Une horrible histoire
Extrait de Our
culture, what’s left of it, par Théodore Dalrymple
Dans la conception
psychothérapeutique du monde à laquelle adhère tout bon progressiste, il n’y a
pas de méchants, seulement des victimes. Le voleur et le volé, l’assassin et
l’assassiné, tous sont également victimes des circonstances, unis par les
évènements qui les ont emportés. Les générations futures s’étonneront (je
l’espère) de ce que, au siècle de Hitler et Staline, nous ayons été si désireux
de nier la capacité de l’homme à faire le mal. De temps à autres, cependant,
une affaire se produit qui ressuscite un vague souvenir de cette capacité –
souvenir rapidement oublié peu après.
Le cas de Frederick et Rosemary
West est un exemple de ce genre de phénomène. Il commença dans l’insouciance du
public, passa par un bref stade de stupéfaction horrifiée, et est maintenant
essentiellement une occasion de profit pour les éditeurs et les tour-opérateurs.
Mais, considéré correctement, il nous rappelle ce dont les hommes sont
capables, lorsque toutes les contraintes ont disparu ; et parce que les
crimes commis par les West dépassaient tellement en horreur tout ce qui pouvait
être expliqué par leur situation personnelle, ce cas nous rappelle aussi ce qui
devrait être évident, mais hélas ne l’est pas, à savoir qu’aucune perfection
concevable de la société ne rendra jamais superflues toutes les contraintes
extérieures sur le comportement des hommes.
Dès que la police eut déterré les
premiers restes humains dans l’arrière-cour du n°25, Cromwell Street, à
Gloucester, en février 1994, les bookmakers de tout le pays commencèrent à
prendre les paris sur le nombre de corps qui seraient finalement découverts
là-bas. Il n’y a rien qui requinque le moral national des Anglais plus
efficacement qu’un meurtre vraiment abominable, et l’on ne peut pas faire plus
abominable que les meurtres qui eurent lieu dans Cromwell Street.
En définitive, les restes de neuf
êtres humains furent découverts à cette adresse, y compris ceux de la fille des
heureux propriétaires, Monsieur Frederick et Madame Rosemary West (nés respectivement
en 1943 et 1953). Les restes de leur belle-fille furent trouvés à leur ancienne
adresse, 25 Midland Road, Gloucester, et ceux de la première femme de Mr. West,
Rena, et d’une de ses maîtresses – enceinte au moment de sa mort – furent
découverts dans deux champs aux environs du lieu de naissance de Mr. West, le
village au nom pittoresque de Much Marcle. Selon la remarque si perspicace
d’Agatha Christie, il y a une bonne dose de perversité dans un village anglais.
Avant de se pendre, le Jour de l’An
1995, dans la prison de Winson Green, à Birmingham, Mr. West avoua à un
confident – qui s’est depuis vu offrir plus de 150 000$ pour donner ces
aveux, non publiés jusqu’à maintenant, à un journal - qu’il avait tué au moins
vingt autres personnes. Il est difficile cependant d’accorder beaucoup de
crédit à sa confession, car Fred n’avait jamais été très bon avec les chiffres
et, selon des membres de sa famille, n’avait jamais été capable de se rappeler
exactement combien d’enfants il avait, ni leurs prénoms. Selon une rumeur que
j’ai entendue, le nombre réel de ses victimes serait plus proche de soixante
que de vingt. Il est vrai que cette rumeur m’a été rapportée par un homme qui
avait quelques raisons d’être anxieux : c’était un médecin dont les locaux
avaient été récemment agrandis par Fred, qui était un petit entrepreneur. Fred
avait obligeamment proposé de préparer les fondations des nouveaux locaux
pendant que le médecin serait en vacances : une attention qui,
rétrospectivement, était peut-être motivée par davantage que le seul désir
d’épargner au médecin le bruit que provoque inévitablement ce genre de travaux.
Une autre de mes connaissances
refusa l’offre de Fred de lui bâtir une véranda : les manières de
l’entrepreneur l’avaient rebuté. Il y avait effectivement quelque chose de tout
à fait singulier dans l’apparence du meurtrier : il semblait être à un
stade intermédiaire dans la transformation de l’homme en loup-garou.
