Daniel Mahoney a publié en 2011 un livre intitulé The conservative foundations of the liberal order : defending
democracy against its modern enemies and immoderate friends (que l’on
pourrait à peu près traduire par : « Les fondements conservateurs de
l’ordre libéral : une défense de la démocratie contre ses ennemis modernes et
ses amis immodérés »). Comme son titre l’indique fort clairement, cet
ouvrage traite des rapports entre libéralisme et conservatisme à travers une
série d’essais portant sur « un grand nombre de questions liées à la
théorie et à la pratique de la liberté », selon les termes de l’auteur.
Dans ce livre Daniel Mahoney a cherché à s’adresser à l’amateur éclairé
plutôt qu’au spécialiste. Il ne descend donc pas à un niveau de détail qui
pourrait rebuter ceux qui n’ont pas fait profession d’étudier la philosophie
politique. The conservative foundations
of the liberal order peut ainsi constituer une bonne introduction à cette
discipline, en même temps qu’une défense érudite et nuancée de la proposition
selon laquelle le libéralisme, pour être viable, doit nécessairement être
conservateur.
Daniel Mahoney m’a autorisé à traduire et à vous présenter (en deux
parties, au vu de sa longueur) le premier chapitre de son livre, et je tiens à
l’en remercier. Les lecteurs qui me connaissent un peu n’auront pas de mal à
voir ce qui, outre sa qualité intrinsèque, a guidé mon choix vers ce chapitre.
Je vous souhaite bonne lecture, et bonne réflexion.
Tocqueville et les fondements
conservateurs de l’ordre libéral
(1ère partie)
(1ère partie)
Par Daniel J. Mahoney
Ce livre cherche à retrouver une compréhension ample
et judicieuse des fondements conservateurs de l’ordre libéral. Pourquoi, par
conséquent, commencer par un examen de la pensée d’Alexis de Tocqueville ?
Il était, après tout, un homme d’Etat et un penseur politique français du 19ème
siècle qui ne rentrait pas dans les catégories politiques acceptées à son
époque, pas plus que dans les nôtres. Il ne partageait pas le traditionalisme
antirationnel des penseurs conservateurs français et européens de son temps et,
s’il se définissait volontiers lui-même comme un libéral, il s’empressait
d’ajouter qu’il était un libéral d’une espèce « étrange ». Il est
peut-être le représentant le plus perspicace d’une tradition française du
« libéralisme triste ». Cette tradition rassemblait des libéraux assagis
qui, après la Révolution Française, reconnaissaient, même à contrecœur, qu’il
n’existait pas d’alternative viable au nouvel ordre – moderne, démocratique,
commercial – qui était en train de transformer le monde chrétien et européen. Ils
rejetaient à la fois la nostalgie réactionnaire et l’euphorie révolutionnaire,
tout en mettant en garde contre les menaces que la démocratie sans frein posait
à la liberté et à l’intégrité des êtres humains.
Parmi ces penseurs, Tocqueville se distingue par
sa clairvoyance sans égale au sujet de ce qui pouvait être perdu aussi bien que
gagné dans la transition de l’état « aristocratique » vers l’état
« démocratique » (qu’il comprenait comme de grands « ordres
d’humanité » plutôt que comme des régimes politiques au sens strict du
terme). Comme Pierre Manent l’a souligné, l’équanimité de Tocqueville dans son
traitement des deux grandes « formes anthropologiques » de
l’expérience politique – l’aristocratie et la démocratie – est le fruit d’une profonde
réflexion sur la nature humaine et la nature de la démocratie. Tocqueville
reconnaissait la justice de la démocratie et la « similarité »
sous-jacente des êtres humains, sans jamais perdre de vue que la reconnaissance
de l’égalité des êtres humains ne saurait aucunement être un substitut au fait de
cultiver la « grandeur », « l’indépendance », et la
« qualité » de l’âme humaine. Joseph Epstein, dans sa belle et
concise exposition de la vie de Tocqueville, fait remarquer que le soutien
apporté à la démocratie par l’aristocrate français, bien que « n’étant pas
exactement exubérant », était néanmoins sincère et réfléchi. Cette
évaluation sobre et nuancée de la démocratie est une importante raison pour
recommander Tocqueville.
