Tocqueville et les fondements
conservateurs de l’ordre libéral
2ème partie
Par Daniel J. Mahoney
Par-delà l’individu auto-suffisant
Le libéralisme de Tocqueville a peu en commun avec
le libéralisme des droits naturels de Thomas Hobbes ou John Locke, qui voit
dans la liberté avant tout un instrument
pour la préservation de la vie et de la propriété d’individus qui ne sont
d’aucune manière essentielle des « animaux politiques ». Bien
entendu, Tocqueville n’a jamais remis en question le caractère désirable des libertés
ou droits démocratiques eux-mêmes. Il était un défenseur convaincu et altier de
la liberté politique. Mais il a indiqué clairement que la tentative de
maintenir une société basée sur le « dogme » de l’individu auto-suffisant est destinée à échouer car elle ne rend
pas justice à la nature humaine et aux exigences d’une authentique vie en
commun. Pour reprendre les termes d’Aurel Kolnai, un philosophe moral et
politique née en Hongrie, Tocqueville était conscient du fait que le bon
fonctionnement de l’ordre libéral démocratique dépend de « traditions
pré-libérales » qui sont « idéalement niées et condamnées par cette
notion même de la souveraineté absolue de l’être humain sur lui-même. »
Tocqueville était préoccupé par la conservation de ces traditions et habitudes
pré ou extra-libérales précisément parce que la notion de souveraineté ou de
consentement populaire ne reste pas confinée au domaine politique. Comme
l’écrivait Tocqueville dans le premier volume de De la démocratie en Amérique, le dogme de la souveraineté populaire
« régule la plupart des actions humaines » et transforme ainsi la vie
familiale, la religion, et toutes les autres institutions héritées, dans des
directions toujours plus « démocratiques » ou individualistes.
Tocqueville n’était certainement pas un philosophe spéculatif mais il avait
déjà remarqué ce que Kolnai exprime dans un langage plus explicitement
philosophique, dans un essai de 1949 intitulé « Privilège et
Liberté » :
L’ordre
libéral-démocratique repose sur des axiomes, des conventions, des traditions et
des habitudes (que celles-ci soient explicitement maintenues ou bien tacitement
respectées) qui transcendent le cadre libéral-démocratique lui-même et imposent
certaines limites « matérielles » ou « objectives » à la
fois à la souveraineté individuelle et à la souveraineté populaire, aidant
ainsi à maintenir une forme d’accord parmi les multiples « volontés »
individuelles ; entre la libre citoyenneté de l’individu d’une part, et de
l’autre la « Volonté Générale », telle qu’elle s’incarne de manière
moniste dans le pouvoir d’Etat.
Tocqueville était totalement dépourvu d’illusions
progressistes. Il ne croyait pas que le caractère « providentiel » ou
« irrésistible » de la grande « révolution démocratique »
qui se déroulait sous ses yeux garantissait
en quelque manière que ce soit que le nouvel ordre préserverait la liberté et
la grandeur humaine. Cela dépendait de la prudence des hommes, de « l’art
de la liberté » dont la tâche était de préserver les conditions qui
rendent possible la réflexion sérieuse ainsi que les actions nobles et
généreuses. Tocqueville était critique vis-à-vis du dogme démocratique dans la
mesure où celui-ci était lié à la passion
irréfléchie pour l’égalité. Mais il considérait avec faveur l’affirmation
chrétienne et démocratique de la dignité inhérente à l’âme humaine en tant que
telle. De ce point de vue, il vaut la peine de revenir sur son dialogue avec
Arthur de Gobineau, le diplomate français et théoricien du racisme scientifique
avec lequel Tocqueville entretint une correspondance remarquable entre 1843 et
sa propre mort, en 1859.