Extrêmement hirsute, il était petit et boitait à la suite d’un accident de moto
survenu dans sa jeunesse. Il avait la mauvaise dentition propre aux classes
populaires anglaises, mais ses yeux avaient un éclat intense, et il est certain
que, en dépit de son manque d’instruction, son accent campagnard, et un
vocabulaire limité, il était capable d’exercer un charme hypnotique sur des
jeunes femmes vulnérables et inexpérimentées.
L’apparence de Rosemary était
bien plus ordinaire. Elle avait forci précocement et avait eu l’air d’une femme
d’âge mûr bien avant l’heure. Rien dans son visage ou son maintien ne suggérait
un appétit sexuel vorace ou un sadisme incontrôlé. En prison, tandis qu’elle
attendait son procès, elle ressemblait à s’y méprendre à ces grand-mères
affectueuses qui tricotent des chaussettes pour leurs petits-enfants.
Il est peu probable que nous
sachions jamais combien de vies Fred et Rose ont fauché : il faudrait pour
cela retourner un comté tout entier, et comme les excavations relativement
limitées qui ont été entreprises jusqu’à maintenant par la police – et qui
portent sur deux cent yards carrés tout au plus (environ 180m2) – ont déjà
coûté 2,25 millions de dollars, une investigation relativement minutieuse
aurait pour effet de ruiner la nation. Quel que soit le nombre réel des
victimes, le Gloucester des West est désormais aussi profondément gravé dans la
conscience nationale que le Whitechapel de Jack l’éventreur. Le procès de Rose
a monopolisé l’attention du public comme celui d’OJ Simpson l’avait fait aux
Etats-Unis, bien que seule la presse ait pu en rendre compte : les caméras
n’étant (à juste titre) pas admises dans les tribunaux britanniques, afin de
préserver le peu qui reste de la majesté de la loi.
Gloucester est une petite cité
d’environ 100 000 habitants, connue pour sa cathédrale, dans laquelle la
municipalité a démontré de manière concluante qu’avec un judicieux mélange de
planification urbaine type années 60 et une politique d’aide sociale sans
discernement, il était possible de reproduire avec succès les conditions de vie
dégradées des grands centres urbains dans les petites villes de province. Le
centre-ville médiéval, ancien mais délabré, a été presque entièrement remplacé
par des immeubles de béton qui auraient réjouit les cœurs d’un autre couple
célèbre, les Ceaucescu. En ce qui concerne Cromwell Street elle-même, les
habitations du 19ème siècle, autrefois décentes et même élégantes,
se sont quasiment transformées en taudis, dans lesquels une population
changeante de vagabonds loue des chambres sordides à la semaine et où tout
semble à l’abandon : la peinture s’écaille des charpentes, le stuc
s’effrite, et les détritus – des emballages de junk-food – voltigent au gré du
vent. Un peu plus loin, sur le mur du fond d’une autre rangée de maisons
mitoyennes, un peintre mural a représenté la marche glorieuse des masses
britanniques, du chômage durant la grande dépression à la famille monoparentale
dans les années 90, avec à leur tête un rastafari à dreadlocks tenant à bout de
bras une bannière sur laquelle est inscrit « Donnez-nous un
futur » : par quoi il faut entendre, selon les bannières plus petites
portées derrière lui par les mères célibataires, des allocations sociales plus
généreuses. Juste à côté de la maison des West se trouve une méchante petite
église des Adventistes du septième jour, dont la pancarte promet aux passants
« la paix et l’équilibre dans un monde totalement fou ».

25 Cromwell Street
Le n°25 de Cromwell Street,
cependant, apporte la promesse d’un renouveau urbain. Certains ont suggéré
qu’il soit transformé en mémorial pour les victimes des West. D’autres, à l’esprit
plus commercial, ont proposé que l’on en fasse un musée de figures de cire, ce
qui en ferait sans aucun doute l’une des principales attractions touristiques
des îles britanniques, stimulant ainsi l’économie de Gloucester toute entière.
