Real Education est un petit livre (220 pages) écrit par Charles Murray, le coauteur, avec Richard Herrnstein, du célèbre et controversé The Bell Curve.
Le sujet de Real Education est suffisamment indiqué par son sous-titre : « quatre vérités simples pour ramener les écoles américaines à la réalité ». Real Education est donc un livre consacré à l’état du système scolaire américain. Il serait erroné d’en déduire que ce livre ne présenterait aucun intérêt pour un lecteur français qui ne s’intéresserait pas aux Etats-Unis.
Chaque système éducatif a certes ses particularités, mais si l’on ôtait de cet ouvrage les termes spécifiques au système scolaire américain, un lecteur français aurait bien du mal à deviner que son auteur est né dans l’Iowa et que les écoles dont il parle sont situées outre-Atlantique.
C’est là en effet la première vertu de ce livre : nous faire prendre conscience que les maux dont souffre le système éducatif français ne sont pas propres à la France, ni même, sans doute, à la France et aux Etats-Unis, mais qu’ils affectent, avec quelque différences de degré, tous les pays occidentaux. Le gain que nous en retirons n’est pas de nous consoler par le malheur des autres, mais de percevoir plus clairement la vraie racine de la lente destruction de notre Education Nationale. Cette racine n’est pas l’ineptie - pourtant réelle - de la plupart de nos hommes politiques en matière scolaire. Elle n’est pas non plus la cogestion - pourtant délétère - du ministère avec les syndicats d’enseignants. Elle n’est pas davantage le « manque de moyens » ou bien un « complot libéral » visant à privatiser l’école pour étouffer le sens critique des individus (consommez ! je le veux) - vieilles lunes de ces mêmes syndicats. Cette racine - commune à toutes les démocraties libérales - est bien plutôt cette passion pour l’égalité dont Tocqueville disait qu’elle était, dans les âges démocratiques, « ardente, éternelle, invincible ».
Or, et c’est la seconde vertu de ce livre, Charles Murray va directement à la racine. Les « quatre vérités simples » qu’il met en avant ont toutes à voir avec cette question de l’égalité. Cela lui permet d’écrire un livre à la fois court et remarquablement limpide. Rarement des problèmes apparemment aussi complexes auront été traités avec tant de simplicité et de pertinence. Ce qui est à la fois la marque de fabrique de Charles Murray, et la récompense qui attend ceux qui ont le courage de ne pas se soucier du caractère impopulaire de certaines vérités.
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Les chapitres de Real Education sont unifiés par le thème suivant : le système éducatif actuel (américain, mais cela pourrait être le nôtre) repose sur un mensonge. Ce mensonge est que tout enfant peut devenir ce qu’il souhaite, pourvu qu’il travaille pour cela. Le plus étonnant dans ce mensonge est que personne n’y croit vraiment. Personne ne dit explicitement que tout enfant peut, avec des efforts, réussir dans le domaine de son choix. Cela semblerait trop absurde. Et cependant, dès lors qu’il est question de l’école, tout le monde agit et parle comme si tout enfant pouvait y réussir.
Jamais un homme politique, jamais un responsable syndical, jamais un journaliste, jamais un enseignant ne dira publiquement que la raison pour laquelle certains enfants quittent « prématurément » le système scolaire est tout simplement qu’ils n’ont pas les capacités intellectuelles nécessaires pour satisfaire aux exigences de l’école.
Charles Murray appelle ce pieux mensonge - dont le caractère mensonger est plus évident que le caractère pieux - le romantisme éducatif.
La conséquence de ce mensonge est que nous avons des attentes irréalistes vis-à-vis des élèves, à tous les niveaux : nous exigeons trop des plus faibles, nous exigeons les mauvaises choses de la part des élèves ordinaires, et nous exigeons trop peu de la part des meilleurs.
Charles Murray commence donc par rappeler cette première « vérité simple », qui devrait être une évidence, mais qui a aujourd’hui besoin d’être sérieusement argumentée : les capacités varient suivant les individus.
Pour ce faire, il s’appuie sur la théorie des intelligences multiples de Howard Garner, non pas parce qu’il souscrirait à cette théorie - les lecteurs de The Bell Curve se souviendront au contraire des critiques qu’il lui adresse - mais parce qu’elle est celle qui est la plus agréable à nos sensibilités démocratiques et qui par conséquent prédispose le mieux les lecteurs à recevoir quelques vérités déplaisantes.