Gobineau et les limites du fatalisme
Gobineau, de onze ans plus jeune que l’auteur de De la démocratie en Amérique, était par
bien des aspects le protégé de Tocqueville. Tocqueville fut impressionné par
l’intelligence et l’érudition de Gobineau et en 1842 le chargea de l’assister
dans un projet (jamais achevé) visant à mettre au jour les racines de la
moralité moderne et d’une sensibilité morale spécifiquement moderne. Lorsque
Tocqueville devint ministre des affaires étrangères de la France, en 1849, il
fit de Gobineau son chef de cabinet et peu de temps après il lui obtint une
position permanente au sein du corps diplomatique. Tocqueville avait une
véritable affection pour Gobineau et fit tout ce qui était en son pouvoir pour
le promouvoir professionnellement, mais il détestait le scientisme et le
racisme qui imprégnaient chaque page des multiples volumes de l’Essai sur l’inégalité des races humaines
écrit par ce dernier. Dans une lettre à Gobineau écrite peu de temps après la
publication de l’Essai (17 novembre
1853), Tocqueville dénonça le « monstrueux fatalisme » qui imprègne
toutes les théories raciales modernes. Gobineau niait l’unité morale (et
« physique ») de la race humaine et passait par pertes et profits des
peuples entiers, les considérant comme « dégénérés », incapables de
progrès moral ou de participation aux bienfaits de la civilisation. Tocqueville
voyait dans les théories de Gobineau une forme de « prédestination »
séculière et matérialiste, qui conduisait « à un très grand resserrement
sinon à une abolition complète de la liberté humaine. »
Tocqueville jugeait les doctrines morales et
politiques non seulement en fonction de leur caractère théoriquement plausible,
mais aussi en fonction de leurs effets probables sur l’âme des hommes et sur la
manière dont ceux-ci se comprennent eux-mêmes. Dans la même lettre, Tocqueville
écrivit que, s’il était convaincu que les doctrines de Gobineau étaient très
vraisemblablement fausses, il était certain qu’elles étaient pernicieuses. De
tels jugements « probabilistes » sont, à de rares exceptions près,
les seuls qui soient possibles en matière de politique, selon Tocqueville. A
une époque de sa vie où Tocqueville était en train d’étudier l’allemand afin
d’avancer ses recherches dans les archives pour L’Ancien Régime et la Révolution, il fit observer ironiquement
qu’il n’était « pas devenu assez allemand en étudiant la langue allemande
pour que la nouveauté ou le mérite philosophique d’une idée me fasse oublier
l’effet moral ou politique qu’elle peut produire. » Il prédit que, de tous
les peuples européens, seuls les Allemands fourniraient à Gobineau une audience
favorable. Plus d’un commentateur a noté le caractère tragiquement prophétique
de cette observation.
Tocqueville méprisait le fatalisme racial de
Gobineau car celui-ci refusait aux hommes la liberté qui leur permet de « s’améliorer
eux-mêmes, de réformer leurs mœurs, et de changer leur condition. » Il
pensait que le scientisme racialiste de Gobineau confortait « tous les
maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la violence, le mépris du
semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses formes. » Ces mots
méritent une longue réflexion. Ils expriment la profonde conscience qu’avait
Tocqueville des limites de l’aristocratie dès lors que celle-ci est dépouillée
de la déférence chrétienne envers la loi morale et des effets humanisant d’une
reconnaissance de la dignité de chaque âme humaine. Tocqueville et Gobineau
continuèrent leur dialogue sur ces thèmes pendant quelques années de plus,
Gobineau essayant sans succès de convaincre Tocqueville à la fois des mérites
de sa thèse et de la compatibilité de celle-ci avec la doctrine chrétienne
traditionnelle.