On peut se faire une idée du potentiel touristique de Cromwell Street en
constatant que, même deux ans après que les premiers corps y aient été
découverts, un flot régulier et ininterrompu de curieux passe devant la maison :
et ce en dépit du fait que les fenêtres ont été scellées par des parpaings et
que les portes ont été soigneusement verrouillées, de sorte qu’il n’y a
absolument rien à voir. Les commerçants locaux sont désormais tellement
accoutumés à la curiosité malsaine des étrangers qu’ils les dirigent vers Cromwell
Street avant même qu’ils n’aient pu ouvrir la bouche pour demander leur chemin.
Les révélations qui eurent lieu durant le récent procès de Mrs. West (elle fut
jugée coupable de trois meurtres le 21 novembre, et de sept autres le jour
suivant) furent jugées si profondément choquantes que même la presse à
scandales britannique, pourtant habituellement friande de sensationnel et
d’obscénité, refusa unanimement de publier les détails les plus horribles. Les
jurés se virent offrir une psychothérapie après le procès, et il se peut que
certains d’entre eux aient accepté ; les chroniqueurs judiciaires qui
étaient présents refusèrent une offre similaire avec mépris. Cette sollicitude
des autorités pour le bien-être émotionnel des témoins du procès contrastait fortement
avec leur indifférence passée envers les preuves que les West étaient en train d’accumuler
les meurtres, pratiquement – mais pas tout à fait – sans être inquiétés durant
un quart de siècle.
Les West commirent leurs
assassinats à la fois pour des raisons pratiques et pour leur plaisir sexuel.
Au début, Fred tuait seul. Le corps démembré de sa maîtresse enceinte, qui
avait été vue en vie pour la dernière fois en juillet 1967 (lorsque Fred avait
vingt-quatre ans), fut découvert enterré dans un champ en juin 1994. Pour
autant que l’on sache, elle fut la première personne qu’il ait tuée – si l’on
excepte l’enfant de trois ans qu’il avait renversé et mortellement broyé au
volant d’un van à Glasgow. Il tua sa maîtresse parce que sa première femme, une
prostituée, délinquante occasionnelle, qui venait de Glasgow, et avec laquelle
il ne vivait que par intermittence, devenait jalouse. Par la suite il tua,
démembra, et enterra sa première femme en 1970. A cette époque, il
vivait avec Rosemary, qui avait quinze ans lorsqu’ils se rencontrèrent pour la
première fois à un arrêt de bus. Les parents de Rosemary furent tellement
alarmés par sa liaison avec un homme âgé de dix ans de plus qu’elle (bien que
son père ait lui-même abusé d’elle sexuellement), qu’ils la remirent à la garde
des services sociaux de la localité, qui, cependant, lui permirent de continuer
à voir Fred. A l’âge de seize ans elle donna naissance à leur fille Heather,
qu’ils allaient tuer conjointement seize ans plus tard.
En 1971, Rosemary tua Charmaine,
la fille de huit ans que la première femme de Fred avait eu avec un chauffeur
de bus indien, à Glasgow, et qui vivait avec les West lorsqu’elle n’était pas
prise en charge par les services sociaux de la ville. A ce moment-là Fred
purgeait une peine de prison pour des atteintes mineures à la propriété.
« Mon chéri, à propos de Char », lui écrivit Rosemary en prison.
« Je pense qu’elle aime être traitée à la dur. Mais mon chéri, pourquoi
dois-je être celle qui s’en charge ? Je la garderais volontiers pour son
propre bien, s’il n’y avait pas les autres enfants. » Les autres enfants,
à ce moment-là, étaient la fille que Fred avait eu avec sa première femme (la
mère de Charmaine) et le premier enfant des West.
Lorsque Charmaine cessa de venir
à l’école, les enseignants et ses amis (dont l’un d’entre eux avait vu Mrs.
West la battre durement avec une cuillère en bois alors que ses mains étaient
attachées derrière son dos par une ceinture de cuir) reçurent comme explication
qu’elle avait été emmenée par sa vraie mère – qui à ce moment-là était en train
de se décomposer dans un champ depuis deux ans. Aucun effort supplémentaire
pour retrouver Charmaine ne fut entrepris : une enfant avait simplement
disparu sans laisser de traces.