On peut distinguer sept grands types de capacités :
1) Corporelle - kinesthésique (la capacité à maitriser les mouvements de son corps)
2) Musicale (sens du rythme et de la mélodie)
3) Interpersonnelle (capacité à sentir et décoder les émotions et les motivations d’autrui)
4) Intrapersonnelle (capacité à se connaitre soi-même et à utiliser ce savoir efficacement)
5) Spatiale (capacité à visualiser et manipuler mentalement des objets)
6) Logico-mathématique (capacité à construire et à comprendre des chaînes de raisonnement complexes)
7) Linguistique (tout ce qui a trait à l’usage et à la compréhension des mots)
Le caractère agréable de cette théorie des intelligences multiples - et c’est ce qui explique sa popularité- est qu’elle semble réserver un petit quelque chose à chacun : sûrement, celui qui n’est pas bien doté dans l’une ou l’autre des sept capacités aura en compensation des dons au dessus de la moyenne dans celles qui restent. En matière scolaire, cette espérance devient : tout le monde est bon dans quelque chose, et un éducateur doué saura utiliser ce quelque chose pour compenser les déficits dans d’autres domaines.
Cette espérance est compréhensible, mais elle démentie par la réalité.
Tout d’abord chacune de ces sept capacités n’est pas également importante dès lors qu’il s’agit de préparer des enfants à leur vie d’adulte. Des capacités corporelles et musicales développées ne sont vraiment utiles que pour très peu de gens, la petite poignée d’individus qui pourront espérer gagner leur vie comme athlète ou comme musicien. En revanche les capacités inter et intra personnelles, logico-mathématiques, linguistiques, et spatiales sont hautement importantes pour chacun d’entre nous. Or ces cinq capacités, bien qu’analytiquement distinctes, ne sont en pratique pas vraiment séparables. Autrement dit, quelqu’un qui est en dessous de la moyenne dans l’une de ces capacités a toutes chances d’être également en dessous de la moyenne dans toutes les autres ; et inversement.
Trois de ces capacités - la spatiale, la logico-mathématique et la linguistique - sont même si fortement corrélées que, pour de larges populations, elles peuvent être considérées comme interchangeables. En fait ces trois capacités correspondent pratiquement à ce que mesurent les tests de QI. Et ces trois capacités sont aussi celles qui définissent le mieux le « potentiel scolaire » d’un élève, c’est à dire sa capacité à réussir à l’école puis ensuite à faire des études supérieures. Par ailleurs, les capacités inter et intra personnelles sont également corrélées avec les trois capacités qui forment le potentiel académique, ou si l’on veut le QI, bien que plus faiblement.
En termes scolaires, cela signifie que l’enfant qui trouve toutes les réponses en mathématique a toutes chances d’être également au-dessus de la moyenne en expression orale et écrite, mais aussi qu’il est probablement au-dessus de la moyenne pour ce qui concerne la capacité à se concentrer, à se contrôler, et à travailler.
Bien entendu de nombreuses exceptions individuelles existent, mais un système scolaire ne peut pas être bâti autour des exceptions. Un système éducatif qui repose sur la réalité et non sur un pieux mensonge doit partir du fait que, pour chacune des capacités énumérées, les individus ont des potentiels très variables. Il doit aussi partir du fait que, quoique nous fassions, la moitié des enfants seront toujours en dessous de la moyenne, ce qui est la deuxième « vérité simple » exposée par Charles Murray.
Nous comprenons assez aisément ce que peut signifier en dessous de la moyenne pour ce qui concerne les capacités corporelles et musicales. Nous le comprenons aussi sans trop de difficulté pour ce qui concerne les capacités inter et intrapersonnelles. Soit nous sommes nous-mêmes en dessous de la moyenne pour l’une ou l’autre de ces capacités, soit nous connaissons directement des gens qui le sont.
En revanche, nous avons beaucoup plus de mal à nous représenter ce que signifie concrètement « en dessous de la moyenne » pour les trois capacités qui forment le cœur du potentiel scolaire. Ou, pour le dire en termes un peu moins consensuels, nous avons du mal à nous représenter ce que signifie avoir une intelligence en dessous de la moyenne.
