La quatrième saison d’Ostracisme se conclut avec ce texte sur l’obésité,
écrit par Théodore Dalrymple et traduit par votre serviteur. C’est en quelque
sorte un texte de saison, puisque l’été est le moment où le plus grand nombre
de gens s’exposent courts vêtus, notamment sur les plages, et qu’à cette
occasion tous ceux qui ont un peu d’expérience et des yeux pour voir peuvent
constater sans doute possible que nos contemporains deviennent de plus en plus
gros, notamment les enfants et les adolescents. Triste phénomène, qui peut toutefois nous apprendre certaines choses intéressantes sur le monde dans lequel nous vivons.
Je vous souhaite donc bonne lecture, un bon été, que vous preniez des
vacances ou pas, et je vous donne rendez-vous au mois de septembre.
Etre ou avoir ?
La responsabilité
personnelle joue un rôle dans l’obésité
Par Théodore Dalrymple (paru dans The City Journal, Spring 2014)
Qu’est-ce après tout qu’un nom ? Ce qu’on
appelle rose, sous un autre vocable, aurait même parfum[1].
Une personne grosse serait-elle plus mince ou en quoique ce soit plus grosse si
on l’appelait obèse ? Non, à l’évidence : pourtant les mots que nous
employons pour décrire les gens ou les choses importent parfois grandement et
révèlent plus sur notre manière de penser que, peut-être, nous n’avions
l’intention de révéler. J’ai récemment reçu sur mon téléphone un message
m’informant de la parution dans The
Lancet, l’une des revues médicales les plus importantes au monde, d’une
série d’articles portant sur la chirurgie bariatrique, un type de chirurgie qui
cherche à diminuer le poids et à corriger les déséquilibres métaboliques des
personnes très grosses. La première phrase du message a attiré mon
attention : « Plus de 500 millions d’adultes de par le monde ont
maintenant de l’obésité. » Ont
de l’obésité, notez-le bien, et non pas « sont obèses », et encore
moins « sont gros ». Quelqu’un aurait-il pu écrire : « Plus
de 500 millions d’adultes de par le monde ont maintenant de la grosseur »?
Ainsi il se pourrait bien qu’un nom soit
quelque chose, après tout.
Il existe incontestablement une différence entre
être et avoir, à tel point d’ailleurs que le psychologue autrefois à la mode
Erich Fromm fit de cette distinction le titre de l’un de ses best-sellers dans
lequel il condamnait le matérialisme moderne, Avoir ou être ? Avoir de l’obésité signifie souffrir d’une
maladie, comme par exemple la sclérose en plaques – quelque chose qui vous
arrive en vertu d’un destin impersonnel. Etre obèse est une simple description
physique qui laisse ouverte la question de savoir comment vous êtes devenu obèse.
Dans The
Lancet, un éditorial accompagnant les articles se plaignait de ce que, en
Grande-Bretagne, le nombre de personnes ayant subi une chirurgie bariatrique
ait chuté de 10% l’année passée, en dépit du fait que, pendant la même période,
le nombre de personnes avec de l’obésité (une autre locution que la revue
apprécie) ait augmenté. La chirurgie bariatrique a prouvé son efficacité pour
réduire le poids et corriger les déséquilibres métaboliques des personnes très
grosses, affirmait l’éditorial ; en fait, environ un trentième de la
population pourrait tirer bénéfice de cette technique. Pourquoi par conséquent,
demandait la revue, le nombre d’opérations sur les obèses a t-il baissé ?