Les analystes français de la tradition
intellectuelle libérale distinguent entre le « libéralisme
conservateur » et le « conservatisme libéral ». Les libéraux
conservateurs n’ont pas d’objection envers les présuppositions fondamentales de
l’ordre libéral (c’est-à-dire les droits de l’homme, le libéralisme
constitutionnel, et l’égalité morale et civique des êtres humains), tout en
reconnaissant la dépendance cruciale de la société libérale envers des
habitudes, des traditions, des vertus, et un « héritage »
extralibéral et extradémocratique. Les conservateurs libéraux, de leur côté,
défendent la liberté contre toute forme de despotisme mais sont plus
ouvertement critiques envers les catégories issues des Lumières qui sont
utilisées pour justifier le régime de la liberté moderne. Ils rejettent plus
franchement les illusions de la modernité – y compris l’affirmation de
« l’autonomie » ou de la « souveraineté » individuelle et
collective des êtres humains, la dérive vers un relativisme sans bornes, et
« l’adoration aveugle du progrès qui déstabilise la société, mine la
vertu, et soumet l’homme moderne à la tentation d’idéologies utopiques qui
mènent à des systèmes totalitaires de gouvernement », pour employer les
termes du politologue Robert Kraynak. Il n’y a, bien entendu, pas de
démarcation stricte qui sépare le « conservatisme libéral » du
« libéralisme conservateur ». La plupart des libéraux conservateurs
critiquent aussi la confusion contemporaine entre la liberté et le relativisme
moral et soulignent la complaisance des progressistes envers la tentation
totalitaire. Dans le contexte de son époque, Tocqueville ne se serait peut-être
pas qualifié de conservateur. Mais sur certains points essentiels il correspond
aussi bien à la description du « libéral conservateur » qu’à celle du
« conservateur libéral ». Il était un critique perspicace de la
modernité radicale avant la lettre*,
ainsi que l’analyste le plus clairvoyant et le critique le plus judicieux du
« dogme démocratique » (selon ses propres termes) qui continue à
éroder les fondements moraux de la démocratie.
Tocqueville avait le pressentiment presque
prophétique que les soubassements moraux et culturels traditionnels de la
société libre, les fondations de l’ordre civilisé (ou « les lois de
l’analogie morale », comme il les appelle dans l’introduction du premier
volume de De la démocratie en Amérique)
continueraient à s’effriter sous nos pieds. Il serait difficile de contester
cette intuition. Les « acides de la modernité », comme Walter Lippman
les a nommés en 1929, continuent leur œuvre. Il ne semble pas y avoir de fin à
la propension de la modernité à se radicaliser elle-même, et cela vaut aussi
pour la démocratie moderne. Pour reprendre la formulation laconique d’Harvey
Mansfield, « la démocratie démocratise ».
La compréhension qu’avait Tocqueville de la
« révolution démocratique » - « providentielle »,
assurément, mais aussi implacable et se radicalisant elle-même – constitue le
large cadre à l’intérieur duquel se déploient les évènements de notre vie
politique et intellectuelle. Par ailleurs, ses écrits fournissent d’importants
conseils pour préserver les « contenus moraux de la vie » au milieu
de l’incessante tempête démocratique. En analysant la démocratie, Tocqueville
cherchait à transmettre à ses lecteurs (selon ses propres mots inimitables) « cette
crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur
molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve. » En conclusion d’un
livre pénétrant publié en 1982, Tocqueville
et la nature de la démocratie, Pierre Manent écrit que la leçon qu’il
convient de tirer de Tocqueville est que « pour bien aimer la démocratie,
il est nécessaire de l’aimer modérément. » Ceci, me semble-t-il, est le
cœur et l’âme d’une réponse spécifiquement conservatrice, par opposition à une
réponse réactionnaire ou progressiste, au défi posé par la modernité
démocratique.
