleurs. Si vous croyez en la démocratie, qui est, comme l'a dit si justement
Churchill, le pire des régimes à l'exception de tous les autres, vous ne pouvez
pas faire partie de l'Union Européenne. Car vous abandonnez le droit et la
liberté de faire vos propres lois ! »
Maintenant qu’une majorité de Britanniques
ont choisi de quitter l’Union Européenne, que va-t-il se passer ? Quelles
seront les conséquences de ce vote ?
Il faut commencer par remarquer
que si le peuple britannique s’est exprimé, la Grande-Bretagne n’est pas encore
sortie de l’Union Européenne. Cela ne sera vraiment le cas que lorsqu’elle aura
rompu tous les liens juridiques qui la lient avec les structures européennes.
Ce processus sera vraisemblablement long, à moins que Londres ne décide
brusquement de déclarer qu’elle ne s’estime plus tenue par aucune norme
européenne. Mais on voit mal, pour le moment, pourquoi la Grande-Bretagne
choisirait d’utiliser ce qui s’apparente à l’arme nucléaire et qui, pour le
coup, provoquerait sans doute de profonds ressentiments chez ses anciens
partenaires de l’UE.
Un long détricotage va donc
commencer. A cause de la durée de ce processus, certains évoquent déjà la
possibilité qu’il n’aille pas à son terme et que, finalement, la
Grande-Bretagne reste membre de l’UE, contrairement à la volonté exprimée
majoritairement par sa population.
Deux scénarios semblent possibles.
D’une part, le parlement britannique n’étant pas « constitutionnellement »
tenu de respecter le résultat de ce référendum pourrait refuser la sortie de
l’UE, sachant que l’écrasante majorité des membres de la Chambre des Communes
se sont prononcés contre cette sortie. Un tel déni de démocratie semble
toutefois extrêmement improbable, pour dire le moins. S’il avait lieu, nul ne
peut prédire ce qui arriverait, mais on ne pourrait nullement exclure des
désordres très graves dans la mesure où ceci s’apparenterait à un véritable
changement de régime. La démocratie britannique aurait, de fait, disparu. Le
camp du brexit n’aurait alors d’autre choix que de recourir à la force ;
en fait, le peuple britannique tout entier n’aurait d’autre choix que de
recourir à la violence pour défendre sa liberté, et nul ne peut assurer qu’il
ne le ferait pas.
Un second scénario, moins
sinistre et moins improbable, est que les négociations pourraient trainer en
longueur, que les conséquences négatives pourraient s’accumuler pour les
Britanniques et que, finalement, devant la complexité du processus et ses
inconvénients, le peuple anglais pourrait se lasser et revenir sur sa décision
initiale. Et de fait, sous le coup de la colère et de l’indignation que
provoque en eux la décision anglaise, dans l’espoir également de décourager
d’autres candidats à la sortie, un certain nombre de responsables politiques,
en France ou au sein des institutions européennes, ont immédiatement évoqué le
fait qu’il fallait rendre le brexit le plus douloureux possible pour le peuple
britannique.
On fera crédit à ces « bons
Européens », tels qu’ils se perçoivent eux-mêmes, de la sincérité de leurs
intentions : s’ils le pouvaient, ils aimeraient vraiment faire payer très
cher leur audace aux Britanniques. On peut les croire lorsqu’ils promettent du
mal. Mais le peuvent-ils ?
Sans du tout sous-estimer
l’imagination humaine lorsqu’il s’agit de trouver comment concrétiser des
intentions malignes, la capacité des euro-fanatiques à faire souffrir les
Britanniques parait limitée. Les pays membres de l’UE ne peuvent guère
pénaliser économiquement la Grande-Bretagne sans se pénaliser eux-mêmes
gravement et ils ne sont pas, pour la plupart, en assez bonne santé économique
pour se permettre ce genre de représailles mesquines. Par ailleurs, ils sont
loin d’être unanimes quant à l’attitude à adopter face au brexit. Si certains
crient vengeance, d’autres regardent le vote des Britanniques avec beaucoup
plus de flegme, voire aspirent plus ou moins secrètement à les imiter. Cela
limite d’autant la capacité de l’UE à imposer des mesures de rétorsions. Une
attitude dure vis-à-vis de la Grande-Bretagne dégénèrerait vraisemblablement
très vite en « guerre civile » à l’intérieur de l’Union Européenne.
