Où, pour une fois, il est question d'architecture.
Le saccage architectural de Paris
Par Claire Berlinski – The city journal, winter 2018
En 2014, Anne Hidalgo, la
protégée du maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë, se présenta aux
élections pour lui succéder, ce qui lui valu le surnom de « La
dauphine ». Son adversaire conservatrice, Nathalie Kosciusko-Morizet,
gagna elle le surnom de « La harpiste », après une photographie
malencontreuse parue dans Paris-Match, sur laquelle elle posait enceinte,
allongée sur le sol d’une forêt, telle une nymphe des bois, à côté d’une harpe
deux fois grande comme elle. Les deux candidates promirent de redynamiser Paris
et d’en faire la rivale de Londres, de mettre fin à la pénurie de logements et
d’en finir avec la pollution de l’air. Toutes deux usèrent des mots
« développement durable » et « écologique » comme de
talismans. Peu importe qui gagne, disaient les gens, la réponse à la question
« Qu’est-ce qui est mince, Vert et Français ? » sera toujours
« Le maire de Paris ».
De manière prévisible, l’un des
points de désaccord entre les deux candidates pris naissance dans une
opposition de styles. Hidalgo s’engagea à favoriser la construction de
bâtiments de grande hauteur, qui lui semblaient nécessaires pour des raisons de
compétitivité économique. Sans ce genre de bâtiments, affirmait-elle, Paris
deviendrait un musée, comme Venise. Sa
campagne électorale promis une architecture qui « romprait » avec le
passé de Paris. NKM pris la position inverse. Les bâtiments de Paris étaient
historiquement de faible hauteur et de style classique ; il n’existait pas
de rapport direct entre le dynamisme économique et les constructions de grande
taille ; et de toute manière la densité urbaine de Paris était déjà deux
fois celle de New-York. Elle n’encourageait pas non plus la rupture pour la
rupture. Elle proposa à la place de transformer en piscines les stations de
métro désaffectées.
Les sondages montrèrent que 62%
des Parisiens étaient en accord avec NKM au sujet des gratte-ciels. Tout comme
l’UNESCO, dont le directeur-général adjoint pour la culture, Francesco Bandarin,
adjura la ville de rejeter les projets d’Hidalgo. « Si Paris désire être
considérée comme une ville ayant une valeur historique et un héritage, elle ne
devrait pas faire cela », affirma-t-il, « c’est une très mauvaise
idée ».
Mais Hidalgo remporta l’élection.
(…)
Et c’est ainsi que le premier
immeuble de grande hauteur voulu par la maire Hidalgo, la tour triangle, sera
construit dans le 15ème arrondissement. Ayant la forme d’une énorme
pyramide aplatie, l’immeuble disputera à la tour Montparnasse la prééminence
sur la ligne d’horizon. Les habitants du quartier s’y opposent violemment. Les
architectes auteurs du projet, les Suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron,
sont enthousiastes. « Cette évocation de la fabrique urbaine de
Paris », écrivent-ils, « à la fois classique et cohérente dans sa
globalité et variée et intrigante dans ses détails, se rencontre dans la façade
du Triangle. Tel un bâtiment classique, celui-ci propose deux niveaux
d’interprétation : une forme générale aisément reconnaissable ; et la
fine silhouette crystalline de sa façade, qui lui permet d’être perçu de manière
variée. »
Comme beaucoup de choses écrites
à propos des nouveaux projets architecturaux, ceci est dépourvu de sens. Le
bâtiment n’évoque pas « la fabrique urbaine de Paris ». Bien au
contraire, comme l’a justement fait remarquer NKM, la fabrique urbaine de Paris
est de faible hauteur et de style classique. Le Triangle n’est pas un bâtiment
classique, ni même semblable à un bâtiment classique ; il est à l’opposé
des principes de l’architecture classique pour la forme, les dimensions, les
proportions, la texture, les matériaux et l’ornement, pour ne rien dire de sa
hauteur. Les bâtiments classiques ne proposent pas non plus « deux niveaux
d’interprétation ». Ils n’ont pas davantage une fine silhouette
crystalline – et ce ne sera d’ailleurs pas le cas non plus du Triangle :
dans la représentation qu’en donnent les architectes il ressemble à un morceau
de fromage gris.
