« La France a peur ».
La formule par laquelle Roger
Gicquel a ouvert le journal télévisé du 18 février 1976 portait sur un fait
divers particulièrement sordide : l’enlèvement et l’assassinat, par
Patrick Henry, de Philippe Bertrand, un petit garçon de huit ans. Mais sans
doute cette formule est-elle devenue célèbre car elle traduisait alors -
probablement à l’insu de son auteur - la perception confuse, de la part du
grand public, que quelque chose était en train de changer du côté de la
criminalité. En 1975, le taux de criminalité avait presque triplé par rapport à
la décennie précédente[1]. Il
était, au début des années 2000, presque le double de ce qu’il était l’année ou
fut assassiné le jeune Philippe Bertrand[2].
Cela n’est pas à dire que la
France ait été mise à feu et à sang depuis la fin des années 1960. Le taux de
criminalité était, pour autant que nous puissions en juger, historiquement très
bas au moment où il commença à augmenter très fortement. Par ailleurs la
criminalité est très inégalement répartie sur le territoire national et de ce
fait elle n’est un souci quotidien que pour un nombre - encore - relativement
faible de gens. Mais quelque chose a incontestablement changé, et changé en
pire, depuis une bonne quarantaine d’années. La montée de l’insécurité n’est
pas un sentiment mais une réalité.
Le problème toutefois ne peut se
réduire aux chiffres officiels, ou officieux, de la criminalité. Les chiffres
ne traduisent qu’une partie de la dégradation que nous percevons plus ou moins
confusément.
Ce qui rend la montée de la délinquance
bien plus inquiétante que ce que nous en disent les seules statistiques, c’est
la confusion morale et intellectuelle qui, pour l’essentiel, règne sur la
question de la criminalité. Pour le dire en peu de mots, ce qui nous manque
désormais c’est la ferme conviction que notre cause est juste. La conviction
que la société ou, comme l’on disait autrefois - et l’abandon de ce terme est
révélateur - que les honnêtes gens ont le droit imprescriptible de se défendre
contre les criminels et de punir ceux-ci d’une manière appropriée, c’est-à-dire
parfois avec sévérité.
De ce point de vue, il semble
très révélateur que l’un des avocats de Patrick Henry ait réussi à transformer
le procès de celui-ci en un procès de la peine de mort, et à le faire échapper
à la guillotine. Quatre plus tard le même avocat, devenu entretemps Garde des Sceaux,
faisait voter par le Parlement l’abolition de la peine capitale.
La suppression de la peine de
mort peut être approuvée ou désapprouvée - cela n’est pas la question qui nous
occupe ici - mais il est peu contestable que cette suppression traduit un
changement remarquable dans les opinions et les sentiments d’une partie au
moins de la population, la partie qui se veut éclairée et que ses talents
intellectuels placent le plus souvent en position de décider pour l’ensemble.
L’abolition de la peine capitale est la conséquence logique d’une répugnance
grandissante à punir les criminels, la conséquence d’un doute de plus en plus
insistant concernant la légitimité du châtiment, quel qu’il soit.
Nietzsche, il y a plus d’un
siècle, avait déjà diagnostiqué cette répugnance et anticipé l’évolution que
nous avons connu. « On en arrive à un degré de déliquescence morbide et de
ramollissement », écrivait-il, « où la société prend elle-même parti,
en tout sérieux et honnêteté, pour celui qui lui porte atteinte, pour le malfaiteur. Punir lui parait inique,
pour une raison où une autre, - ce qui est certain c’est que l’idée de
« châtiment », l’idée « d’avoir à châtier », lui fait mal,
la remplit d’horreur. « Ne suffit-il pas de le mettre hors d’état de nuire ? Pourquoi châtier par surcroit ?
Châtier est une chose épouvantable ! » »
La partie « éclairée »
de la société - ou peut-être seulement une partie de cette partie - commence à
regarder le délinquant avec une certaine compassion, et ceux qui veulent le
punir avec une certaine suspicion. Elle ne parle plus d’imposer au criminel un
châtiment proportionné à son crime mais de le réhabiliter ou parfois, du bout des lèvres, de le dissuader de
recommencer.