Et enfin, on peut penser qu’une ligne dure aurait surtout pour effet de piquer
la fierté des Anglais et de les rendre encore plus intransigeants dans leur
volonté de quitter l’Union.
Le plus que puissent faire, sans
doute, les euro-fanatiques, c’est de multiplier les tracasseries
administratives et les mesquineries au fur et à mesure des négociations pour
fixer les modalités du départ des Britanniques. Il est douteux que cela puisse
suffire pour qu’ils changent d’avis. L’électorat démocratique est certes
versatile, mais le camp du brexit parait suffisamment structuré, il compte
désormais suffisamment de personnalités politiques de premier plan, et qui ont
joué leur carrière sur la question européenne, pour pouvoir maintenir le cap de
la sortie pendant les longs mois, voire les années qui s’écouleront avant que
le divorce devienne effectif.
Contrairement à ce que
présupposent ceux qui spéculent sur le fait que le brexit pourrait ne jamais se
matérialiser, le vote du jeudi 23 juin n’est en rien un caprice ou une humeur
passagère. Il est au contraire le résultat de décennies de combat politique
contre des forces bien supérieures, il est l’expression d’un sentiment
populaire longuement combattu et dénigré par une vaste majorité des élites
politiques, intellectuelles et économiques du pays et qui cependant a persisté
et fini par s’imposer. Alors qu’un sentiment semblable se répand partout en
Europe, alors que le paquebot européen prend l’eau de toute part, le peuple
britannique va-t-il finalement se raviser et prendre peur au moment où il
touche au but longuement convoité ? On a connu des scénarios plus
vraisemblables, pour dire le moins.
La Grande-Bretagne va certes connaitre
des turbulences économiques dans les semaines ou les mois qui viennent, le
temps que les marchés financiers, les entreprises, les investisseurs, intègrent
cette nouvelle donne et que l’émotion retombe. On peut, pourquoi pas, anticiper
un ralentissement temporaire de la croissance britannique, une hausse du
chômage, une dévaluation de la Livre Sterling, mais il ne semble pas exister de
raisons sérieuses pour que les Anglais ne puissent pas surmonter assez rapidement
ces difficultés. Les marchés européens ne vont pas se fermer à eux,
contrairement à ce que souhaiteraient les euro-fanatiques, les investisseurs ne
vont pas fuir, les Anglais ne vont pas perdre leur esprit d’entreprise et, non,
la City ne viendra pas s’installer à Paris ou à Francfort. Bref, tout porte à
croire que, lorsque la poussière provoquée par la déflagration sera retombée,
l’économie britannique retrouvera son régime de croisière, qui était avant le
brexit bien plus satisfaisant que celui des pays de la zone euro, et que, s’ils
consentent à endurer des désagréments passagers, les Britanniques devraient
assez rapidement se féliciter d’avoir quitté le Titanic européen.
Au total, si l’on peut s’attendre
à ce que, dans les semaines qui viennent, les euro-fanatiques agitent toutes
les hypothèses et élaborent tous les scénarios pour essayer de contourner le
résultat du référendum, le plus vraisemblable est qu’ils devront finir par se
rendre à l’évidence : la Grande-Bretagne va effectivement sortir de
l’Union Européenne, pourvu seulement que le peuple britannique ait conservé un
peu de cette ancienne fierté et de cet esprit d’indépendance qui ont fait sa
réputation pendant des siècles ; pourvu seulement qu’il se trouve encore
suffisamment d’Anglais pour vibrer à l’évocation de la grandeur de leur pays :
« Ce noble trône des rois ; cette île souveraine, cette terre de majesté,
ce séjour de Mars, ce nouvel Éden, ce demi-paradis, cette forteresse bâtie par
la nature elle-même pour s'y retrancher contre la contagion et contre le bras
de la guerre ; cette heureuse race d'hommes, ce petit univers, cette pierre
précieuse enchâssée dans la mer d'argent qui, comme un rempart ou comme un
fossé creusé autour d'une maison, la défend contre la jalousie des contrées
moins fortunées ; ce sol béni du ciel, cette terre, ce royaume, cette
Angleterre ».
Bien que
« l’englishness » ait, à l’évidence, beaucoup diminué depuis le temps
où le poète écrivait ces lignes, on serait prêt à parier que tel est encore le
cas.