Le refus de désespérer
A un moment donné, Tocqueville (qui ne cessa
jamais d’éprouver de l’affection pour la personne
de Gobineau) en eut assez. Dans une belle lettre datée du 24 janvier 1857,
l’une des plus mémorables de tout le corpus tocquevillien, il déclara anathème
la position de Gobineau, affirmant son incompatibilité avec « la lettre et
même l’esprit du christianisme », qui souligne clairement « l’unité
du genre humain », ainsi qu’avec la décence et le bon sens. Dans la
seconde partie de sa lettre, Tocqueville demanda à Gobineau la permission de ne
plus discuter de ses théories politiques. Il accompagna sa requête d’un
réquisitoire systématique contre la pensée de Gobineau. D’après lui, les
réflexions de Gobineau sur la société moderne étaient alimentées par un profond
mépris pour ses semblables. La « constitution même » de l’homme,
privé de libre-arbitre et de toute perspective de s’améliorer moralement, le
condamne à la servitude, selon Gobineau. En contradiction totale avec cette
position, Tocqueville déclare son refus de désespérer de ses semblables. Si
Gobineau soutenait que la « dégénérescence » des peuples européens
(qui s’étaient fatalement mélangés avec des races supposées
« inférieures ») était inévitable, Tocqueville maintenait que
« les sociétés humaines comme les individus ne sont quelque chose que par
l’usage de la liberté. » Dans ce contexte, Tocqueville réitère son
ancienne préoccupation concernant la possibilité de fonder et de maintenir la
liberté dans des sociétés démocratiques. Mais il ajoute qu’il ne sera jamais
assez présomptueux pour croire cette tâche impossible. Dans l’avant-dernier
paragraphe de cette lettre, Tocqueville réaffirme ses convictions chrétiennes
et libérales contre la cruauté adoptée ou encouragée par ce que l’on pourrait
appeler « l’athéisme de Droite ». Il ne serait pas anachronique de
voir dans cette splendide affirmation de la liberté humaine, ainsi que de la
bonté et de la justice de Dieu, une critique avant la lettre de la position de Nietzsche. Le beau cri du cœur* de Tocqueville mérite une ample
citation :
Non, je ne croirais
point que cette espèce humaine qui est à la tête de la création visible soit
devenue ce troupeau abâtardi que vous nous dites et qu’il n’y ait plus qu’à la
livrer sans avenir et sans ressource à un petit nombre de bergers qui, après
tout, ne sont pas de meilleurs animaux que nous et souvent en sont de pires.
Vous me permettrez d’avoir moins confiance en vous que dans la bonté et dans la
justice de Dieu.
Dans la même lettre, Tocqueville déclara à
Gobineau qu’il prenait « un plaisir profond et noble » à suivre ses
« principes », les principes au fondement de son refus de désespérer
de la capacité de l’homme à être libre sous Dieu et les lois. Auparavant, dans
une importante lettre écrite à son ami Louis Kergolay et datée du 15 décembre
1850 (la lettre dans laquelle, pour la première fois, il ébaucha le grand
projet littéraire qui devint L’Ancien
Régime et la Révolution, son exploration inhabituellement éloquente des
continuités et des discontinuités entre la vieille monarchie française et
l’ordre révolutionnaire qui la balaya), Tocqueville avait exposé la nature de
ces principes. Ils transcendent la grande division historique entre l’ordre
« aristocratique » et l’ordre « démocratique ». Tocqueville
déclare à Kergolay, les « formes » que l’on appelle
« constitutions, lois, dynasties, classes » n’ont « pas
d’existence à mes yeux, indépendamment de l’effet qu’elles produisent. Je n’ai
pas de traditions, je n’ai pas de parti, je n’ai pas de cause, si ce n’est celle de la liberté et de la dignité
humaine. » L’attachement de Tocqueville à la liberté humaine était plus
fondamentale que son attachement à l’état social démocratique ou
aristocratique, pour ne rien dire des formes politiques monarchiques ou
républicaines.
Les bienfaits intrinsèques de la
liberté
Bien des livres et des articles savants, certains
de la plus haute qualité, ont été écrits pour élucider la conception noble mais
énigmatique qu’avait Tocqueville de la liberté et de la dignité humaine. Nous
avons déjà vu que celle-ci n’a presque rien en commun avec le libéralisme
contractualiste de Hobbes ou de Locke – en fait, elle en contient même une
critique radicale – qui posent l’hypothèse de la liberté et de l’égalité
originelle des êtres humains dans un « état de nature » pré-politique.