Charmaine West
Fred et Rose se marièrent en 1972,
Fred se présentant sur le registre de mariage comme célibataire. Peu de temps
après, ils agressèrent sexuellement pour la première fois la demi-sœur de
Charmaine, Anna Marie, qui avait alors huit ans et qui était la fille que Fred
avait eu avec sa première femme. Après lui avoir lié les mains et posé un baîllon
sur la bouche, ils l’emmenèrent à la cave ; là Mrs West s’assit sur son
visage tandis que Fred la violait. Ils lui dirent qu’elle devrait être
reconnaissante d’avoir des parents aussi attentionnés et que tout cela était
pour son bien. Ils ne l’envoyèrent pas à l’école pendant plusieurs jours et lui
dirent que si qui que ce soit apprenait ce qui s’était passé, elle recevrait
une sévère correction. Par la suite elle fut régulièrement attachée à une structure
en métal que Fred avait construit à la cave, afin que sa femme puisse s’adonner
à des pratiques lesbiennes avec elle. A l’école, Anna Marie refusait souvent de
faire du sport, de peur que les blessures que lui infligeaient ses parents ne
soient découvertes ; mais personne ne réalisa que quelque chose allait mal
ou ne jugea bon d’intervenir.
C’est à la fin de 1972 que Fred
et Rose enlevèrent pour la première fois une jeune femme dans la rue. La
présence d’une femme dans la voiture rassurait leurs victimes et les persuadait
qu’il n’y avait rien de louche dans le transport qui leur était proposé. Leur
première victime de ce genre fut agressée sexuellement par Rose dans la
voiture, puis assommée par Fred, attachée avec du ruban adhésif, puis trainée
dans la cave du n°25, Cromwell Street, puis à nouveau agressée par Rose, puis
violée par Fred (tandis que Rose était à l’étage, en train de préparer une
tasse de thé pour tout le monde, ajoutant une touche typiquement anglaise à
cette histoire) et finalement libérée à la condition – à laquelle elle
consentit – qu’elle reviendrait prochainement pour recommencer. Au lieu de quoi
elle alla trouver la police.
La police la persuada qu’il
serait préférable d’accuser les West d’attentat à la pudeur plutôt que d’enlèvement
et de viol : de cette manière les West plaideraient coupable et elle
s’éviterait un témoignage traumatisant devant un tribunal. En définitive les
West furent condamnés à une amende de 75 dollars chacun, une clémence qui, je
le crois, semblera malheureuse même au progressiste le plus ardent, au vu des
événements ultérieurs.
Ce fut après avoir eu cette
chance de s’en tirer à si bon compte que les West passèrent à la vitesse
supérieure en matière de meurtres, décidant que, puisque leurs compagnons de
jeu sexuels allaient se plaindre à la police, il serait préférable de s’en
débarrasser purement et simplement. Ils
enlevèrent un total de six jeunes filles – six au minimum – à qui ils
infligèrent des tortures sexuelles, les attachant avec du ruban adhésif (et,
dans un cas, insérant à leur victime des tubes en plastique dans les narines
afin qu’elle puisse continuer à respirer – une technique qu’ils avaient très
probablement apprise dans un magazine pornographique que l’on retrouva en leur
possession), pour finir par les tuer, les démembrer, et les enterrer dans la
cave qu’ils utilisèrent plus tard comme chambre pour leurs enfants.
Mais les West avaient bien
d’autres activités. Ils prirent des locataires, dont un grand nombre passèrent
dans le lit de Mrs. West, avec les encouragements actifs de son mari, et dont
certains entendirent les hurlements nocturnes de celles qui étaient torturées à
la cave ; toutefois, ils se gardèrent d’intervenir car ils acceptèrent les
explications des West comme quoi ces cris étaient ceux de leur fille qui
faisait des cauchemars. A l’occasion, la police faisait une descente au n°25 et
poursuivait certains des locataires pour possession de petites quantités de
marijuana - une attention touchante envers les détails, étant donnée les circonstances.