Hidalgo a invité des architectes
à soumettre d’autres plans pour « réinventer » la capitale dans le
cadre de ce qu’elle décrit comme « une expérimentation urbaine d’une
échelle sans précédent. » Beaucoup des projets retenus partagent une
esthétique similaire : ils font penser à des cartons à œufs scintillants,
ou à des baignoires, à d’improbables fougères déployées. Le mieux que l’on
puisse dire à leur propos est qu’ils sont minces, Verts, et Français.
Les temps changent, il est vrai,
et les villes ont besoin de renouveau et de modernisation. Mais il devrait être
possible d’y parvenir sans mettre en péril la beauté d’une ville. Et cela a
déjà été fait. Au milieu du 19ème siècle, le centre de Paris était
un dédale de rues enchevêtrées, un foyer d’émeutes et d’épidémies de choléra.
L’empereur Napoléon III montra à son préfet de la Seine, Georges-Eugène
Haussmann, un plan de Paris et lui donna pour instruction « d’aérer,
d’unifier et d’embellir ». Haussmann transforma le Paris décrit par Balzac
en la ville que nous connaissons de nos jours, une ville dans laquelle de
larges boulevards bordés d’arbres mènent l’œil à des monuments néoclassiques, à
des hôtels particuliers faits de marbre couleur crème et de calcaire, à des
fontaines spectaculaires et à des jardins soigneusement entretenus. Les grandes
cathédrales devinrent les joyaux d’un bracelet urbain fait de statues dorées,
d’ornement précieux, de gargouilles grimaçantes, de nymphes lascives et de
chérubins potelés. Le soir, le clair de lune scintille sur les flèches et les
clochers et fait étinceler la Seine ; les jeunes amoureux se pressent sur
les ponts qui enjambent le fleuve pour prendre de romantiques selfies qu’ils
postent immédiatement sur Instagram. Paris est l’une des villes les plus
visitées au monde, elle accueille près de 30 millions de touristes tous les ans
– ce qui est une des pièces maitresses de son économie – et c’est ce Paris là
que ceux-ci viennent voir, et non pas un Paris composé de morceaux de fromage
gigantesques.
Paris était plus beau après la
spectaculaire « rupture », comme dirait Hidalgo, effectuée par
Haussmann, qu’avant. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : si
Haussmann ignorait que Paris avait été autrefois une grande ville romaine, il
avait néanmoins totalement intégré et maitrisé les règles de l’architecture
classique. Au premier siècle avant Jésus-Christ, l’architecte romain Vitruve
écrivit le traité « Au sujet de l’architecture » (De architectura). Dans l’histoire de
Paris, les trois principes de Vitruve – firmitas,
utilitas, venustas – ont été respectés par tous les architectes dont les
bâtiments sont une réussite, et négligés par tous ceux dont les bâtiments sont
ratés. Firmitas : la
construction est-elle pérenne ? Utilitas :
est-elle utile ? Venustas :
est-elle belle ?
Depuis l’ère romaine les grands
bâtiments de la ville ont évoqué l’antiquité, avec l’importance accordée à la
symétrie et à la proportion. Tant l’Eglise que la monarchie ont usé de leur
influence et du mécénat pour encourager la construction de bâtiments respectant
cette tradition et tous les principaux styles de l’architecture parisienne –
Gallo-romain, Mérovingien, Carolingien, Roman, Gothique, Renaissance, Baroque,
Rococo, Néoclassique, Haussmannien, Beaux-arts – sont des dialectes issus du
même langage architectural antique. Paris doit sa beauté à l’équilibre entre la
variété – assurée par ces dialectes et les embellissements prodigués par les
multiples architectes et leurs mécènes - et la continuité des principes
architecturaux qui, jusqu’à une époque très récente, étaient considérés comme
objectivement corrects et éternels. Cette esthétique sous-jacente a été
conservée jusqu’après la seconde guerre mondiale, lorsque des architectes comme
Marcel Breuer et Henry Bernard ont érigé les premiers bâtiments modernistes
importants de la ville.