Quelles seront les conséquences
du départ de la Grande-Bretagne pour les peuples qui restent, pour le moment, à
l’intérieur de l’Union Européenne ?
Les conséquences économiques ne
sont pas ce qui nous préoccupe ici, seules nous intéressent les conséquences
politiques probables.
Les grandes alternatives semblent
être au nombre de trois : soit le brexit marque le début de la dislocation
de l’Union Européenne, à peu près comme la chute du mur de Berlin a provoqué en
quelques années la disparition du bloc communiste constitué autour de l’URSS,
et la disparition de l’URSS elle-même. Soit au contraire le départ des
Britanniques favorisera une accélération de l’intégration européenne. Soit
enfin, après une période d’agitation, tout redeviendra à peu près comme avant
au sein de l’UE. Business as usual.
L’hypothèse centrale a été
beaucoup évoquée avant le résultat et une fois celui-ci connu.
D’un point de
vue eurosceptique, le départ des Britanniques ferait disparaitre un frein à
l’intégration européenne, nos amis anglais ayant toujours été notoirement
tièdes vis-à-vis de tout ce qui tendait à faire de « l’Europe » plus
qu’une vaste zone de libre-échange. Le brexit ouvrirait donc toute grande la
voie pour toutes les utopies fédéralistes et laisserait l’Allemagne seule aux
commandes de l’Union.
Ce qui est vu avec inquiétude par les eurosceptiques est
envisagé avec gourmandise, et une sorte de schadenfreude, par les
euro-fanatiques. Enfin débarrassé de ces maudits empêcheurs d’intégrer en
rond ! A nous « l’harmonisation fiscale » dont les Anglais n’ont
jamais voulu (entendez : l’alignement de tous les pays de l’Union sur les
taxations les plus confiscatoires qui existent en son sein, comme en France). A
nous « l’Europe sociale » contre laquelle ils ont toujours freiné des
quatre fers (entendez : la sécurité sociale et le code du travail
français, chef-d’œuvres que le monde nous envie sans jamais les imiter, enfin
étendus à toute l’UE). A nous les belles « politiques communes » qui,
c’est évident, avaient pour seul obstacle la présence britannique au sein des
institutions européennes. Ah, messieurs les eurosceptiques, vous applaudissez
les Anglais de répudier l’Union Européenne, ce chef-d’œuvre de la civilisation
sans lequel les peuples d’Europe connaitraient immanquablement la famine et la
guerre nucléaire (sans compter les pogroms et les ratonnades à tous les coins
de rue) ? Eh bien ! Prenez donc ce paquet de mesures d’intégration
sur le coin de la figure. Vous allez en manger, désormais, du fédéralisme !
Ca vous apprendra à rêver de liberté.
Que les eurosceptiques se
rassurent, et que les euro-fanatiques redescendent sur terre, tout cela relève
largement du cauchemar, ou du rêve, selon les points de vue. La réalité est
assez différente. Le rêve comme le cauchemar ont pour point commun de
présupposer que « l’intégration européenne » dépend essentiellement de
la volonté des Etats-membres qui composent l’Union Européenne. Cette illusion
est compréhensible, mais il s’agit largement de cela : une illusion. En fait, depuis longtemps déjà, l’intégration
européenne procède de manière largement autonome, indépendamment de la volonté
des gouvernements nationaux, voire contre cette volonté, et ce grâce à l’action
combinée de la Cour de Justice de l’Union Européenne, de la Commission, et des
lobbys en tout genre. Peu à peu, inexorablement, les institutions européennes
dépouillent les Etats- membres de leurs compétences, et les peuples de leur
souveraineté. Dans ce théâtre d’ombres, les gouvernements nationaux jouent
essentiellement, et alternativement, deux rôles : ils mènent des combats
de retardement contre l’emprise croissante du droit européen, et, lorsque le
combat est décidément perdu, ils feignent d’être les organisateurs de ces
mystères qui les dépassent ; c’est-à-dire qu’ils inscrivent noir sur blanc
dans des traités des normes et des principes que la Cour de Justice et la
Commission leur ont en fait imposé en pratique depuis un certain temps.
Ce
n’est pas ici le lieu de retracer le fonctionnement réel des institutions
européennes, à la différence de l’image d’Epinal qu’en présente la propagande
européenne, et je ne peux qu’inviter les lecteurs curieux, et patients, à se
reporter, pour commencer, à ce que j’ai déjà écrit ailleurs à ce sujet.