Les West tenaient également un
bordel (protégé par la police locale, selon la rumeur) dans lequel Mrs. West
était la seule prostituée. Les West placèrent plusieurs fois dans la presse
locale des petites annonces recherchant Homme Antillais BM – c’est-à-dire Bien
Membré – pour Relations Sexuelles avec Mère de Famille. (Des huit enfants de
Mrs. West, seuls quatre étaient de Fred, et quatre étaient de ses clients,
trois d’entre eux étant métis.) Initialement, Mrs. West recevait des hommes
seulement pour le plaisir, mais avec autant de bouches à nourrir elle se
transforma rapidement en professionnelle du sexe. Fred aimait regarder et
écouter sa femme lorsqu’elle était au travail, et il avait installé un système
d’interphone de manière à pouvoir l’entendre où qu’il se trouvait dans la
maison. Il avait aussi percé des petits trous pour espionner et avait filmé sa
femme à de nombreuses reprises, films qu’il avait plus tard montré à ses
enfants sur l’un des sept magnétoscopes qui se trouvaient dans la maison (tous
volés, car Fred était un voleur à la petite semaine en plus d’être un meurtrier
en série, avec onze condamnations pour vol). Il avait également offert à la
boutique de vidéo du coin des cassettes montrant des femmes en train d’être
torturées, mais le propriétaire du magasin avait décliné l’offre et était allé trouver
la police à la place ; police qui, dans le climat de permissivité qui
commençait alors à s’installer, était très anxieuse de prouver sa largesse
d’esprit, et qui par conséquent se garda bien de faire quoique ce soit.
Ce fut bien loin d’être la seule
fois où un indice que quelque chose d’étrange se passait à Cromwell Street ne
fut pas relevé.
Les traitements sadiques que les
West infligeaient à leurs enfants conduisirent à trente et une visites aux
urgences de l’hôpital local, pour des pathologies aussi variées que d’étranges
marques de piqure sur un pied ou des blessures génitales féminines prétendument
provoquées par le fait d’avoir dû freiner brusquement à bicyclette. Une des
filles, âgée de quinze ans, était hospitalisée pour une grossesse extra-utérine
(Fred en était l’auteur, bien sûr), mais bien que cela ait signifié que,
légalement parlant, un viol devait
avoir eu lieu, l’âge de la majorité sexuelle étant de seize ans, personne ne
songea à se renseigner davantage ou même simplement à demander qui était le
père, car agir ainsi aurait signifié que l’on portait implicitement un jugement.
Un jour, Rosemary se mit
tellement en colère contre un de ses fils qu’elle le saisit par la gorge et
l’étrangla presque jusqu’à l’évanouissement. Il y avait des hématomes sur sa
nuque – très clairement des marques de doigt – et des vaisseaux sanguins
avaient éclaté dans le blanc de ses yeux ; mais lorsqu’on l’interrogea à
l’école à propos de ces signes, il répondit qu’il s’était fait ça en glissant
alors qu’il jouait dans un arbre avec une corde autour du cou. Cela fut
considéré comme une explication parfaitement adaptée et acceptable. Il arrivait
régulièrement à l’école couvert d’hématomes.
Les West passèrent des locataires
mâles aux locataires femelles. Mrs. West, étant bisexuelle, trouvait aussi
satisfaisant de coucher avec elles qu’avec des hommes ; et Mr. West (qui,
incidemment, s’était fréquemment vanté d’être capable de pratiquer des
avortements, et qui pourrait effectivement en avoir pratiqué quelques-uns) les
jugeait des locataires plus fiables que des hommes employés de manière
intermittente, particulièrement si les filles étaient seules, enceintes, et
bénéficiaires de l’aide sociale.
Mais les West trouvèrent la
plupart de leurs victimes sur le bord de la route. La majorité d’entre elles –
mais pas toutes - étaient des adolescentes difficiles et rebelles venant de
foyers désunis, qui soit s’étaient enfuies de chez elles, soit étaient prises
en charge par les services sociaux. L’une d’elles cependant, la nièce de
l’écrivain Kingsley Amis, étudiait l’anglais médiéval à l’université, tandis
qu’une autre, qui voyageait vers l’Irlande en autostop, était la fille d’un
riche homme d’affaires suisse. Les recherches intensives menées par la police
ne permirent pas de les retrouver : il n’y avait rien qui les reliait aux
West.