La théorie et la pratique américaine
Bien entendu, Tocqueville est loin d’être la seule
ressource recommandable pour la « politique de la prudence » dans les
sociétés démocratiques modernes. Bien loin de là. La tradition américaine en
matière d’art de gouverner et de pensée politique est riche de sagesse
théorique et pratique, particulièrement en ce qui concerne l’art du self-government et la nature de
l’autorité gouvernementale légitime au sein d’une république fédérale. La
manière dont l’ordre constitutionnel américain mêle ingénieusement le self-government républicain et le libéralisme
constitutionnel est l’une des réussites politiques les plus impressionnantes du
monde moderne. Les Pères fondateurs américains proclamèrent de manière
admirable l’égalité fondamentale de tous les êtres humains, une proclamation
qui ne fut pas respectée mais qui fournit un puissant soutien à la lutte contre
l’esclavage, la grande tache sur l’honneur national de l’Amérique. Dans le même
temps, ils se méfiaient de l’égalitarisme dogmatique et des projets utopiques
de toutes sortes. Les conservateurs, comme d’autres Américains, honorent la
réussite des fondateurs et montrent plus fréquemment de la déférence envers les
formes constitutionnelles. Ils sont, à juste titre, suspicieux à l’égard des
appels nébuleux à la « Constitution
vivante ». La fidélité à la Constitution des fondateurs demeure une partie
intégrante de n’importe quel conservatisme authentiquement américain.
Mais il existe d’importantes limites à un « retour »
sans condition aux origines, dans la mesure où il est possible de soutenir que
la réussite des architectes de l’expérience américaine en matière de self-government a excédé leur savoir. Pour
reprendre les mots de Walker Percy, ils s’appuyaient sur un « patchwork
anthropologique », qui faisait appel en parts inégales à la sagesse
classique et chrétienne d’une part, et aux présuppositions des Lumières d’autre
part. Par bien des aspects cette tension fut profitable. Mais il s’agissait
aussi d’un mélange instable qui risquait de se décomposer au fur et à mesure du
temps.
Une fois encore, ce fait n’avait pas échappé aux
visiteurs et observateurs étrangers attentifs. Le dominicain français
Raymond-Léopold Bruckberger, dans un livre éloquent et lucide publié en 1959, Essai sur la République américaine (Images
of America), soutenait ainsi que le génie de l’Amérique était de
reconnaître la différence qui existe entre le self-government « sous Dieu et les lois », selon les mots
de Tocqueville, et l’illusion monstrueuse que les hommes auraient « le
droit de se déifier et de s’adorer eux-mêmes ». Au cœur de la
« théologie politique » américaine, telle qu’incarnée dans la
Déclaration d’Indépendance (un document qui était lui-même un compromis entre
le déisme plutôt doctrinaire de Jefferson et les convictions plus théistes des membres
du Congrès Continental), le père Bruckberger discernait une sagesse qui évitait
les excès jumeaux de la théocratie et du fanatisme religieux d’une part, et de
l’athéisme fanatique d’autre part.
Pour les Américains, « le peuple est toujours
sujet et en même temps libre et souverain. Ils sont assujettis à leur propre
loi et à la justice de Dieu. Ils sont libres parce qu’ils obéissent à leurs
propres lois. Ils sont souverains parce que leur souveraineté est une partie de
la souveraineté de Dieu. » Dans la mesure où les Américains – et
particulièrement les intellectuels américains – ont redéfini leur liberté comme
la souveraineté de l’être humain sur lui-même, comme une pure liberté qui n’est
limitée par aucune finalité ou aucun but extérieur à la volonté humaine elle-même,
ils répudient le génie qui leur est propre et ils font leur sans le savoir un
principe qui a été au cœur des totalitarismes du 20ème siècle.