Si les gouvernements nationaux
étaient réellement maitres du degré de souveraineté qu’ils abandonnent à l’UE
et des compétences qu’ils lui transfèrent, les Britanniques n’auraient sans
doute jamais songé à quitter l’Union en premier lieu. Mais l’expérience leur a
appris que les institutions européennes supranationales prennent très au
sérieux l’objectif d’une union « sans cesse plus étroite entre les peuples
européens », y compris contre les vœux de ces mêmes peuples, et que le
seul moyen d’échapper à « l’approfondissement » permanent et
obligatoire, c’est de quitter purement et simplement le navire.
Ce n’est pas à dire que les
gouvernements soient absolument passifs dans cette entreprise mais, de manière
générale, ils ne maitrisent plus vraiment le processus.
Les eurosceptiques ont donc sans
doute tort de craindre que le départ du Royaume-Uni accélère significativement
la course au fédéralisme. Peut-être ce départ rendra-t-il la tâche des
euro-fanatiques un peu plus facile, mais pas beaucoup plus. Seraient-ils restés
dans l’Union, les Britanniques n’auraient pas pu l’empêcher de progresser sur
la voie du démantèlement des souverainetés nationales et de l’effacement des
nations. A l’inverse, les euro-fanatiques ont sans doute tort de croire que le
départ des Britanniques leur permettra de réaliser leurs rêves d’intégration
les plus fous. Plus exactement, les euro-fanatiques de l’espèce socialiste, et
plus précisément encore de la variété française, rêvent tout debout s’ils
pensent que « l’Europe sociale » est désormais à portée de leurs
mains fébriles. La vérité est qu’il n’existe, au sein des institutions
européennes et parmi les autres Etats-membres, à peu près aucun appétit pour la
régulation et la taxation « à la française », et que personne ne
désire s’aligner sur un « modèle social » dont les Français semblent
être les derniers au monde à ne pas s’être rendus compte qu’il produit
essentiellement du chômage, une croissance anémiée, et des bataillons toujours
plus nombreux de fonctionnaires et d’assistés.
Le plus vraisemblable est, par
conséquent, que l’entreprise européenne continuera sa course sans fin vers
« l’élargissement » et « l’intégration », avec ou sans les
Britanniques à bord, mais pas spécialement dans la direction qu’espère l’essentiel
de la classe politique française.
Aujourd’hui les deux principaux
moteurs de « l’intégration », c’est-à-dire de la désintégration des
démocraties nationales, sont l’Euro et l’espace Schengen, deux folies
auxquelles les Britanniques ont eu le bon sens de ne pas participer, même s’ils
ne peuvent pas entièrement éviter d’être affectés par elles.
Ces deux « politiques
communes » ont pour caractéristique, voulue par les euro-fanatiques, d’exposer
les Etats-membres à des inconvénients croissants qui ne leur laissent le choix
qu’entre le démantèlement de ces politiques et une fuite en avant vers la perte
de souveraineté, en espérant que davantage « d’intégration »
permettra de résoudre les problèmes que le niveau précédent d’intégration a
générés. C’est aujourd’hui pour sauver la monnaie unique que les Etats-membres
qui l’ont adopté acceptent peu à peu, bon gré mal gré, de remettre leurs
instruments budgétaires et monétaires entre les mains de la Commission et de la
BCE. C’est aujourd’hui pour sauver l’espace Schengen que les Etats-membres qui
en font partie envisagent toujours plus de normes européennes en matière d’immigration
et qu’ils ne semblent attendre le salut, face à la submersion qui les menace,
que de l’action de « l’Europe ».
Tant que l’Euro et l’espace
Schengen existeront, les nations qui y participent continueront de se disloquer
et les institutions européennes à accumuler des compétences arrachées aux
Etats, un peu comme des planètes tournant autour d’un vaste trou noir qui les
aspire peu à peu. Les Britanniques n’y sont pour rien.