Les êtres humains échappent aux « inconvénients » de l’état de nature
(les menaces qui pèsent sur la vie, l’intégrité physique, ainsi que sur la
possibilité de « vivre dans l’aisance », et qui résultent de
l’absence d’autorité politique dominante) afin de se procurer la sécurité et ce
que le philosophe politique Léo Strauss a appelé une « préservation
confortable. » Tocqueville appartient à un univers moral et politique
entièrement différent. Dans un célèbre passage du troisième chapitre du livre
III de L’Ancien Régime et la Révolution
(« Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des
libertés ») Tocqueville avertit que quiconque « cherche dans la
liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. » Ailleurs,
Tocqueville reconnaît que la doctrine de « l’intérêt bien entendu »
est un instrument (ou un concept) utile pour faire sortir d’eux-mêmes les
hommes démocratiques, pour leur rappeler qu’ils vivent en société et qu’ils ont
des obligations envers d’autres êtres humains. Mais elle est dépourvue de
grandeur et elle risque de transformer la liberté en simple instrument, comme
si celle-ci n’avait d’utilité que pour les biens matériels qu’elle tend à
produire sur le long terme. Tocqueville défendait et, pourrait-on dire, a même
incarné personnellement une conception de la liberté qui met en avant le charme
propre de celle-ci, « indépendant de ses bienfaits. »
Dans le même chapitre, Tocqueville parle du
« plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul
gouvernement de Dieu et des lois. » Nous devons prendre au sérieux chaque
partie de cette phrase, y compris l’invocation du gouvernement sous « Dieu
et les lois ». Le libéralisme conservateur de Tocqueville joint la fierté
suscitée par la capacité de l’homme à se gouverner lui-même, ainsi que le rejet
de toute forme de servilité et de dépendance, avec la reconnaissance, aux
effets humanisant, de l’existence de limites et du besoin d’autodiscipline. Le
rejet des limites divines et naturelles conduit seulement à l’abime, elle ne
permet en aucun cas à l’homme de se transcender lui-même. Le célèbre plaidoyer
« aristocratique » de Tocqueville en faveur de la grandeur humaine
est inséparable d’une reconnaissance chrétienne de l’humanité commune de tous
les hommes et de la reconnaissance du fait que la liberté est toujours
« sous Dieu. » D’un autre côté, ce « pur amour pour la
liberté » si éloquemment évoqué dans
L’Ancien Régime et la Révolution ne peut pas être universalisé : il
est un « goût », propre à quelques âmes rares, que Dieu lui-même a
instillé dans leurs « grands cœurs ». Cette admirable qualité d’âme
n’est réductible ni aux privilèges aristocratiques ni à l’égalité démocratique.
Elle transcende l’un et l’autre tout en étant nécessaire pour soutenir l’amour
de la liberté – ainsi que la gamme complète des possibilités humaines – dans
n’importe quelle communauté humaine soumise aux lois ou se gouvernant
elle-même.
La défense « probabiliste »
de la liberté humaine
Tocqueville dénonçait les systèmes philosophiques,
comme ceux du « panthéisme » ou des « historiens
démocratiques » qu’il prend à partie dans le second volume de De la démocratie en Amérique, qui
n’avaient aucune place pour le facteur humain, pour le rôle joué par les choix
et les actions des hommes pour contribuer à façonner le cours de l’histoire. Il
était fermement convaincu que les hommes étaient des êtres dotés d’une âme, et
qu’ils ne sauraient en aucun cas être réduits à « la matière en
mouvement ». Il était de l’avis que leurs âmes étaient dégradées par les
doctrines « fausses et lâches » qui faisaient d’eux des jouets, soit
du processus historique, soit de déterminants subpolitiques, de « la race,
du sol, ou du climat. » Il serait profondément méfiant vis-à-vis des
efforts contemporains pour enraciner le conservatisme dans une éthique sociale
darwinienne, qui réduit les êtres humains aux impulsions naturelles qu’ils
partagent avec d’autres primates et qui ont été implantées en nous par le
processus de l’évolution. Un tel « conservatisme darwinien » sape la
fierté humaine, sous-estime la capacité de l’homme à se conduire comme un agent
moral libre et ne retrouve des limites naturelles qu’au prix de l’âme humaine
elle-même.
Les tentatives de Tocqueville pour éviter les
excès jumeaux, d’une part, d’une confiance rationaliste ou utopique exagérée
dans les efforts de l’humanité pour transformer le monde et, d’autre part,
d’une négation pessimiste ou fataliste de la liberté de l’homme, peuvent guider
nos propres efforts pour trouver les places relatives des limites et de la
liberté dans le cadre, à la fois, de « l’ordre des choses » et de ce
que Tocqueville lui-même appelait le « cercle fatal » de la
modernité. En réfléchissant à ces questions, nous pouvons nous inspirer de
l’approche « probabiliste » de Tocqueville. Elle est supérieure à
toute forme de scientisme et de scepticisme radical, de même qu’à tous les
efforts mal inspirés pour trouver des certitudes métaphysiques là où ne peuvent
exister que des jugements et des affirmations plus ou moins raisonnables. Pour Tocqueville, il était
moins possible de prouver la fausseté des différentes formes de déterminisme
historique et racial que de montrer leur caractère improbable, ainsi que leurs
effets profondément pernicieux sur la liberté et l’âme humaine.