En se confrontant aux revendications obstinées en
faveur de l’autonomie humaine, il est nécessaire de rester fidèle au « génie »
de la fondation des Etats-Unis, tout en dépassant l’horizon théorique quelque
peu restreint des fondateurs. Comme l’avait suggéré Orestes Brownson il y a
longtemps déjà dans The American Republic,
ce que les fondateurs ont accompli en pratique était, sur certains points
décisifs, supérieur à leur théorie. Sur le plan théorique, ils adhéraient à la
théorie du contrat social, le concept selon lequel la communauté politique est
une construction artificielle produite par des individus libres et égaux qui
quittent volontairement ce que Locke appelait les « inconvénients » de « l’état
de nature ». Cependant, ils n’étaient pas pleinement conscients de toutes les
implications métapolitiques de cette doctrine. Ainsi que Tocqueville l’avait
compris, cette doctrine pouvait être appliquée à tous les aspects de la vie
humaine, et même au gouvernement du cosmos lui-même. Mais, en tant qu’hommes
d’Etat sages et prudents, les fondateurs respectaient la constitution non
écrite ou « providentielle » de l’Amérique, les habitudes et les mœurs du
peuple américain décrits de manière si éloquente par John Jay dans le numéro 2
du Fédéraliste, de même que le
caractère « territorial » de la démocratie américaine. Ils comprenaient, ainsi
que l’a affirmé Roger Scruton dans The
West and the rest, qu’il y avait un « Nous » qui préexistait – un peuple
avec certaines habitudes et certaines traditions – et qui était la précondition
cruciale pour former « une union plus parfaite » au moment de la fondation
constitutionnelle de l’Amérique*.
Ils puisèrent aussi dans la common law
et dans l’héritage moral plus vaste de la civilisation occidentale. A la
différence des révolutionnaires français, ils ne commencèrent ni ne voulurent
commencer à partir de rien.
Il nous appartient aujourd’hui de former une
théorie à partir de leur sagesse pratique et ainsi de transcender les limites
de certaines de leurs hypothèses et présuppositions théoriques. Dans une
discussion particulièrement éclairante, dans l’introduction à leur traduction
de De la démocratie en Amérique,
Harvey C. Mansfield et Delba Winthrop estiment que l’une des intuitions les
plus remarquables de Tocqueville était que la pratique américaine, qui comprend
sa prodigieuse vie associative, sa riche tradition du self-government local et ses efforts volontaires pour combiner «
l’esprit de liberté » et « l’esprit de religion », était supérieure à la
théorie démocratique. Ceci « en partie parce que certains aspects de la
pratique américaine n’avaient pas encore été transformés par la théorie
démocratique, et en partie parce que la pratique tend à corriger la théorie. »
La fondation de l’Amérique n’est pas réductible à
la « théorie » moderne. Mais elle n’est pas non plus exempte de certaines des
hypothèses et affirmations les plus problématiques de la modernité théorique.
Burke et nos mécontentements actuels
Comme je l’ai suggéré, Tocqueville est
indispensable pour repenser ainsi de manière dialectique la théorie et la
pratique de la démocratie moderne, pour une appréciation renouvelée des
fondements conservateurs de l’ordre libéral. Mais qu’en est-il, en ce cas,
d’Edmund Burke ? Le grand homme d’Etat et philosophe politique anglo-irlandais
occupait, à juste titre, une place d’honneur dans la réflexion conservatrice
postérieure à 1945 au sujet de la « politique de la prudence » appropriée aux
circonstances modernes. Non seulement Burke a été l’inspirateur du « nouveau
conservatisme » des années 1950 – le conservatisme de Russel Kirk, Peter
Viereck, Ross J.S.Hoffman, et Robert Nisbet – mais il fut aussi considéré comme
le modèle de la prudence appropriée à l’homme d’Etat par rien moins que Léo
Strauss lui-même. Dans son remarquable essai « De la cohérence en politique »
publié dans le recueil de 1932 Thoughts
and adventures, Winston Churchill (un conservateur burkéen à part entière)
a rendu un éloquent hommage au « Burke de l’autorité » et au « Burke de la
liberté », l’ami des libertés américaines et le fléau du fanatisme
révolutionnaire français. Ces deux visages publics de Burke, apparemment
contradictoires, étaient, selon Churchill, deux aspects parfaitement
complémentaires du même dessein : la défense de la civilisation et de la
liberté ordonnée. « Personne ne peut lire le Burke de la Liberté et le Burke de
l’Autorité sans sentir qu’il s’agissait là du même homme poursuivant les mêmes
buts, recherchant les mêmes idéaux de société et de gouvernement, et les
défendant contre les assauts venant, tantôt d’un extrême, tantôt de l’autre. »
Burke était l’exemple même de l’homme d’Etat prudent et « cohérent ».