Mais l’idée qui est sous-entendue dans ces
tournures de phrases – à savoir que l’obésité est une maladie comme une autre –
est-elle correcte ? Si l’on se base sur un certain nombre de
considérations, de plus en plus nombreuses, elle semble avoir quelque
plausibilité, au moins en première analyse. La génétique influence incontestablement
la propension à l’obésité, et son contraire : même en prenant en compte la
similarité des régimes alimentaires, la grosseur et la minceur sont des traits
de famille. La famille de mon père avait une propension à grossir beaucoup plus
marquée que celle de ma mère, et la différence n’était pas entièrement
attribuable à ce qu’ils mangeaient ou à la quantité qu’ils mangeaient. Il
existe une maladie génétique – le syndrome de Prader-Willi – qui se
caractérise, entre autres choses, par un appétit excessif et une obésité
morbide. Certains désordres endocriniens, tels que la maladie de Cushing
conduisent également à l’obésité. Si l’obésité est quelque fois d’origine
pathologique, pourquoi ne serait-elle pas toujours d’origine
pathologique ? Comme l’écrit un des articles de The Lancet : « L’idée que l’obésité sévère serait le
résultat de choix sociaux ou comportementaux, et pourrait être surmontée par un
effort déterminé de la part du patient, ne cadre tout simplement pas avec la
réalité médicale. »
Le fait d’engraisser est clairement un processus
physique, avec une physiologie et une biochimie qui sont bien comprises. La
neurophysiologie de l’appétit est également connue depuis longtemps. Je me
souviens, lorsque j’ai étudié la physiologie voici 45 ans, d’avoir appris que
certains rats mangeaient de manière compulsive – et en conséquence devenaient
énormes – après avoir subi l’ablation d’une partie de leur cerveau. Et il est
bien trop facile de croire qu’une explication physiologique disculpe
automatiquement les individus de toute responsabilité personnelle pour ce qui
est ainsi expliqué.
L’augmentation de l’obésité dans les dernières
années est plus une pandémie qu’une épidémie – elle est un phénomène global.
Les Américains sont le peuple le plus gros du monde, suivis de près par les Britanniques,
mais la prévalence de l’obésité s’accroit même dans des pays comme la France ou
le pourcentage des très gros en proportion de la population est seulement un
tiers de celui des Etats-Unis. Pour la première fois dans l’histoire l’obésité
est associée à la pauvreté – plus exactement, à une pauvreté relative – et non
à la richesse ; et pour la première fois dans l’histoire de grandes masses
de gens ont la possibilité de manger plus ou moins ad libitum. Ce sont des
régularités statistiques comme celles-ci qui ont amené le grand sociologue
français Emile Durkheim à conclure, en étudiant le suicide, que la conduite
humaine, qui, lorsqu’elle est vue de près, semble dépendre de décisions
individuelles, est en réalité sous l’influence de forces impersonnelles, dont
les individus peuvent ne pas être conscients, et qui expliquent leur conduite
bien mieux que ne pourraient le faire des considérations de psychologie
individuelle.
Quelles pourraient être ces forces dans le cas de
l’obésité ? Une explication actuellement en vogue est le changement de
nature de notre alimentation. Le principal coupable est le fructose dont
l’industrie agroalimentaire fait de plus en plus usage dans ses produits. Selon
Robert Lustig, un pédiatre endocrinologue qui s’intéresse particulièrement à
l’obésité infantile, les édulcorants de ce genre sont addictifs au sens
littéral du terme : il est nécessaire d’en absorber toujours plus pour
produire la sensation de satiété qui dit aux gens qu’il est temps d’arrêter de
manger. Cette théorie explique bien l’observation, rapportée récemment dans le New England Journal of Medicine, selon
laquelle les enfants qui sont obèses en entrant à la maternelle présentent de
forts risques d’être obèses à l’âge adulte. Sur-nourris étant enfants, et
consommant souvent beaucoup de boissons sucrées, ils continuent à trop manger
devenus adultes parce que leur point de satiété s’est élevé, et ils recherchent
le fructose comme le drogué recherche son héroïne. Ainsi, selon cette théorie,
ces adultes trop gros ne sont pas responsables de leur état. Qui plus est, il
est possible de pointer du doigt une responsabilité économique dans
l’affaire : l’une des raisons pour lesquelles l’industrie agroalimentaire
ajoute tellement de fructose dans ses produits est que le gouvernement
subventionne la production de maïs, d’où est tiré le sirop de maïs. Il est même
concevable, bien qu’improbable, que l’on découvre dans le futur qu’un virus
inconnu provoquant un changement du métabolisme humain est responsable de la
pandémie d’obésité.
