La justice française est-elle
laxiste ?
Les policiers en sont manifestement
convaincus depuis longtemps et le font savoir de plus en plus bruyamment. Lors
d’une manifestation organisée devant l’Assemblée Nationale, mercredi 19 mai, le
secrétaire général du plus puissant syndicat policier a même déclaré :
« Le problème de la police, c’est la justice. »
Les Français en semblent aussi très
largement convaincus. Selon un sondage réalisé par l’Institut CSA pour Cnews et
publié une semaine après la manifestation des policiers, 81% des Français
partageraient cette opinion. Dans le détail, 37 % sont tout à fait d’accord
pour dire que la justice est trop laxiste, et 44 % plutôt d’accord avec cette
opinion, 18 % plutôt pas d’accord et 1 % pas du tout d’accord. En d’autres
termes, seuls 1% des sondés sont fortement en désaccord avec l’idée que notre
justice est laxiste.
Ce n’est pas tout à fait ce que l’on
appelle l’unanimité, mais ça s’en rapproche bougrement.
Bien évidemment, le Garde des Sceaux
défend comme un beau diable les magistrats contre ces accusations et déploie
ses plus beaux effets de manche pour essayer de terrasser ces clichés-qui-font-le-jeu-de-l’extrême-droite.
Et le moins qu’on puisse dire, c’est
qu’il y va à fond. Comme il avait l’habitude de le faire en cour d’assises.
Plus c’est gros, plus ça passe, pourvu seulement qu’on fasse preuve d’assez
d’assurance ; et de l’assurance Éric Dupond-Moretti n’en manque certes
pas.
N’a-t-il pas déclaré récemment, avec
le plus grand sérieux, que la France était « parmi les cinq pays les plus
sévères du Conseil de l’Europe » en matière de justice pénale en appuyant
ses dires sur un rapport où, même avec la meilleure volonté du monde, il est
impossible de trouver le plus petit début de commencement de preuve de cette
affirmation ?
Je vous en ai déjà longuement parlé et
par conséquent je ne reviens pas là-dessus.
Juste après la manifestation des
policiers, le Garde des sceaux a mis en avant d’autres chiffres. « En
2019, 132.000 peines d'emprisonnement ferme ont été prononcées, contre 120.000
en 2015. Est-ce du laxisme ? » a-t-il grondé de sa voix de rogomme.
« Dans l'affaire Nordahl Lelandais, l'avocate générale avait requis 30 ans
de réclusion ; c'est un jury populaire qui l'a condamné à 20 ans. Est-ce du
laxisme ? » a-t-il encore ajouté.
Concernant ce dernier point,
« Acquittator » n’a pas tort. En effet, contrairement à une opinion
répandue, les jurys populaires sont loin d’être plus sévères que les magistrats
professionnels, car les jurés, dans la naïveté de leur inexpérience, ont une
fâcheuse tendance à se laisser prendre aux sophismes et aux roueries des
avocats de la défense à la Éric Dupond-Moretti.
C’est d’ailleurs pour cette raison que le système de l’échevinage (dans lequel
des magistrats professionnels siègent avec les jurés) a été adopté depuis 1941,
ce qui a eu pour effet de diviser par deux et demi les taux d’acquittement.
Est-il permis de penser que ce caractère manipulable des jurés n’est pas pour
rien dans le fait que l’actuel Garde des sceaux voudrait rétablir la
« minorité de faveur » en cour d’assises (un accusé ne pourrait plus
être condamné qu’à la majorité de sept voix au moins, au lieu de six, donc avec
les voix d’au moins quatre des six jurés) ?
Mais, quoi qu’il en soit, en 2019 les
décisions des cours d’assises n’ont représenté que 0,2% des quelques
812 000 décisions rendues par les juridictions pénales, par conséquent
leur activité ne contribue que fort peu au « sentiment de laxisme »
qui accable les Français presque autant que le fameux « sentiment
d’insécurité » (les deux étant d’ailleurs en partie identiques).
Laissons-les donc de côté et examinons l’autre statistique dégainée par le
Garde des sceaux.
Commençons par remarquer qu’Éric
Dupond-Moretti est un peu approximatif. En 2015, c’est 124 702 peines de
prison en tout ou partie ferme qui ont été prononcées. Pour 2019, les chiffres
des condamnations n’ont pas encore été publiés, mais en 2018 ce sont
130 290 peines de prison en tout ou partie ferme qui ont été prononcées.