Les cas de Lynda Gough et Juanita
Mott étaient plus représentatifs. Lynda était une fille de Gloucester, rebelle
et entêtée, qui avait brusquement quitté le domicile familial en laissant un
mot à ses parents : « S’il vous plaît, ne vous en faites pas pour
moi. J’ai un appartement et je viendrais vous voir de temps en temps. »
Trois samedi plus tard, n’ayant
eu aucune nouvelle de sa fille, Mrs. Gough parvint à remonter sa piste jusqu’à
Cromwell Street par l’intermédiaire de ses amis. A ce moment, Lynda avait déjà
été torturée, violée, découpée et enterrée. Rosemary West vint ouvrir la porte
avec les chaussons de Lynda aux pieds ; de plus Mrs. Gough reconnu les
vêtements de sa fille qui pendaient sur le fil à linge. Mrs ; West lui
raconta que sa fille était partie pour la cité balnéaire de Weston-Super-Mare,
en laissant ses affaires derrière elle. Après un nouveau laps de temps Mrs.
Gough et son mari recherchèrent Lynda à Weston, mais bien sûr ils ne la
trouvèrent pas. Ils demandèrent l’aide de plusieurs organismes, y compris
l’Armée du Salut, mais ne signalèrent jamais sa disparition à la police. A la
suite de quoi ils cessèrent tout effort pour retrouver leur fille :
peut-être dans le fond ne s’en souciaient-ils pas vraiment, ou bien alors ils
pensaient que leur fille, qui avait été scolarisée dans une institution pour
attardés mentaux, avait le droit et le devoir, à dix-neuf ans (l’âge auquel
elle avait disparu), de mener sa vie par elle-même sans être entravée par
la supervision de ses parents.
Juanita Mott était la fille d’un
militaire américain dont les parents s’étaient séparés lorsqu’elle était très
jeune. Elle quitta à la fois la maison et l’école à l’âge de quinze ans ;
trois ans plus tard, ayant déjà logé chez les West, elle accepta de monter dans
leur voiture. Elle fut alors kidnappée, suspendue aux poutres de leur cave,
puis tuée. Sa disparition non plus ne fut jamais signalée.
Heather West
Au fur et à mesure que le nombre
d’enfants des West s’accru, et que ceux-ci grandirent, il leur devint plus
difficile d’enterrer leurs victimes chez eux. En revanche, les mauvais
traitements infligés aux enfants plus âgés s’intensifièrent, au point que leur
fils, alors âgé de treize ans, s’enfuit de la maison et resta quelques temps
chez des amis. Lorsqu’il retourna chez lui, il fut battu et on l’informa qu’il
serait bientôt assez vieux pour avoir des relations sexuelles avec sa mère
(chose normale pour un garçon, selon son père). Heather, la fille ainée, alors
âgée de seize ans, rejeta avec véhémence les avances de son père. Ses parents
lui dirent que cela signifiait qu’elle était lesbienne. Elle fut ensuite
attachée, violée, tuée, et enterrée, mais cette fois dans le jardin plutôt que
dans la cave. Le fils aîné fut réquisitionné pour aider à creuser ce qu’il
croyait devoir être un bassin à poissons. Les West expliquèrent la disparition
d’Heather à leurs autres enfants par le fait qu’elle avait décidé d’aller
travailler dans un camp de vacances. Elle fut la dernière personne à être
enterrée au n°25, Cromwell Street, et ses parents installèrent le barbecue
familial précisément à l’endroit où son corps était enfoui.
Cinq ans plus tard – et
probablement de nombreux meurtres plus tard – les West furent arrêtés pour le
viol d’une fille de quatorze ans. Le procès tourna court car en définitive la
fille refusa de témoigner en public ; mais au cours de l’enquête de la
police, une immense quantité de matériel pornographique fut trouvé à Cromwell
Street, y compris 99 cassettes vidéo tournées par les West. La police détruisit
les vidéos, semble-t-il sans même les avoir regardées ; il est fort
possible qu’elles aient contenu des enregistrements des meurtres.