Toutefois le brexit change bien
quelque chose, quelque chose de très important, qui rend peu probable l’hypothèse
du « business as usual ». La sortie de la Grande-Bretagne de l’Union
Européenne, si elle devient effective, ce qu’il y a tout lieu de croire,
privera l’Union de son carburant essentiel : la peur. Loin d’être un projet
glorieux et généreux, comme voudraient le croire les euro-fanatiques, l’intégration
européenne s’est depuis longtemps déjà transformée en une entreprise de
chantage moral. Les peuples européens sont sommés de consentir à « une
union sans cesse plus étroite » pour ne pas être abandonnés sur les
bas-côtés de l’Histoire, car l’Histoire a un sens, une direction, et cette
direction est celle de la disparition des nations européennes au profit de l’Union.
En effet, que deviendraient les peuples européens livrés à eux-mêmes ?
Incapables de survivre dans un monde hostile, peuplé de menaces terrifiantes
dont seules les institutions européennes peuvent les protéger.
Comme le
déclarait juste avant le brexit l’euro-député Sylvie Goulard, parfait exemple
de l’apparatchik euro-fanatique : « Entendre les peuples est une chose,
les bercer d’illusions en est une autre. Il faut au contraire expliquer la
réalité : faute de changement d’échelle, non seulement l’Union Européenne sera
balayée mais les Etats-Nations seront dépassés. Isolément, ils sont dépourvus
des moyens de se défendre. Ils sont incapables de contrer la puissance
financière et technologique des Etats-Unis ou la force industrielle de la
Chine. » Nul besoin d’étayer ou d’argumenter une telle affirmation : elle
est aussi évidente par elle-même que l’existence d’Allah est censée l’être pour
les musulmans. Ceux qui nient cela témoignent par cela même qu’ils n’ont pas
toute leur raison. Ils vivent dans un monde « d’illusions ».
Non seulement, sans l’Union, une
union « sans cesse plus étroite », les nations européennes seront
balayées par le vent de l’Histoire, mais en plus elles s’entredéchireront et se
livreront aux pires atrocités comme elles l’ont déjà fait au siècle passé. Les heures
les plus sombres de notre histoire ne sont jamais bien loin, et seule l’Union
nous en protège. Comme le déclarait, avec le plus parfait sérieux, Angela
Merkel devant le Bundestag, en Octobre 2011 : « Personne ne devrait croire
qu’un autre demi-siècle de paix en Europe est inévitable - ce n’est pas le cas.
Aussi je le répète : si l’Euro s’effondre, c’est l’Europe qui s’effondre. Cela
ne doit pas arriver. » Ou encore, sans la moindre trace d’ironie, la
commissaire européenne Margot Wallström, en visite dans la ville tchèque de
Terezin, qui était le site d'un camp de concentration nazi pendant la Seconde
Guerre mondiale, peu avant les référendums sur le Traité Constitutionnel
Européen en 2005 : « Ils (les opposants au Traité Constitutionnel Européen)
veulent que l'Union Européenne retourne à la vieille méthode purement
intergouvernementale. Je dis à ces gens de venir à Terezin pour voir où mène
cette vieille méthode. »
En clair, Il est absolument
indispensable de conserver l’Euro, sans quoi les Allemands recommenceront à
envahir la Pologne, et si nous refusons toujours plus d’intégration européenne
les juifs seront renvoyés dans des camps d’extermination.
Aussi étrange que cela puisse
paraitre, cette extraordinaire entreprise de culpabilisation a fonctionné,
pendant des décennies. Depuis une dizaine d’années toutefois, en gros depuis
les référendums sur le TCE, il est clair que le sortilège est en train de se dissiper.
Reste cependant une peur irrationnelle, ou une sorte de fatigue de vivre, qui
continue à tenailler nombre de peuples européens. Et si, réellement, nous n’étions
plus capables de vivre de manière indépendante ? Et si, réellement, nous
étions condamnés à disparaitre dans un monde devenu trop vaste pour nous ?
Constater que les Britanniques
parviennent à quitter l’Union sans que la terre ne s’ouvre pour les engloutir,
constater que, après quelques turbulences, la Grande-Bretagne redevient une
nation indépendante, prospère et puissante, contribuera puissamment à balayer
ce qui reste du sortilège.
Le climat moral aura entièrement
changé. Et comme il est à peu près certain que l’Union continuera entre temps à
s’enfoncer dans des problèmes que son existence même rend insolubles, entre
asphyxie économique et submersion migratoire, d’autres peuples demanderont à
sortir de l’Union, cela semble à peu près inévitable. Déjà, et très
normalement, les appels à tenir des référendums au sujet de la construction
européenne se sont multipliés dans les pays membres de l’UE. Mais pour le
moment, et assez normalement aussi, les euro-fanatiques, qui tiennent les
leviers de commande un peu partout, font bloc pour repousser ces demandes.