Admettons, pour les besoins de la discussion, que le chiffre de 2019 serait
132 000 et élargissons la focale pour aller jusqu’en 2009, où 121 647
peines de prison en tout ou partie ferme ont été prononcées. Il y aurait donc
eu une augmentation de 9% en dix ans des peines de prison ferme distribuées par
les tribunaux. Ce n’est pas mirifique, mais c’est une augmentation, en effet.
Sauf que le laxisme ou la sévérité des
tribunaux ne se mesurent pas au nombre de condamnations distribuées. La
sévérité est un rapport, le rapport entre la gravité des crimes commis et la
lourdeur des châtiments prononcés. Des valeurs absolues, comme celles mises en
avant par le Garde des sceaux, ne nous apprennent rien de ce point de vue-là.
Existe-t-il un moyen d’estimer ce
rapport ? A défaut de disposer d’un indice synthétique de la sévérité de
la justice, nous pouvons faire plusieurs constatations intéressantes.
Tout d’abord, en se basant sur les
derniers chiffres connus, ceux de 2018, les peines de prison en tout ou partie
ferme n’ont représenté que 23,7% de toutes les condamnations prononcées cette
année-là par la justice ; 9,95% de toutes les affaires considérées comme
poursuivables ; et 2,9% des procès-verbaux transmis aux parquets. C’est donc
moins d’une affaire sur trente portée à la connaissance de la justice qui
aboutit au prononcé d’une peine de prison ferme. Présenté ainsi, ça fait tout
de suite moins impressionnant, n’est-ce pas ? Et je suis sûr que vous
sentez d’ores-et-déjà un certain « sentiment de laxisme » s’insinuer
en vous. Mais poursuivons.
Entre 2009 et 2019, les condamnations
à de la prison ferme auraient donc augmenté de 9%. Sauf que, entre 2010 et
2020, les coups et blessures volontaires enregistrés par la police et la
gendarmerie ont augmenté de 27,26%. Par ailleurs, nous sommes passés de 1767
homicides et tentatives d’homicides (y compris les coups et blessures
volontaires suivis de mort) en 2009 à 3168 en 2018, soit une augmentation de
plus de 79%. Les violences et outrages contre les dépositaires de l’autorité
publique ont, elles, augmenté de 40,08% entre 2009 et 2019 et le nombre de
policiers blessés en mission aurait augmenté de 92,58% entre 2004 et 2019 (il
convient toutefois d’ajouter, concernant ces deux dernières statistiques, que
la fin de 2018 et le début de 2019 ont été marqués par les manifestations
hebdomadaires des « gilets jaunes », ce qui a fortement fait grimper
le nombre des violences et outrages).
A ce stade, le « sentiment de
laxisme » devient plus que lancinant, ne trouvez-vous pas ? Mais il y
a mieux encore.
Un bon moyen d’estimer la sévérité ou
le laxisme des tribunaux serait de comparer, pour chaque catégorie
d’infraction, la peine maximale prévue par le Code Pénal et le quantum moyen
ferme prononcé. Malheureusement, le ministère de la justice ne fait pas figurer
ces chiffres parmi ceux qu’il communique au grand public, on se demande bien
pourquoi. Toutefois, ce qu’il n’est pas permis au citoyen ordinaire de
connaitre, les parlementaires peuvent parfois l’obtenir. Et c’est ainsi que la
commission des lois du Sénat a pu établir un tableau fort intéressant, qui
figure à la page 149 du rapport concernant la loi dite « Sécurité
globale » discutée ce printemps au Parlement. Je vous donne simplement
quelques chiffres tirés de ce tableau.
- Menace de crime ou délit contre les
personnes ou les biens à l’encontre d’un dépositaire de l’autorité
publique : Peine maximale prévue par le Code
Pénal : 3 ans de prison et 45000 euros d’amende.
2019, taux
d’emprisonnement ferme pour cette infraction : 45,8% ; quantum moyen
ferme : 4,9 mois.
- Violence sur une personne
dépositaire de l’autorité publique suivie d’incapacité n’excédant pas huit
jours : Peine maximale prévue par le Code Pénal : 3 ans de prison et
45000 euros d’amende.
2019, taux d’emprisonnement ferme pour
cette infraction : 37,6% ; quantum moyen ferme : 6 mois.
- Violence sur une personne
dépositaire de l’autorité publique suivie d’incapacité supérieure à huit
jours : Peine maximale prévue par le Code Pénal : 5 ans de prison et
75000 euros d’amende.
2019, taux d’emprisonnement ferme pour
cette infraction : 65,1% ; quantum moyen ferme : 9 mois.