Aucun conservatisme digne de ce nom ne peut ignorer sa défense incisive de la
tradition et de la raison pratique ainsi que ses efforts salutaires pour ancrer
la liberté moderne dans l’héritage plus vaste de la civilisation occidentale.
De plus, Burke demeure un critique très perspicace
des abstractions révolutionnaires ou idéologiques qui risquent de subvertir les
accomplissements de la civilisation moderne. Sa critique du proto-totalitarisme
qu’il voyait à l’œuvre dans la France révolutionnaire était annonciatrice du
nihilisme plus radical et plus cohérent représenté par la révolution communiste
au 20ème siècle. Il s’opposa à la révolution jacobine avec le même
courage et la même persévérance que Soljenitsyne au totalitarisme communiste à
notre époque. Qui peut oublier sa profonde évocation, dans son dernier écrit, Lettre à un noble Lord (1796), d’une
révolution d’un nouveau genre, « une révolution complète… (qui) semble
avoir étendu son influence jusque sur la constitution de l’entendement
humain » ?
Cet « ancien Whig » demeure un maitre et
une source d’inspiration même si, par certains aspects décisifs, il appartenait
à une période de transition entre les vestiges de l’Ancien Régime européen et un
ordre pleinement moderne et démocratique. Burke ne pouvait pas imaginer une
« démocratie parfaite » qui ne soit pas une tyrannie déguisée. Mais
nous vivons dans un tel monde démocratique, un monde où l’héritage et la
hiérarchie établie n’ont aucune place officielle dans la compréhension
politique ou morale que nous avons de nous-même. Nous vivons dans un monde
dominé par le « dogme démocratique », qui affirme l’indépendance et
l’égalité naturelles de tous. Assurément, la pensée de Tocqueville doit beaucoup à
Burke : sa critique du fanatisme révolutionnaire, son attaque contre la
« politique littéraire » irresponsable des intellectuels français,
son insistance sur l’importance des « héritages aristocratiques »,
comme la famille, la religion, et l’autonomie locale, pour la santé et le bon
fonctionnement de la démocratie moderne, sont largement redevables à son grand
prédécesseur. Cependant, Tocqueville louait la sagesse pratique de Burke tout
en critiquant son incapacité à mesurer toute la portée de la « révolution
démocratique » qui se déroulait sous ses yeux. Comme l’écrit Tocqueville
avec une certaine sévérité dans l’Ancien
Régime et la Révolution, Burke pensait que les révolutionnaires français
avaient démembré un corps bien vivant, alors qu’en réalité ils n’avaient fait
que s’attaquer à un cadavre.
Malheureusement, Burke a perdu beaucoup de son
pouvoir d’attraction, même pour les conservateurs. Son style est excessivement
orné pour le goût démocratique et sa défense grandiloquente du
« gentleman » semble ésotérique à une époque d’égalitarisme. En
conséquence, ses livres ne se vendent plus comme avant et semblent avoir peu de
pouvoir de séduction en dehors du petit cercle des conservateurs
traditionalistes. Certains intellectuels soi-disant conservateurs utilisent
l’autorité de Burke avec une certaine perversité pour justifier une
accommodation lente au progressisme du temps[1].
Puisque l’avortement sur demande, la transformation du mariage pour y inclure
toutes les relations « consensuelles », et diverses formes
d’individualisme expressif ont incontestablement des racines profondes dans la
culture et la société contemporaine, les conservateurs sont invités à
abandonner toute résistance envers la révolution culturelle qui est en train de
transformer radicalement le monde occidental. Le conservatisme est défini comme
une accommodation prudente à l’inévitable. Et ceux qui perçoivent le mieux ce
qui est « inévitable » sont ceux qui se vouent à une application
toujours plus radicalement cohérente des principes d’égalité et d’autonomie.
Mais lorsque Burke rappelait à ses contemporains que « la prudence est le
dieu de ce monde inférieur » il ne voulait sûrement pas dire que « la
constitution morale » de l’univers était susceptible de subir des
changements fondamentaux. Burke demeure notre contemporain, mais sa sagesse a
besoin d’être complétée par la reconnaissance lucide du fait que les biens
qu’il défendait ont besoin d’être articulés différemment dans un monde où la
démocratie démocratise sans trêve.