Combien de temps pourront-ils
tenir leur ligne de défense et empêcher que ne s’effondre l’immense appareil
bureaucratico-juridique qui a pour nom « Union Européenne » ?
Nul ne peut le dire. L’histoire n’est pas écrite. Les hommes et le hasard
auront toujours leur mot à dire, et par conséquent l’avenir sera toujours
essentiellement imprévisible. Tel est aussi une des leçons du brexit, une leçon
salutaire pour nous qui ne sommes que trop enclins à croire ces doctrines « lâches
et molles » selon lesquelles les hommes ne sont pas maitres de leur
destin. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que grâce à la décision du peuple
anglais, les euro-fanatiques sont sur la défensive, en dépit des rodomontades
destinées à masquer leur désarroi.
Dans cette situation, tous ceux qui se sont
déjà désillusionnés du « rêve » européen, tous ceux sur qui le
sortilège culpabilisateur a déjà cessé d’agir, doivent faire preuve à la fois
détermination et de patience. Ils doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir
pour accentuer la pression sur les gardiens du temple. Ils doivent présenter
leurs arguments et leurs projets à l’opinion publique avec une confiance
renouvelée dans leur capacité à persuader, et à emporter finalement la
décision. Mais ils doivent aussi se dire que le chemin vers la liberté pourrait
encore être long et semé d’embûches.
Les Britanniques ont fait le
premier pas, absolument décisif, sans lequel rien ne serait possible. Il tient
désormais à eux de parcourir le reste du chemin. Et il tient à nous de nous
inspirer de leur exemple et de leur courage.
En disant non calmement mais fermement
à l’Union Européenne, le peuple britannique a incontestablement récupéré une
partie de son estime de lui-même. Souhaitons maintenant, pour le bien de tous,
que chaque Anglais puisse se dire fièrement dans quelques années, comme il y a
plus de 70 ans : « I am proud
to be a member of that vast commonwealth and society of nations and communities
gathered in and around the ancient British monarchy, without which the good
cause might well have perished from the face of the earth. Here we are, and
here we stand, a veritable rock of salvation in this drifting world. »
Et agissons en ce sens pour retrouver, nous aussi, notre liberté et notre
dignité.
Magistral, tout simplement.
RépondreSupprimerMerci Didier. Je rosis de plaisir intérieurement.
SupprimerMenteur !
SupprimerBon, d'accord, extérieurement aussi.
Supprimerje n'ai pas encore eu le temps de lire, mais il me semble qu'il y a 2-3-4 ans, on avait déjà évoqué cette possibilité et conclu que ce serait le début de la fin de l'UE. Je pense qu'il faudra encore un petit coup de pouce de nos chers eurocrates, quelque chose avec la Turquie par exemple, tout cela serait parfait...
RépondreSupprimerje n'ai pas encore pu tout lire, une partie, mais en fait, j'ai remarqué que l'UE c'était bien pour des pays sans ambition, ou volonté politique, c'est bien pour des pays comme la Belgique, l'Allemagne, le Luxembourg. De fait, j'ai compris en fait que l'UE était trop petite pour des pays comme la France ou le Royaume-Uni.
RépondreSupprimerExcellent! J'aimerais croire que la France pourrait s'inspirer de l'exemple britannique...
RépondreSupprimerJ'aimerais aussi le croire. A mon avis les Français ne sont pas encore prêts, mais dans quelques années peut-être, surtout si, comme je le crois, l'exemple anglais est probant.
SupprimerJe suis un peu pessimiste. Les Français me semblent incapables, désormais, de prendre des décisions; comme tétanisés à l'idée de prendre leurs responsabilités, comme s'ils s'étaient résolus à sortir de l'histoire. Dans quelques années, il sera trop tard: d'autres problèmes auront submergé la France.
SupprimerTime will tell.
SupprimerSuperbe billet ! Merci Aristide.
RépondreSupprimer(On imagine mal Shakespeare votant contre le brexit, en plus ;) )
Tiens ! ça fait plaisir de vous revoir, très Chère…
SupprimerTo be or not to be in the EU... that's not even a question !
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