Le précurseur du Paris moderne,
Lutèce, fut fondé sur ce qui est aujourd’hui l’Ile de la Cité et la rive gauche
de la Seine ; le quartier s’appelle toujours le Quartier Latin. Lorsque
l’empire romain s’effondra au 5ème siècle, Lutèce aussi. Au début du
Moyen-Age, elle avait disparu. En reconstruisant les égouts de la ville et en
installant des canalisations pour les lampadaires à gaz, Haussmann découvrit
son passé. Sans cela nous ne connaitrions Lutèce que par des descriptions
elliptiques, comme celle qu’en fait César dans ses Commentaires de la guerre des Gaules. Tandis qu’Haussmann
construisait la ville nouvelle, l’archéologue Théodore Vacquer excavait
l’ancienne, léguant au public, à sa mort, quelques 10 000 photographies,
dessins, fragments imprimés et autres manuscrits décrivant celle-ci. Grâce à
cela nous connaissons les forums de Lutèce, ses aqueducs, le frigidarium et le
caldarium de ses bains publics, ses temples et sa nécropole.
Il est tentant d’attribuer à la
vanité et au mépris du passé la destruction semée par les architectes parisiens
au sortir de la guerre. Mais la vanité et le mépris du passé n’ont pas été un
obstacle pour Haussmann. Il jeta un coup d’œil aux vestiges de la ville qui
avait été ensevelie depuis plus de mille ans, et, d’un geste dédaigneux,
s’empressa de l’enterrer à nouveau, cette fois pour de bon. L’amphithéâtre fut
démoli pour laisser la place à un arrêt de bus. Si les reliques du passé le
laissaient insensible, cependant, tel n’était pas le cas des théories et des
règles qui avaient présidé à leur création. Par la suite, les bâtiments publics
et privés se conformèrent à une conception unifiée et respectèrent strictement
les principes de l’architecture Romaine - les théories et les règles enseignées
à l’Académie Royale d’Architecture, fondée en 1671.
L’approche Romaine de la
planification urbaine était systématique : ils construisaient leurs villes
dans des grilles rectilignes, avec des espaces publics et de vastes avenues
triomphantes conduisant l’œil aux monuments du pouvoir. Le modèle d’Haussmann
était Rome elle-même. Par leurs proportions, les bâtiments Romains
ressemblaient beaucoup à ceux des Grecs et des Etrusques – des structures
horizontales soutenues par des colonnes – mais avec des innovations qui leur
étaient propres : les Romains utilisaient de nouveaux matériaux, apportés
depuis les confins de l’empire et ils avaient découvert que le calcaire pouvait
être utilisé pour faire du béton, un matériau suffisamment solide pour soutenir
des travées massives, des basiliques, et des arcs de triomphe. Inspirés par
leurs conquêtes orientales ils introduisirent de nouveaux éléments décoratifs –
des feuilles de papyrus, par exemple – de même que des piédestaux sculptés, des
rues à colonnades et des fontaines ornementales.
Ce que les Romains avaient compris,
et ce que les architectes contemporains ne parviennent pas à comprendre, c’est
qu’il n’était pas forcément nécessaire de faire usage de leurs capacités
techniques nouvelles – ils pouvaient désormais, par exemple, construire sans
l’aide de colonnes, mais cela ne voulait pas dire qu’ils devaient le faire. Ils comprenaient que la forme des bâtiments et
le plan des villes sont comme un langage et que les colonnes, par leurs
propriétés intrinsèques ou bien par le jeu de l’habitude et de la tradition,
signifiaient la grandeur et le pouvoir. Les colonnes purement décoratives sur
les bâtiments Romains sont un élément rhétorique clef d’un langage
architectural qui dit : « Nous seuls, parce que nous sommes un grand
pouvoir impérial, possédons la richesse, l’expertise, et l’audace nécessaires
pour produire des édifices aussi grands et solennels. » Aux quatre coins
du globe le langage de l’architecture classique est toujours compris,
intuitivement, comme signifiant précisément cela, parce qu’il existe une
signification inhérente à ces formes et ces proportions ou bien parce que, tôt
ou tard, les quatre coins du monde furent colonisés par les Romains ou par ceux
que les Romains avaient colonisés.
Durant le Moyen-Âge, avec
l’effondrement de l’empire romain, Paris se libéra du langage strictement
classique. Les bâtiments étaient accolés au hasard et les rues se
construisaient sans planification. Le socialiste français Victor Considérant
décrivit le résultat comme « un atelier de putréfaction, où la misère, la
pestilence et la maladie travaillent de concert, où l’air et la lumière du
soleil ne pénètrent que rarement. » Cependant, les quelques maisons à
pignons qui subsistent de cette époque là sont agréables à regarder, de
dimensions humaines, et simples, bien que non dépourvues d’ornements.