L’inspectrice en charge de
l’enquête (qui fut plus tard officiellement réprimandée lorsqu’elle essaya de
vendre l’histoire à un éditeur pour 1,5 millions de $) avait maintenant
découvert des preuves que les enfants avaient été soumis à de terribles mauvais
traitements et voulait interroger Heather au plus vite. Mais personne ne savait
où elle se trouvait, bien que l’un des enfants ait confié à un travailleur
social qu’il existait une rumeur familiale selon laquelle Heather était
enterrée sous le patio. Le travailleur social ne pensa pas à en informer la
police ; mais de toutes façons l’inspectrice avait désormais de très forts
soupçons. Elle tenta de convaincre ses supérieurs qu’il existait de bonnes
raisons de fouiller – c’est-à-dire en fait de creuser – dans la maison des
West, mais ils tergiversèrent pendant plus d’un an, effrayés par le coût d’une
telle investigation. Pendant ce temps, Fred était passé de la prison de
Gloucester, où il avait été détenu pour viol, à un centre d’hébergement pour
personnes en liberté provisoire, à Birmingham (centre où, comme il s’en vanta
plus tard, il aurait tué une femme), puis à la liberté complète après son
acquittement lors du procès. Il ne fallut pas très longtemps, cependant, pour
que la partie prenne fin, et cette fois pour de bon.

Frederick West
Après leur arrestation finale, le
25 février 1994, les West choisirent des chemins différents. Fred confessa ses
crimes – bien que seulement de manière graduelle, par petites touches, et avec
beaucoup de versions différentes, sans aucun doute pour narguer la police –
tandis que Rosemary conserva une posture d’innocence blessée. Lorsque la police
lui demanda pourquoi, si elle était innocente, elle n’avait pas signalé la
disparition de sa fille, elle répondit : « Alors maintenant je suis
censé dénoncer ma propre fille, c’est ça ? » - révélant ainsi que,
pour elle, demander l’aide de la police lorsque votre fille de seize ans a
disparu était une forme de trahison, plutôt que la réaction naturelle d’une
mère inquiète.
Les époux West, cependant,
montrèrent tous les deux une veine sentimentale, confirmant ainsi l’aphorisme
de Jung selon lequel la sentimentalité est une superstructure qui recouvre la
brutalité. Fred était en train d’écrire ses mémoires au moment où il se pendit,
mémoires qu’il avait intitulé « J’ai été aimé par un ange » ; et
il donna à son fils un conseil dans les lettres qu’il envoya de prison, lettres
qui soit dit en passant jettent une lumière crue sur le niveau de l’éducation
en Angleterre : « travaillant jour et nuit comme je l’ai fait… tu pourai
finir issi, s’ache tout jour ce qui sepasse dans ta maison s’il te plè mon fils
passe tout jour autant de temps que tu le peu avec ta femme et tes enfants et
aime ta femme et tes enfants, ils son le bien le plus praicieu que tu auras
dans ta vie, alors prends en soin fils. » Dans la lettre qu’il laissa
derrière lui lors de son suicide, se trouvait la suggestion suivante pour son
épitaphe, comme si sa mort avait mis fin à une version moderne de Roméo et
Juliette :
In loving memory
FRED WEST
ROSE WEST
Rest in peace where no shadow fall
In perfect peace
He waits for Rose, his wife
Rose, de son côté, se tourna vers
la poésie. Depuis sa prison elle écrivit à sa fille, qu’elle avait battu, violé
et abusé de manière répétée :
I love you like the
birds and bees,
I love you like the
flowers sweet,
I love you like the
deep blue sea’s,
And memories dear to
keep.
C’était comme si tous deux
croyaient que l’expression d’un ou deux sentiments mièvres suffisait pour
établir la pureté de leur cœur, indépendamment de leurs actes.