La sollicitude se déplace du côté de celui ou celle que l’on
cherche à réhabiliter, car la réhabilitation est impossible sans une certaine
sollicitude, et l’indignation se tourne vers ceux qui continuent à soutenir que
le criminel doit d’abord souffrir
pour ce qu’il a fait, et qui par conséquent tendent à s’opposer à la
réhabilitation.
Dans le cas le plus extrême, le
délinquant lui-même est perçu comme une victime :
une victime de la société qui l’a poussé à devenir délinquant et qui, pour
comble d’injustice, s’acharne à lui faire payer ce dont il n’est, dans le fond,
pas responsable. Dans certains milieux universitaires et judiciaires le cas
extrême est aussi devenu le cas normal.
En ce sens, la culture de
l’excuse - la perception du criminel comme une « victime de la
société » - n’est que la manifestation judiciaire d’une mise en cause plus
générale de la « société bourgeoise » et des « valeurs de la
classe moyenne », une mise en cause qui, faut-il le préciser, est bien
antérieure aux années 1960.
Tous ne la partagent pas, loin de
là, mais peu sont totalement immunisés contre ses effets. La grande majorité de
la population continue sans doute à trouver un certain attraits aux
« valeurs bourgeoises », et plus spécifiquement à l’idée que le crime
appelle le châtiment et non la compassion, mais elle manque désormais souvent des
arguments nécessaires pour imposer ses vues, et même simplement pour les
défendre et les transmettre à ses enfants. La culture de l’excuse, sans
convaincre l’homme du commun, l’a mis sur la défensive et l’a amené parfois -
avec une certaine honnêteté - à douter du bien-fondé de ses opinions. Sans
changer vraiment ses sentiments, elle les a rendu politiquement impuissants en
les privant des raisonnements indispensables pour convaincre. Plus
spécifiquement, elle a largement privé la partie de la classe politique et
intellectuelle qui continue à partager les sentiments de l’homme du commun, des
arguments dont elle a besoin pour agir de manière cohérente, et d’abord pour se
convaincre elle-même qu’elle doit agir.
Faire baisser substantiellement
la criminalité dépend bien sûr des moyens matériels que nous sommes disposés à
allouer à cette tâche, mais désormais cela dépend plus encore de la clarté et
de la solidité de nos idées concernant cette question.
La première réforme dont nous
avons besoin est une réforme intellectuelle. Elle est la condition
indispensable du succès de toutes les autres. Nous avons particulièrement
besoin de réponses à quelques questions simples mais difficiles, telles
que : quelles sont les causes du crime ? Quelles sont les méthodes
les plus efficaces pour le combattre ? Ou, à défaut de réponses
définitives, nous avons besoin de retrouver quelques repères solides pour nous
guider.
Ce qui suit se veut une modeste
contribution à cette réforme intellectuelle.
Pour ce faire, je m’appuierais
essentiellement sur deux ouvrages qui, me semble-t-il, font autorité de l’autre
côté de l’atlantique : Crime and human nature (1985), de James Q.Wilson et Richard Herrnstein, et Crime and public policy (2011), édité
par James Q.Wilson et Joan Petersilia. Le premier ouvrage est une exploration
systématique de toutes les causes possibles du crime ou, pour reprendre les
termes des auteurs, des raisons pour lesquelles certains individus sont plus
susceptibles que d’autres de commettre des crimes. Le second rassemble les
connaissances scientifiques les plus récentes concernant une variété de
questions liées à la criminalité. Le second offre ainsi une bonne mise à jour,
et parfois un complément, du premier.
La criminalité peut être abordée
sous bien d’autres angles que celui de la science sociale et de ses
statistiques. La littérature et la philosophie notamment pourraient être mises
à contribution. Sans doute même devraient-elles être mises à contribution si
nous voulons parvenir à une compréhension globale et adéquate du phénomène de
la criminalité. Mais aujourd’hui, dans le débat public, la science sociale a
infiniment plus de poids que la littérature et la philosophie. Celui qui veut participer au
débat public doit tenir compte de ce préjugé en faveur des chiffres fournis par
la science sociale.