Pour ces trois catégories
d’infraction, le quantum moyen ferme prononcé par les tribunaux a donc
représenté entre 1/6ème et 1/7ème des peines maximales
prévues par le législateur et ces peines fermes n’ont été prononcé que dans 40
à 60% des cas.
Pour avoir une idée plus exacte de ce
que cela signifie, prenez en compte le fait que ces délits concernent des
dépositaires de l’autorité publique, c’est-à-dire des serviteurs de l’Etat, qui
sont représentés par de puissants syndicats et que les gouvernements ont tout
intérêt à ménager ; que par conséquent les pressions et instructions pour
que la justice se montre sévère envers leurs agresseurs sont maximales et
permanentes. Et maintenant, imaginez la manière dont nos tribunaux doivent
traiter les victimes ordinaires, celles qui n’ont ni organisation pour les
défendre, ni soutien politique, ni relais médiatiques…
Ce n’est plus un « sentiment de
laxisme » que vous éprouvez, c’est une certitude écrasante, qui provoque
en vous un mélange de colère et de désespoir. Et pourtant je ne vous ai pas
parlé de tout le système d’érosion des peines mis en place depuis des
décennies, qui a pour conséquence que le nombre d’années réellement passées en
détention est presque toujours très inférieur au nombre d’années prononcé par
le tribunal. Le rapport entre les peines prononcées et les peines exécutées
n’est pas non plus communiqué par le ministère, ce qui n’étonnera personne,
sachez seulement qu’actuellement les réductions de peine peuvent aller jusqu’à
cinq mois par an. Sans compter les possibilités de libération conditionnelle,
de « libération sous contrainte », etc.
Si je ne vous en ai pas parlé, c’est
parce que vous seriez tentés d’en conclure que la justice française n’est pas
laxiste, mais carrément démissionnaire, et je ne voudrais pas que vous perdiez
confiance en la justice de votre pays.
Comment en sommes-nous arrivés à une
telle situation ? A défaut de pouvoir l’expliquer de manière parfaitement
satisfaisante, je ferai une observation. Nous allons « célébrer »
cette année le quarantième anniversaire de l’abolition de la peine de mort. Il
devrait être évident aujourd’hui que la signification véritable de cette
abolition, c’est le refus de punir ; le refus du châtiment comme
rétribution proportionnée à la gravité du crime et le triomphe presque sans
partage d’une conception thérapeutique du châtiment, selon laquelle la seule
fonction légitime de la peine est de « réhabiliter » le criminel,
c’est-à-dire de lui permettre de retrouver la liberté le plus rapidement
possible. Et de fait, la peine de prison à perpétuité n’a pas tardé à suivre la
peine de mort dans les poubelles de l’histoire pénale.
Ainsi, par exemple, Jean-Claude
Romand, qui avait été condamné à la perpétuité pour avoir assassiné sa femme,
ses deux enfants, ses parents et pour avoir tenté d’assassiner sa maitresse, a
finalement été libéré après vingt-six ans de détention.
Lorsque des crimes aussi abominables
que ceux de Jean-Claude Romand ne valent à leur auteur que 26 ans de prison, il
est inévitable que des meurtres plus « ordinaires » ne vaillent à
ceux qui les commettent qu’une dizaine d’années de prison effectives ; et
que le tarif moyen d’une agression physique ne soit que de quelques mois, y
compris lorsque la victime est un dépositaire de l’autorité publique.
Les magistrats sont loin, très loin
d’être les seuls à être infectés par cette conception thérapeutique du
châtiment, par ce refus de punir qui peut se constater à tous les échelons de
la société et dans toutes les institutions, même si, bien sûr, en tant que
détenteurs du pouvoir d’infliger les châtiments les plus sévères, le fait
qu’ils soient ainsi infectés a des conséquences particulièrement graves.
Mais avant de les accabler, posez-vous
cette question : estimez-vous que certains crimes privent à tout jamais
leur auteur du droit de vivre comme un homme libre, et ce quelle que soit son
évolution personnelle ? Si vous répondez « non » à cette
question, ne vous plaignez plus jamais de l’insécurité ou du laxisme de la
justice. Vous êtes une partie du problème que vous dénoncez.
Questions fondamentales abordées ici : à quoi sert la justice, à quoi sert la prison ?
RépondreSupprimerEt si nous pouvons prendre le temps d'en discuter à loisir, n'oublions pas que d'autres n'en discutent pas, mais en décident pour nous. C'est cela qu'il ne faut pas omettre de dire.