A la fin de son essai
remarquable et méconnu « De la droite : le conservatisme dans les
sociétés industrielles » (1957), l’éminent penseur politique français
Raymond Aron évoquait de manière suggestive les deux manières dont la polémique
de Burke contre la Révolution française pouvait être lue aujourd’hui :
« on y lit une condamnation définitive ou bien du rationalisme politique
ou bien du fanatisme idéologique. Défense et illustration de la hiérarchie
d’Ancien Régime dans sa particularité ou démonstration que toute société
implique une hiérarchie et ne prospère que dans le respect réciproque des
droits et des devoirs. Edmund Burke a plaidé soit contre les idées
démocratiques, soit pour la sagesse. » A mon avis, cette seconde lecture
de Burke que suggère Raymond Aron fait signe vers le libéralisme conservateur
de Tocqueville. Elle met ainsi en lumière la complémentarité plus profonde
entre la sagesse de Burke et celle de Tocqueville, en dépit du fait que le
second ne reconnut jamais pleinement sa dette envers son prédécesseur.
* En français
dans le texte.
* Ce passage est
une allusion au préambule de la Constitution des Etats-Unis, qui commence ainsi
: “We the People of the United States, in
Order to form a more perfect Union…”.
[1] Pour des portraits peu
convaincants de Burke comme adepte d’un progressisme à action lente, voir Sam
Tanenhaus, The death of conservatism
(NY : Random House, 2009) et les dernières pages de Jeffrey Hart, The making of the american conservative
mind : National Review and its
times (Wilmington, DE : ISI Books, 2005).
Comme d'habitude : je n'ai rien d'intéressant à dire, mais je vous lis.
RépondreSupprimerJe sais bien Mat, c'est comme moi avec vous :-)
SupprimerMerci pour cette traduction.
RépondreSupprimerBien que n'étant ni libéral et moins encore conservateur, Tocqueville m'intéresse néanmoins beaucoup (pour sa pensée politique et même stylistiquement). C'est un des quelques auteurs de renom dont j'ignore encore presque tout (un peu comme Sartre). J'essaierai de me plonger dedans cet été.
Si vous avez le temps, je serais heureux (ou horrifié, c'est selon) qu'on me lève le doute sur l'authenticité des citations lisibles ici: http://www.contreculture.org/AG%20Tocqueville.html
Je n’ai pas le temps de vérifier en détail chacune de ces citations (d’autant moins que l’auteur ne s’est pas donné la peine d’en indiquer les références exactes, ce qui pourtant se fait lorsqu’on se veut sérieux) mais, de ce que j’en ai vu, elles me semblent authentiques.
SupprimerEn revanche l’interprétation qui en est donnée est soit stupide soit malhonnête. Il est très facile de faire dire n’importe quoi à un auteur, surtout un auteur un peu subtil, lorsqu’on ne se donne pas la peine d’essayer de le comprendre tel qu’il se comprenait lui-même, lorsqu’on ne lui fait pas crédit et que l’on plaque sur ses écrits une grille d’analyse qui n’est pas la sienne.
Montesquieu écrivait à ce sujet : « Cet art de trouver dans une chose, qui naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu’un esprit qui ne raisonne pas juste peut leur donner, n’est point utile aux hommes ; ceux qui le pratiquent ressemblent aux corbeaux, qui fuient les corps vivants, et volent de tous côtés pour chercher des cadavres. »
Je ne saurais mieux dire.
Ces préconisations de Tocqueville me paraissent fort raisonnables.
SupprimerJ'ignore les présupposés politiques de Contre-culture, en dehors du fait que c'est manifestement un site nationaliste breton, mais tout confirme, aujourd'hui comme hier, que la sagesse consiste à maintenir chacun chez soi, les Blancs chez les Blancs, les Noirs chez les Noirs, les musulmans chez les musulmans, les chrétiens chez les chrétiens et ainsi de suite.