***
La criminalité est en partie une
créature de la loi. Un criminel ou un délinquant est d’abord, en première
analyse, quelqu’un ayant violé une loi existante. Pour nous cette loi, dont la
violation permet de désigner un individu comme criminel, doit être une loi
positive : « nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans
les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. »
Bien entendu il existe une certaine diversité des lois pénales dans l’espace et
dans le temps. Tel comportement jugé criminel dans tel pays à telle époque sera
considéré comme innocent à une autre époque ou dans un autre pays : « Vérité
en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Certains tirent argument de ce
fait incontestable pour affirmer que la criminalité serait entièrement une
créature de la loi, à savoir que la définition des crimes et délits serait
totalement arbitraire, qu’elle n’aurait pour but que de reléguer aux marges de
la société certains comportements, de conforter les valeurs de la classe
dominante, etc.
En réalité, derrière ces divergences
de surface, il existe parmi les êtres humains un accord remarquable pour
considérer certains comportements, certains actes, comme criminels. En tous les
lieux et en tous les temps certaines actions sont considérées comme
particulièrement répréhensibles et appelant un châtiment. Il existe, en
d’autres termes, des « crimes universels », qui sont notamment le
meurtre, le vol, le viol, et l’inceste. Les différents peuples fixent un peu
différemment les frontières du tien et du mien, mais ils reconnaissent une
distinction entre le tien et le mien et considèrent comme punissable le fait de
s’approprier ce qui ne vous appartient pas. Ils fixent un peu différemment la
frontière entre l’homicide excusable et l’homicide coupable, mais ils
considèrent tous que l’homicide est un acte grave qui a besoin d’être excusé
par des circonstances particulières, etc.
En nous concentrant sur les
crimes universels - c’est à dire, en général, les crimes accompagnés de
violence ou de menaces de violence - nous pouvons donc espérer parvenir à des
conclusions universelles concernant la criminalité.
L’une de ces conclusions est que
la criminalité n’est pas répartie de manière aléatoire au sein de la
population. Des régularités s’attachent à cette « activité » :
certains individus sont plus susceptibles que d’autres de devenir des
criminels. En ce sens il est trompeur de dire, comme on l’entend parfois, que
« n’importe qui » pourrait devenir délinquant. N’importe qui peut
certes enfreindre la loi à un moment où l’autre de sa vie. Mais dès lors que
nous nous concentrons sur les infractions les plus graves - les crimes
universels - et sur les criminels multirécidivistes, il n’est plus vrai du tout
que le délinquant ressemble à monsieur tout le monde. Autrement dit, tout indique
que le délinquant moyen diffère du reste de la population par certaines de ses
caractéristiques individuelles : l’âge, le sexe, l’intelligence, le
tempérament, et même par son physique.
Ces caractéristiques peuvent être
dites biologiques, en ce sens qu’elles sont présentes dès la naissance ou peu
après la naissance et que leurs conséquences sur le comportement apparaissent
graduellement durant le développement de l’enfant.
Cela ne signifie pas qu’il
existerait un « gène du crime » ou que certains individus seraient
des « criminels nés », mais cela signifie que certains traits qui
sont au moins en partie héréditaires affectent la probabilité qu’un individu donné devienne délinquant. De la même
manière, par exemple, que les individus naissent avec une propension plus ou
moins grande à devenir alcooliques ou a devenir obèses, les individus naissent
avec une propension plus ou moins grande à céder à la tentation du crime.
Cela
ne signifie pas non plus que les criminels ne seraient pas responsables de
leurs actes. Celui qui est prédisposé à l’alcoolisme ou à l’obésité deviendra
alcoolique ou obèse si (très schématiquement) il ingère une certaine quantité
d’alcool ou de nourriture en un certain temps, mais il lui était toujours
loisible de ne pas commencer à boire ou de s’arrêter avant le seuil fatal ;
il lui était toujours loisible d’adapter son régime alimentaire à l’apparition
des premiers symptômes d’obésité. De la même manière le criminel est en général
responsable de chacun de ses crimes, en ce sens qu’il lui était toujours possible
de ne pas les commettre. Mais dès lors que nous quittons les cas individuels
pour nous attacher aux grands nombres nous pouvons assez aisément discerner des
« populations à risques ».
Quel sujet passionnant et quelle façon passionnante de le traiter ! J'ai hâte de lire la suite.
RépondreSupprimerOn est impatient de lire la suite !
RépondreSupprimerMerci. Rassurez-vous, suite il y aura, et tellement même que je crois que vous aurez le temps de vous lasser.