Le despotisme doux
L’approche globalement chrétienne et démocratique de
Tocqueville inspire même sa célèbre opposition au « despotisme
tutélaire ». L’avant-dernier chapitre de De la démocratie en Amérique (« Quel espèce de despotisme les
nations démocratiques ont à craindre ») est souvent lu, à tort, comme
renfermant une approbation des prémisses libertariennes et une opposition à
toute forme d’Etat-providence. Ces conclusions sont incorrectes. En réalité,
Tocqueville fait remonter les origines du collectivisme moderne à un
individualisme radical qui dissout les liens humains et rend les hommes
dépendants d’un Etat « précepteur » impersonnel. Il craignait qu’une telle
dépendance finisse par énerver l’âme humaine et par détruire la capacité
d’initiative individuelle ainsi que celle à porter des jugements moraux et
politiques. Poussé au bout de sa logique, un Etat tutélaire priverait l’homme
démocratique de son humanité même, lui ôtant « le trouble de penser et la
peine de vivre. » Ceci est le fameux cauchemar de Tocqueville, l’un des
résultats possibles de l’aventure
démocratique.
Au milieu des années 1960, Raymond Aron, qui a
joué un rôle essentiel dans la redécouverte de Tocqueville par les Français
après la seconde guerre mondiale, écrivait que le portrait tracé par
Tocqueville du « despotisme démocratique », dans lequel des êtres
humains amoindris sont soumis à un pouvoir « absolu, détaillé, régulier,
prévoyant et doux », était « un mélange d’intuitions prophétiques, de
craintes excessives, et d’erreurs évidentes ». Pour Aron, l’aspect
« despotique » de la vie démocratique contemporaine était
« suffisamment incomplet » pour que le portrait dessiné par
Tocqueville ne soit pas autre chose qu’un avertissement salutaire contre
certaines tendances, jamais
pleinement actualisées, internes aux sociétés démocratiques. Dans des écrits
ultérieurs, Aron s’appuya sur l’analyse faite par Tocqueville pour mettre en
garde contre l’érosion du sens politique en Europe occidentale, la disparition
de l’esprit d’indépendance virile et de la virtu
civique et martiale qui sont nécessaires même pour un régime dédié à la
liberté. Néanmoins, Aron ne croyait pas que le célèbre avertissement de
Tocqueville fournirait jamais une exacte description du présent de l’Europe ou
du futur de l’Amérique tant que les démocraties occidentales resteraient des
sociétés capables d’autocritique, d’initiative indépendante, et ouvertes à
« l’art de la liberté », même sous une forme très amoindrie.
Aujourd’hui, cela reste vrai même pour cet Etat et cette société excessivement
administrés qu’est la France.
La démocratie contre le socialisme
Tocqueville ne craignait pas seulement le
« despotisme tutélaire » mais aussi des formes plus radicales de
socialisme dans lesquelles l’Etat devient le propriétaire des hommes et des
choses. Dans un écrit peu connu, son « Discours sur la question du droit
au travail » du 12 septembre 1848, dans lequel il s’opposait à une
proposition constitutionnelle visant à obliger le gouvernement à fournir du
travail en dernier ressort à ceux qui n’en auraient pas, Tocqueville attaqua le
socialisme qui faisait de chaque homme « un agent, un instrument, un
chiffre. » Il le dénonça pour son appel « énergique, continu,
immodéré, aux passions matérielles de l’homme », son attaque « tantôt
directe, tantôt indirecte, mais toujours continue aux principes même de la
propriété individuelle » et pour sa confiscation de la liberté humaine.