Bien évidemment, dans les
journaux britanniques, les spéculations commencèrent immédiatement concernant
les forces psychologiques et sociales qui avaient pu produire ce couple
extraordinairement dépravé. Par exemple, tous les deux venaient de familles
nombreuses et pauvres, dans lesquelles la violence était chose courante. Mais
aucun de leurs frères et sœurs ne montrait la même férocité et la même cruauté
que Fred et Rose, même si certains des frères de cette dernière étaient des
criminels à la petite semaine. Fred avait été élevé dans une petite maison à la
campagne, sans électricité ; à l’âge de neuf ans on lui avait demandé
d’abattre des animaux. Cependant ses frères avaient été élevés de la même
manière, et aucun d’entre eux ne s’était mis à tuer des êtres humains. Et si la
soi-disant spirale de la pauvreté expliquait tout, ou même quoi que ce soit, comment
pourrions-nous expliquer le puissant sens moral que leurs enfants les plus âgés
et les plus maltraités paraissent avoir développé ?
Il a sans aucun doute toujours
existé des gens profondément pervers, et ce fut une malchance que deux
individus de cette trempe, comme les West, se soient trouvés mutuellement. Mais
en réfléchissant à leur histoire, il est difficile de ne pas conclure que leur
carrière a été facilitée par l’incertitude croissante, depuis trois décennies,
concernant la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ou
même concernant l’existence d’une telle frontière. La permissivité sexuelle
grandissante fut comprise par les West, dont les libidos étaient bien plus
puissantes que les capacités de réflexion, comme impliquant une absence totale
de limites. Ils disaient à celles qu’ils violaient que ce qu’ils faisaient
était simplement « naturel », et par conséquent tout à fait
acceptable. Et ils opéraient dans un contexte où, de plus en plus,
l’auto-discipline n’était plus comprise comme une condition nécessaire de la
liberté – dans lequel le caprice de chacun faisait loi. De plus la majorité de
leurs victimes étaient des jeunes gens à la dérive qui n’étaient plus
supervisés par des adultes, adultes dont ils pensaient ne pas avoir besoin et à
l’égard desquels ils étaient, de toutes façons, très intolérants.
Le cas des West révélait avec
quelle facilité, dans l’anonymat des grandes villes modernes, et au milieu de
la foule, des gens peuvent disparaître ; et comment de telles disparitions
sont grandement facilitées par un refus collectif – au nom de la liberté
individuelle -, des parents d’assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs
enfants, des voisins de se soucier de ce qui se passe autour d’eux, et de
n’importe qui de braver les moqueries des libertins pour défendre certains
critères de décence. Et les multiples organismes publics – la police, l’école,
les services sociaux, les hôpitaux – prouvèrent qu’ils étaient incapables de se
substituer à l’attention individuelle que les familles étaient censées apporter
mais que, dans un climat de permissivité où la tolérance se transformait bien
trop souvent en indifférence, beaucoup n’apportaient plus. L’échec de ces
organismes n’était pas accidentel, mais consubstantiel à leur nature de
bureaucraties : l’Etat n’est pas, et ne sera jamais, un substitut à des
pères et mères à l’ancienne.
Dans mon hôpital, je rencontre chaque
jour des adolescents dont le comportement les rend vulnérables à tous les West
qui pourraient se présenter. Ces adolescents croient connaître la rue, mais,
s’ils connaissent peut-être la rue, ils ignorent tout de la vie. La semaine
dernière par exemple, j’ai parlé avec une jeune fille de quatorze ans venant
d’une famille indienne, qui s’était plusieurs fois enfui de chez elle parce que
ses parents exigeaient qu’elle ne sorte qu’une seule fois par semaine et
qu’elle rentre à dix heures le soir.
« Je voudrais qu’ils soient
comme une famille anglaise », m’a-t-elle dit.
« Et à quoi ressemble une
famille anglaise ? » lui ai-je demandé ?
« Ils s’occupent de vous
jusqu’à ce que vous ayez seize ans », a-t-elle répondu. « Ensuite
vous vous trouvez un appartement. »
J’espère sincèrement qu’elle ne
rencontrera jamais son Frederick West, car si cela lui arrivait personne ne
viendrait la secourir. Tout ce qui est nécessaire pour que le mal triomphe,
disait Burke, c’est que les honnêtes gens ne fassent rien ; et de nos
jours ont peut justement compter sur la plupart des honnêtes gens pour ne rien
faire. Lorsque l’on craint plus une réputation d’intolérance qu’une réputation
de vice, on peut s’attendre à ce que toutes sortes de perversions
s’épanouissent.