RépondreSupprimerDixie, je pense que les prochains papiers intéresseront la femme-médecine que vous êtes.
Brillant, clair, enrichissant. Il faut que je me plonge plus avant dans ce blog que je découvre.
RépondreSupprimerMerci Nico, bienvenu. Les archives sont tout en bas.
RépondreSupprimerRien à dire, on se contente de lire et de s'enrichir.
RépondreSupprimerUn seul bémol peut être, sur l"obésité parfois une stress très important peut engendrer un sur-poids important et que la diminution de nourriture ne suffit pas pour faire descendre la surcharge pondérale et aussi certains environnements sociaux.
Mais ce n'est pas le sujet de votre billet.
Oui Grandpas. J'ai effectivement dit que ma présentation était schématique.
RépondreSupprimerCertaines personnes seront toujours grassouillettes quoi qu'elles fassent. Mais entre être enveloppé et être obèse il y a une marge qui, me semble-t-il, dépend de notre comportement personnel. A moins que l'un des médecins qui viennent parfois ici ne me démente.
Il peut aussi exister - je crois - de rares cas d'obésité absolument pathologiques. En ce cas le parallèle avec le crime serait le dément qui n'est pas considéré comme responsable de ses actes.
Du reste, la différence essentiel entre l'obèse et le criminel, c'est que l'obèse ne nuit pas à ses concitoyens. Mais loin de moi de vouloir vous accuser de faire du racisme anti-gros, ce qui rappellerait sans conteste les heures les plus sombres de notre Histoire.
SupprimerComme vous y allez! Et l'obèse qui déborde allègrement sur votre siège lorsque vous êtes dans le train ou dans l'avion? Sans compter les odeurs de transpiration qui en général vont avec...
SupprimerVous je ne sais pas, mais moi je ressens comme une montée du sentiment d'obésité ces derniers temps et je crois bien qu'aux prochaines élections je voterais pour le parti qui se proposera de mettre les gros au pas, euh, au régime.
Bonjour Aristide,
SupprimerPour en terminer sur les obèses, les sumotoris qui mangent un plat roboratif le chanko-nabe ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Chankonabe), il a été constaté que tous les lutteurs ne prenaient pas de poids de façon identique.Certains restent légers alors que d'autres prennent énormément de poids.
La génétique doit être de la partie, en est il de même chez les criminels?
Bien sûr, nous ne sommes pas égaux devant la nourriture (comme devant tant d'autres choses). Moi par exemple je peux m'empiffrer autant que je veux sans perdre mon corps d'athlète (enfin, pour le moment...) alors que d'autres grossissent juste en regardant le menu au restaurant.
SupprimerEt pour répondre à votre question, oui la génétique joue un rôle dans la criminalité.
Je vous laisse à la discussion sur l'obésité.
RépondreSupprimerUne simple remarque, quoique je ne doutes pas que cela soit évoqué au cours des prochains épisodes :
"Les différents peuples fixent un peu différemment les frontières du tien et du mien" dites-vous, mais aussi et surtout entre le bien et le mal; et nous devons donc ne pas éluder ce qui est le propre à la "civilisation chrétienne", même s'il est fréquent que cette terminologie irrite dans notre monde "post-chrétien".
Nous y reviendrons, je suppose, mais cela pose quelques problèmes dans une société de plus en plus multi-culturelle où sont surgissent régulièrement des questions faisant référence aux moeurs des différentes composantes de notre population (notez que comme Richard Millet j'hésite à dire PEUPLE au singulier).
Cher Aristide, au prochain épisode.
Loin de moi l'idée de vouloir minimiser l'apport du christianisme à notre code de moralité, mais ce qui est intéressant justement c'est que en ce qui concerne certains actes - spécifiquement le vol, le meurtre, le viol, l'inceste - il semble exister peu de différences d'appréciation entre les peuples ou les civilisations. Ces actes sont partout considérés comme a priori répréhensibles.
SupprimerC'est du moins ce que semblent dire les anthropologues et certaines études - citées extensivement dans Crime and human nature mais que je ne détaillerais pas ici.
En revanche lorsqu'on s'éloigne de ce noyau dur, les différences apparaissent. Par exemple l'appréciation de l'avortement ou de l'homosexualité varie amplement d'une culture à l'autre.