A chaque fois qu'on a fait le contraire, ce ne furent que malheurs, haine et massacres pour les deux groupes qu'on a prétendu mélanger.
Il serait temps de revenir au bon sens le plus humaniste, et de prendre conscience du fait que si les peuples, les races et les religions existent, c'est par définition qu'ils se sont développés et ont vécu séparément des autres.
Prétendre leur imposer de vivre ensemble par idéologie politique pure et simple, voire par ambition dévorante et amour du pouvoir, ne peut que conduire à des catastrophes.
Les exceptions qui existent toujours ne peuvent réfuter cette règle. Un petit nombre d'immigrés, individuellement exceptionnels, peuvent se fondre dans une société étrangère, au prix de mille souffrances muettes. Ce fut le cas, par exemple, des nombreux Russes blancs qui vécurent et moururent parmi nous, au début du XXème siècle. Qui s'en souvient ? Personne. Leurs tombes s'effritent dans l'oubli. Songez au déchirement que ce fut, pour eux, d'abandonner leur patrie pour toujours.
Une peuplade peut coexister avec une autre, à condition que l'une des deux soit asservie. Le prétendu paradis andalou était précisément cela : certes, il y avait une certaine paix entre les communautés, mais c'est parce que juifs et chrétiens étaient asservis aux musulmans. Il n'y avait pas de problème noir aux Etats-Unis lorsque ces derniers étaient esclaves ; il y en a un aujourd'hui, alors qu'ils bénéficient des "droits civiques", de "l'anti-racisme" et même de la "discrimination positive".
A l'inverse, l'enclave chrétienne et grecque de Smyrne, en Turquie, était une fabuleuse exception cosmopolite, prospère et agréable à vivre, parce que les vicissitudes de la diplomatie internationale y avaient donné le pouvoir aux puissances occidentales : c'étaient les consuls américain, français et grec qui y faisaient la loi, et le représentant turc (fort éclairé d'ailleurs) n'avait le choix que de collaborer.
C'est ce qu'on appellait, d'un terme fort explicite, le régime des Capitulations. Cela a duré jusqu'à ce que les Turcs choisissent de redevenir maîtres chez eux, d'où l'épouvantable massacre des Smyrniotes, suivi par le nettoyage ethnique consenti et réciproque des Turcs musulmans vivant en Grèce et des Grecs chrétiens vivant en Turquie.
Est-ce cela que l'on veut ?
@Robert Marchenoir: Votre ethno-différencialisme serait un poil plus crédible si vous pouviez prouver que les migrations de populations résultent toujours d'une volonté politique imposée à un groupe. Pas de chance pour vous, toute l'histoire des empires coloniaux montre le contraire.
SupprimerJe ne comprends rien à ce que vous dites. Je ne vois pas de rapport entre les causes de l'immigration, qui peuvent être multiples, et ses effets.
SupprimerEn quoi "toute l'histoire des empires coloniaux" prouverait-elle que l'immigration de masse est une bonne chose ? Et une bonne chose pour qui ?
"En quoi "toute l'histoire des empires coloniaux" prouverait-elle que l'immigration de masse est une bonne chose ? Et une bonne chose pour qui ?"
SupprimerPour les personnes qui choisissent l'immigration, pour commencer.
"La sagesse consiste à maintenir chacun chez soi, les Blancs chez les Blancs, les Noirs chez les Noirs, les musulmans chez les musulmans, les chrétiens chez les chrétiens et ainsi de suite.
A chaque fois qu'on a fait le contraire, ce ne furent que malheurs."
Mais qui est donc ce satané "on" qui fait le malheur de tous le monde ? Et pourquoi ces groupes soient-disant condamnés à s'entredéchirer se laissent-ils docilement manipuler ? Vous n'allez pas nous ressortir l'argument du complot mondial j'espère ?
Cher Aristide, j'aurais bien aimé publier votre traduction sur le site de Coppet. Tout ce qui touche à Tocqueville et à aux libéraux français nous intéresse. A charge pour nous bien sûr de mentionner les sources, le traducteur et un lien vers cette page. (En mp : dtheillier[arobase]gmail.com). Merci !
RépondreSupprimer