Nous, c’est à dire les lecteurs du livre de Murray (aussi bien que de ce compte-rendu). Les personnes susceptibles de lire un ouvrage tel que Real Education - c’est à dire susceptibles à la fois de s’y intéresser et de le comprendre - ne forment en effet qu’une toute petite partie de la population totale, une petite partie caractérisée par le fait qu’elle se situe bien au dessus de la moyenne en termes de potentiel académique, ou si l’on veut en termes de QI.
Or il peut être démontré au delà de tout doute raisonnable que, au cours du 20ème siècle, les sociétés occidentales se sont peu à peu stratifiées du point de vue du QI. Les individus les plus intelligents ne sont plus répartis un peu au hasard parmi les différentes catégories sociales et les différents métiers, comme ils l’avaient été jusqu’alors, mais tendent à se concentrer toujours plus au sein de quelques professions et à s’isoler du reste de la population. De plus en plus, les individus les plus intelligents ne fréquentent que leurs semblables, en termes cognitifs. Un fait lourd de conséquences que Charles Murray a exposé dans The Bell Curve.
Pour ce qui concerne le système scolaire, cela signifie que ceux qui prennent les décisions et qui - en dépit parfois de certaines apparences - appartiennent toujours à l’élite cognitive, n’ont presque jamais eu de contact approfondi avec des individus dont les capacités scolaires étaient en dessous de la moyenne. Il n’ont par conséquent, sauf exception, qu’une très vague idée des limites de ce genre de personne.
Pour permettre à ses lecteurs de saisir le sens de l’expression « en dessous de la moyenne », Charles Murray donne un certain nombre d’exemples tirés du NAEP (National Assessment of Educational Progress), un ensemble de tests nationaux utilisé depuis 1971 par le ministère fédéral de l’éducation pour estimer le niveau des écoliers américains. Les exemples sont tirés d’un test destiné aux élèves de 8ème (13-14 ans). Il ne parait pas inutile d’en reproduire ici quelques-uns.
Premier exemple. Il y avait 90 salariés dans une entreprise l’année dernière. Cette année, le nombre de salariés a augmenté de 10%. Combien y a-t-il de salariés dans l’entreprise cette année ?
(A) 9 (B) 81 (C) 91 (D) 99 (E) 100
A l’entrée de ce qui est pour nous l’enseignement secondaire, 62% des élèves américains n’ont pas su répondre correctement à cette question. En fait, si l’on y ajoute ceux qui ont donné la bonne réponse par hasard, et non en faisant le calcul - ce qu’il est possible d’estimer facilement - on obtient un total de 77,5% d’écoliers ne connaissant pas la bonne réponse.
Deuxième exemple. Amanda veut peindre chacune des faces d’un cube de couleurs différentes. De combien de couleurs aura-t-elle besoin ?
(A) Trois (B) Quatre (C) Six (D) Huit
20% des écoliers n’ont pas choisit la bonne réponse et 27% ne connaissaient pas la bonne réponse.
Troisième exemple. Les écoliers doivent lire une publicité concernant les petites annonces dans un journal. Le titre de la publicité est « Trois jours gratuits. » En dessous « Offre spéciale. Vos objets ne doivent pas dépasser $25. » Un phrase de texte répète l’information contenue dans le titre et le sous-titre. Les élèves doivent répondre à la question suivante : Si vous voulez placer une annonce gratuite, vos objets doivent
(A) Etre vendus dans les cinq jours
(B) Ne pas valoir plus de $25
(C) Etre en bon état
(D) Etre contrôlés par la direction du journal
34% des élèves n’ont pas choisi la bonne réponse, 45% ne connaissaient pas la bonne réponse.
Quatrième exemple. Les écoliers doivent lire le texte suivant relatif aux Anasazi, une vaste tribu indienne d’Amérique du Nord : « Les Anasazi faisaient de belles poteries, des bijoux en turquoise, des écharpes finement tressées, et des paniers capables de retenir l’eau. Ils vivaient de la chasse et de la culture du maïs et de la courge. Leur mode de vie s’est poursuivi de manière paisible pendant plusieurs centaines d’années. Soudain, aux alentours de l’an 1200, quelque chose d’étrange est arrivé, dont les raisons ne sont pas tout à fait éclaircies. » Puis ils doivent répondre à une question : l’auteur décrit la vie des Anasazi avant l’an 1200 comme
(A) Dangereuse et guerrière
(B) Occupée et passionnante
(C) Difficile et monotone
(D) Productive et paisible
51% des écoliers n’ont pas choisi la bonne réponse, 55% ne connaissaient pas la bonne réponse.