Les conséquences médicales de l’obésité ont été si
souvent exposées que j’ai à peine besoin de les rappeler ici. A cause de
l’obésité qui se répand, l’espérance de vie pourrait diminuer pour la première
fois depuis des décennies. Le fardeau financier pour la société sera sûrement
important : dans les villes britanniques il n’est pas rare de voir des
gens d’âges moyens confinés dans des fauteuils électriques, payés par l’argent
public, parce qu’ils sont trop gros pour marcher plus de quelques pas. Les
hôpitaux ont maintenant des machines spéciales pour peser les obèses et des
tables d’opérations spéciales adaptées à leur poids.
Pourtant, aucune de ces considérations ne peut
complètement faire disparaître le soupçon que l’obésité n’est pas simplement
quelque chose qui vous tombe dessus, comme la sclérose en plaques. L’obésité n’est
pas seulement quelque chose que vous avez, c’est tout autant la conséquence de
ce que vous avez fait. A tout le moins votre négligence doit y avoir contribué.
Après tout, il n’existe aucun groupe dont on puisse dire que tous ses membres
sont gros. Même parmi les enfants qui sont obèses à la maternelle, 53% d’entre
eux ne le deviendront pas à l’âge adulte – et ce sont sans doute les personnes les
moins responsables de leur état physique ultérieur. Même s’il était vrai que le
fructose est addictif (et largement responsable pour la pandémie d’obésité),
aucune substance n’est si addictive qu’il soit impossible de s’en passer. Il
semble que les gens abandonnent les substances addictives à proportion des
difficultés, légales ou autres, qu’ils ont à se les procurer. Le fructose est
maintenant plus difficile à éviter qu’à trouver, et même dans les bons
restaurants on note une tendance à davantage sucrer les plats, sans doute pour
répondre au changement des goûts de la clientèle.
Peut-être par une délicatesse mal placée, certains
facteurs qui favorisent l’obésité dans nos sociétés sont rarement mis en avant,
ou même simplement mentionnés, parce qu’ils font référence aux choix et au
style de vie de ceux qui deviennent gros. Dans le cadre de mon activité
professionnelle, j’ai souvent eu à rendre visite au genre de personnes qui sont
les plus susceptibles de devenir obèses : celles vivant depuis longtemps des
allocations sociales, et dont la mauvaise santé, conséquence de leur obésité,
était un obstacle supplémentaire pour occuper un emploi qui aurait pu par
ailleurs leur convenir. Dans de tels foyers, je trouvais rarement trace d’une
véritable activité culinaire, en dépit de l’immensité du temps disponible pour
s’y livrer. Le seul instrument de cuisine était le four micro-ondes : il
n’y avait pas de table autour de laquelle les membres du foyer, souvent
instable (particulièrement pour ce qui concerne les hommes), auraient pu
prendre leurs repas en commun. Les enquêtes ont révélé qu’un cinquième des
enfants britanniques ne mangent pas plus d’une fois par semaine avec d’autres
membres de leur foyer, un chiffre qui s’accorde avec mes propres
observations ; à cette extrémité de l’échelle sociale, cela concernait
probablement bien plus d’un cinquième des enfants. Il était évident que les
enfants vivant dans un tel environnement allaient chercher dans le
réfrigérateur de la nourriture industrielle riche en fructose et en lipides
lorsque l’envie leur en prenait, c’est-à-dire souvent, et qu’ils la mangeaient
distraitement, assis devant le téléviseur à écran géant qui, d’après mon
expérience, n’était jamais éteint, à part peut-être en plein milieu de la nuit.
Manger, l’activité sociale la plus élémentaire, était devenu dans ces milieux
là une activité solitaire, presque solipsiste, sans lien avec quoique ce soit à
l’exception de l’appétit du moment : et l’appétit s’accroit à mesure qu’il
est alimenté. Tout cela, je le répète, dans des circonstances où aucun manque
de temps ne pouvait expliquer ou excuser un tel comportement.
Aucune régularité statistique ne saurait expliquer
des comportements humains hautement complexes, telle que la manière de préparer
et de consommer la nourriture, ni prouver que les choix et les décisions
individuelles ne contribuent en rien à l’émergence de ces mêmes régularités.