Dans des termes qui servirent d’inspiration pour le titre du fameux livre de
Friedrich Hayek, Tocqueville écrivit : « si, en définitive, j’avais à
trouver une formule générale pour exprimer ce que m’apparait le socialisme dans
son ensemble, je dirais que c’est une nouvelle formule de la servitude. »
Usant d’un langage familier aux lecteurs de De
la démocratie en Amérique, Tocqueville identifia la démocratie avec « l’égalité
dans la liberté », et le socialisme avec « l’égalité dans la gêne et
la servitude. » Il souhaitait que sa patrie étende la sphère de la
citoyenneté et de l’indépendance individuelle aussi loin que possible, au lieu
de la « restreindre » à la manière à la fois des partisans du
socialisme et du paternalisme de « l’Ancien Régime. »
Dans le même discours, Tocqueville insista sur le
fait qu’il était nécessaire « d’introduire la charité dans la
politique », de concevoir « des devoirs de l’Etat envers les pauvres,
envers les citoyens qui souffrent, une idée plus étendue, plus générale, plus
haute qu’on ne l’avait eu. » Bien sûr, dans des textes comme le « Discours
sur la question du droit au travail » ou le « Mémoire sur le
paupérisme » (1835) Tocqueville exprima sa préoccupation au sujet de la
dépendance créée par la charité publique, et recommanda de faire le maximum
pour préserver la liberté et l’initiative individuelle en inventant de tels
programmes. Mais il approuvait la charité publique, qu’il appelait « du
christianisme appliqué à la politique », et il différenciait très
nettement une telle approche des tentatives socialistes pour transformer les
hommes en simples pupilles de l’Etat. Il déclara à ses contemporains que la
révolution française de 1848 devait être « chrétienne et
démocratique » mais qu’elle ne devait pas être « socialiste ». Loin
d’être un libertarien doctrinaire, Tocqueville, dans ses écrits et par son
exemple, a fourni une source d’inspiration morale pour un conservatisme
réfléchi qui ne confond jamais la charité publique ou les obligations sociales
avec le socialisme ou le collectivisme. Sur ces sujets aussi, il demeure notre
contemporain.
Conclusion
Laissez-moi conclure plus ou moins comme j’ai commencé. La démocratie continue à démocratiser. Aujourd’hui,
au nom de la fidélité aux principes démocratiques, sous prétexte de maximiser
les droits humains, les activistes aussi bien que les théoriciens démocratiques
nous affirment que nous devons redéfinir la nature du mariage, affaiblir la
souveraineté nationale, nous soumettre au gouvernement des juges, chez nous et
à l’étranger, et considérer avec suspicion toutes les anciennes institutions
d’autorités. Des questions qui devraient faire l’objet de vigoureux débats et
discussions publiques sont balayées par les élites intellectuelles, au nom
d’impératifs « démocratiques » mal définis mais supposés être tout-puissants.
Rien ne devrait être autorisé à se mettre en travers de « l’idée » de
démocratie, de la maximisation de l’égalité et de l’autonomie individuelle.
Mais nous sommes immédiatement confrontés à un paradoxe : au nom de cette
« idée de la démocratie » abstraite nous sommes invités à abandonner le self-government au profit de ce que
Pierre Manent appelle la perspective d’un « kratos » sans « démos ».
Lorsqu’elle prend la forme de l’Union Européenne, une telle vision de la
démocratie affaiblit la souveraineté nationale et les expressions concrètes du self-government au sein du territoire
des Etats-nations. Aux Etats-Unis, le règne de l’idée abstraite de démocratie
prend la forme de l’activisme judiciaire qui transforme les lois et la
politique, ainsi que d’un certain autoritarisme bureaucratique. La pression
s’accroît pour que nous nous soumettions à l’opinion des élites, aux exigences
de l’humanitarisme et de l’égalitarisme, à l’autorité morale de la loi
internationale.
Par opposition avec la tyrannie d’une telle « idée » abstraite de la
démocratie, Tocqueville nous apprend à pratiquer l’art de la liberté à l’intérieur de la démocratie et à défendre
l’héritage plus large de la civilisation occidentale. L’ordre démocratique
n’est pas auto-suffisant et dépend d’un précieux héritage civilisationnel qu’il
a des difficultés à reconstituer et qu’il sape parfois activement. Ne pouvant
espérer résoudre purement et simplement le « problème » de la démocratie, nous
devons tirer parti de sa pratique pour corriger sa théorie. Mais nous devons le
faire en ayant conscience qu’il existe une tension à l’intérieur même de l’idée
de « souveraineté populaire » entre l’idée abstraite, qui tend sans cesse vers
des interprétations et des applications toujours plus radicales, et l’exercice
concret du self-government
démocratique. Instruits par Tocqueville, nous sommes en meilleur position pour
défendre la démocratie contre ceux qui l’aiment de manière immodérée.