Tous les choix individuels se font dans des conditions particulières (et
perpétuellement changeantes) : et de fait, que pourrait bien signifier un
choix qui serait fait en dehors de toute condition ? Peut-on imaginer une
vie inconditionnée ? Par conséquent il n’est guère surprenant que des
régularités statistiques apparaissent : les esprits, et pas nécessairement
les grands esprits, se rencontrent souvent. J’hésite à citer Karl Marx, mais il
avait sûrement raison lorsqu’il écrivait dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon : « Les hommes font leur
propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions
choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du
passé. »
Cette vérité, qui est tellement évidente qu’elle
devrait être un cliché, à supposer qu’elle ne le soit pas déjà, ne signifie pas
cependant que le choix n’existe pas. Qu’il existe inévitablement des conditions
n’implique pas l’absence ou la disparition de tout choix. Connaître la
condition dans laquelle se trouve un homme ne signifie pas connaître ses
actions futures.
Pourquoi, par conséquent, évite-t-on généralement
de mentionner la part jouée par le choix individuel lorsque l’on discute de
problèmes sociaux comme l’obésité ? (Je laisse de côté l’idée iconoclaste
que l’obésité ne serait pas un problème : les idées communes sont parfois
justes.) Il me semble qu’il existe trois raisons principales à cela.
La première est que ceux qui mettent l’accent sur
les mauvais choix comme facteur d’explication oublient souvent les
circonstances dans lesquelles ces choix sont faits, et par conséquent
sous-estiment leur importance. Lorsque l’accent est placé sur le choix
individuel à l’exclusion de tout le reste, cela peut amoindrir la capacité à
compatir et révéler un tempérament de censeur insensible et peu aimable.
En second lieu, l’élément de choix personnel
suggère que nous n’aurons jamais une société assez parfaite pour rendre inutile
le fait de se maitriser soi-même et de bien se conduire. Par conséquent les
champs d’action de la politique et de la bureaucratie ont nécessairement des
limites, et cela n’est pas agréable pour l’amour-propre ou pour l’égotisme de
la classe providentielle – tous ceux qui pensent que, sans leur administration
minutieuse et leur législation détaillée, la société est condamnée à errer
perpétuellement dans les ténèbres de l’ignorance, de la maladie, du vice, et du
désordre. Et c’est là une perte sérieuse pour une cohorte de gens instruits
pour lesquels la politique a remplacé la religion ou la culture comme source de
sens et d’importance personnelle.
Troisièmement, et surtout, il y a là l’idée fausse
et sentimentale que, si vous attribuez aux gens une responsabilité personnelle
même partielle dans leur chute, vous devez ipso facto leur refuser toute
compassion. Dire à un drogué, par exemple, qu’il n’est pas malade mais qu’il se
conduit mal ou de manière stupide revient, selon ce point de vue, à lui refuser
toute compréhension ou toute assistance. L’un n’est pourtant aucunement la
conséquence de l’autre ; même si le type de compréhension et d’aide que
vous lui accorderez sera différent de ce qu’il aurait été si vous l’aviez
considéré seulement comme une victime – mettons, comme un habitant d’une région
côtière dévastée par un tsunami.
Il est sentimental – et, en dernière analyse,
condescendant, deshumanisant, et même brutal – de considérer les personnes qui
ont des habitudes néfastes pour elles-mêmes comme simplement victimes des
circonstances, comme ne contribuant en rien à leur situation malheureuse. C’est
les considérer comme des animaux, au mieux, et comme des choses, au pire, et
c’est également présupposer qu’il serait légitime d’intervenir de manière
coercitive dans les moindres détails de leur existence (et de fait le précédent
gouvernement, en Grande-Bretagne, avait envisagé d’installer des caméras dans
les habitations des mauvais parents pour surveiller ce qu’il s’y passait.) Les
gens ordinaires, par conséquent, ne peuvent être que des victimes innocentes,
car si les blâmer, ne serait-ce que partiellement, pour leur propre situation
signifie manquer de toute compassion pour eux, alors les disculper totalement
signifie montrer le maximum de compassion pour eux. Ceux qui ne sont pas des
victimes sont en conséquence divisés en deux catégories : les criminels et
les sauveurs.
Les sauveurs, j’ai à peine besoin de le préciser,
deviennent rapidement des professionnels du business de la rédemption. Pauvres
petites choses ! pense le sauveur, ils ne peuvent pas s’en sortir tous
seuls. Ils ont besoin de mon aide. Et en ce qui concerne les pauvres petites
choses elles-mêmes, telle est la nature de la faiblesse humaine que c’est
précisément ce qu’elles désirent entendre, ou du moins ce que certaines d’entre
elles désirent entendre, car cela implique qu’elles ne sont pas responsables de
leurs malheurs. La solution se trouve ailleurs, et en attendant elles peuvent
continuer à s’adonner à leurs plaisantes mauvaises habitudes sans se sentir
coupables. Pour paraphraser la célèbre déclaration de Luther ils peuvent se dire
à eux-mêmes : « Me voici donc en train de manger. Je ne puis faire
autrement. » Il est probable que, dans n’importe quel entreprise, les gens
font d’autant plus d’effort qu’ils pensent être davantage en mesure d’influer
sur le résultat.
Rien de tout ceci ne revient à nier l’efficacité
de la chirurgie bariatrique. Mais la question se pose alors : qui va
payer ? Dans un paradis libertarien chacun payerait pour les conséquences
de son comportement – et la perspective d’avoir à le faire modérerait ce comportement
et l’orienterait en direction de notre intérêt de long terme. Cependant, c’est
précisément le degré de responsabilité des gros pour leur propre obésité qui
est en question, et cette question n’est probablement pas susceptible d’une
réponse définitive. Sont-ils responsables à 0, 10, 50, ou 100% ? Les deux
extrêmes sont – trop extrêmes justement, notamment l’option du 0%. Qui plus est,
lorsque les soins médicaux sont financés selon le principe de l’assurance et du
partage des risques, il semble inévitable qu’une large dose d’injustice et
d’aléa moral soit présente. Pourquoi devrais-je payer une prime pour couvrir,
mettons, les blessures liées à la pratique du sport si je ne fais aucun
sport ? A partir de quand un risque est-il suffisamment important ou
suffisamment sérieux pour modifier les primes ? Et qu’en est-il si le
risque en question est réellement hors du contrôle de la personne à
assurer ?
Le problème est particulièrement aigu en
Grande-Bretagne, avec son système de santé universel et centralisé, et
pratiquement gratuit pour le patient. Le coût moyen de la chirurgie bariatrique
y est estimé à environ 16 000$ ; selon l’un des articles de The Lancet environ deux millions de
personnes dans le pays auraient besoin de cette chirurgie ou pourraient en
retirer un bénéfice. Le coût de la chirurgie bariatrique pour tous ceux qui en auraient
besoin ou pourraient en retirer un bénéfice serait donc de 32 milliards,
approximativement 500$ par habitant. En supposant que les coûts s’ajouteraient
à ceux du système tel qu’il existe déjà, une famille de quatre personnes
devrait, d’une manière ou d’une autre, payer 2000$ de taxes supplémentaires
pour que les gros puissent subir leur opération (en supposant également que le
gouvernement ne recourrait pas à l’emprunt pour trouver l’argent, auquel cas
les coûts seraient largement transférés vers les générations futures.)
Un article de The
Lancet affirmait que ces taxes seraient pourtant une bonne affaire d’un
point de vue financier parce que les économies réalisées sur les dépenses de
santé des futurs obèses feraient plus que compenser les coûts de la chirurgie. Malheureusement
ces coûts sont immédiats alors que les bénéfices attendus sont situés dans le
futur, et même dans un futur lointain ; et il me semble qu’une caractéristique
commune de ce genre d’analyses coûts/bénéfices est que les coûts ont tendance à
augmenter avec le temps, et les bénéfices à s’évaporer.
Au surplus le coût n’est pas la seule contrainte.
La chirurgie bariatrique est une chirurgie spécialisée et les résultats sont
meilleurs lorsque le chirurgien et ses assistants sont expérimentés dans ce
type d’opération. Un tel équipe ne se forme pas du jour au lendemain ; et
dans un système rigide comme le nôtre augmenter le nombre d’actes de chirurgie
bariatrique pourrait signifier réduire le nombre d’autres actes de chirurgie,
des actes bénéficiant à des gens plus méritants en ce sens qu’ils souffrent de
pathologies auxquelles leur propre conduite a moins contribué. Une forme ou une
autre de rationnement de ce type de chirurgie est donc inévitable, mais sur
quelle base le mettre en place ? En fonction du besoin, du mérite, de la
capacité à payer, de valeur future pour la société de la personne obèse
(combien d’obèses sans emploi et avec un QI de 90 pour un ingénieur ou un
professeur obèse) ? Premier arrivé premier servi, ou par tirage au sort
peut-être ?
Dans notre système de santé une partie de la
formule utilisée pour rationner la chirurgie bariatrique est un Indice de Masse
Corporelle supérieur à 40 – ce qui signifie pas d’opération pour des gens ayant
un IMC inférieur à 40, ou à 35 s’ils sont atteints de diabète ou d’hypertension
sévère. L’IMC est un substitut à l’évaluation du besoin médical. Mais remarquez
un possible effet pervers : une personne ayant un IMC de 39 (ou de 34 si
elle a du diabète) pourrait essayer de grossir jusqu’à atteindre le seuil
fatidique afin de bénéficier de la chirurgie gratuitement – gratuitement pour
elle en tout cas – grâce à l’assurance maladie universelle, alors qu’elle n’y
aurait pas droit si elle restait moins grosse.
Il est intéressant de lire les recommandations
diététiques du BOPSA, le British
Overweight Surgery Patients’Association. Voici quelles sont, selon ces
recommandations, les règles d’or diététiques que les patients doivent observer
sur le long terme après leur opération :
Mangez seulement trois fois par jour.
Evitez de grignoter entre les repas. Si vous
suivez nos recommandations il n’y a aucune raison pour que vous ayez faim entre
les repas.
Mangez de la nourriture solide. La nourriture
molle peut être plus facile à digérer mais elle contient habituellement plus
d’hydrates de carbone et de lipides et ne vous donne pas autant de sensation de
satiété que la nourriture solide.
Mangez lentement, et arrêtez de manger dès que vous
vous sentez rassasié. Coupez votre nourriture en toutes petites bouchées, puis
mâchez chaque bouchée entre 10 et 25 fois avant de l’avaler. Arrêtez de manger
dès que vous vous sentez plein ou que vous ressentez une tension dans la
poitrine. Trop manger ou manger trop vite pourrait provoquer des symptômes
déplaisants comme des douleurs ou des vomissements.
Ne buvez pas durant les repas. Cela pourrait
chasser la nourriture hors de votre poche stomacale et vous donner une moindre
sensation de satiété. Evitez de boire 30 minutes avant un repas et pendant
l’heure qui suit.
Evitez les boissons très caloriques, tels que le
coca-cola, l’alcool, les jus de fruits avec des édulcorants et les milk-shakes.
Ce genre de boisson va passer rapidement de votre estomac à votre intestin
grêle, augmentant votre apport calorique. Idéalement, buvez de l’eau ou des
boissons sans calories, telles que le coca light ou la limonade zéro calories.
Appliquer ces règles d’or ne nécessite-t-il pas
précisément le genre de maitrise de soi dont la prétendue impossibilité est
censée justifier que l’on regarde l’obésité elle-même, et pas seulement ses
conséquences, comme une maladie ? Et que devient en ce cas l’affirmation
péremptoire et sans nuances de The Lancet
selon laquelle : « L’idée que l’obésité sévère serait le résultat de choix
sociaux ou comportementaux, et pourrait être surmontée par un effort déterminé
de la part du patient, ne cadre tout simplement pas avec la réalité médicale » ?
Regarder en face la faiblesse humaine ne signifie
pas condamner cavalièrement les faibles ou refuser de les aider. Nous sommes
tous faibles, sous un aspect ou un autre, et nous avons tous besoin de
compréhension et de compassion. Comme le dit Hamlet : « Que l’on
traite chacun selon ses mérites, et qui échappera au fouet ? »