Les grandes cathédrales de cette
période figurent, bien entendu, parmi les plus grandes réalisations de
l’humanité. Elles représentent une transition harmonieuse à partir de
l’architecture romane tardive qui – comme son nom l’indique – était directement
dérivée des Romains. Les innovations clefs de la période médiévale furent
structurelles : les bâtiments commencèrent à s’élever vers le ciel grâce à
l’usage des arcs brisés, qui supportent davantage de poids que les arcs en
plein cintre ; des arcs boutants qui transfèrent le poids depuis les murs
vers le sol ; et des croisées d’ogive, qui renforcent la structure des
plafonds. Ces squelettes solides permirent pour la première fois la pose
d’énormes vitraux richement détaillés représentant des épisodes de la Bible.
Dans la mesure où peu d’hommes du Moyen-Âge savaient lire, ces vitraux étaient
le Verbe, écrit dans la lumière.
Les hommes qui bâtirent la
cathédrale de Notre-Dame étaient des étudiants passionnés des Grecs et des
Romains et, comme leurs prédécesseurs classiques, obsédés par la perfection des
proportions. Les prêtres médiévaux se saisirent de l’idée que la suprême beauté
de l’univers est basée sur des ratios parfaits et des nombres idéaux. Les
cathédrales étaient en effet plus hautes que les bâtiments qui les entouraient,
mais pas de manière disproportionnée. Ces bâtiments parlaient un langage
universel. Ce n’est pas sans raison que l’œil est attiré par le ciel, et de
même il existe une raison pour laquelle l’église se tient littéralement
au-dessus de tout, au centre de la vie de la cité.
Certaines villes -mettons par
exemple San Francisco - doivent leur beauté à leur lumière, à leur topographie,
ou à leur cadre naturel. Paris n’est pas l’une d’elle. Si vous prenez le métro
pour vous rendre dans les arrondissements extérieurs vous voyez immédiatement
que Paris est bâti sur une plaine morne et sans reliefs du nord de l’Europe.
Deux millions de personnes vivent dans le centre historique. Le périphérique
les sépare telle une douve des huit millions qui vivent dans les tours
d’immeubles en béton des banlieues, posées les unes à côté des autres. Paris a
exilé ses pauvres et ses immigrés dans les marges hideuses, par une sorte
d’apartheid architectural. Ces bâtiments incarnent les échecs du modernisme. Ce
sont des endroits dans lesquels, selon les mots de Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l’Intérieur, la gangrène s’est installée.
Paris est toujours beau, mais
Dieu sait que les architectes font de leur mieux pour ruiner cette beauté. La
périphérie a été détruite et le centre a été abimé. Aucun architecte ayant
œuvré depuis la fin de la seconde guerre mondiale n’a ajouté à la beauté de la
ville, et chacun d’entre eux en a soustrait quelque chose. Les nouveaux
bâtiments ont suscité une condamnation universelle dès leur conception, seule
la familiarité les a rendus tolérables. Les fait que les architectes
d’après-guerre soient incapables de faire quoi que ce soit de beau est une
vérité si unanimement acceptée que personne ne se soucie de demander pourquoi.
Il s’agit juste d’un aspect de la vie moderne, au même titre que les voyages en
avion et internet.
L’architecture urbaine n’a pas
décliné parce que les démocraties modernes ne peuvent pas se permettre de bâtir
de beaux bâtiments : la tour triangle coûtera 720 millions de dollars.
Cela ne coûterait pas beaucoup plus cher, et serait certainement beaucoup plus
populaire, de bâtir des copies de célèbres monuments parisiens, comme cela a
été fait à Tiandu Cheng, dans la périphérie de Shangaï. Le PIB par habitant de
la France au 17ème siècle était d’environ 1875 dollars, selon
l’historien de l’économie Angus Maddison ; le pays est aujourd’hui 22 fois
plus riche. L’argument selon lequel la France serait trop pauvre pour
construire de beaux bâtiments n’a absolument aucun sens – et encore plus si
l’on prend en compte l’amélioration de la productivité du travail, des
techniques de construction et de l’accès à de nouveaux matériaux. En fait, les
bâtiments modernes ont tendance à être faramineusement chers et dispendieux :
la philharmonie de Paris, par Jean Nouvel, par exemple, est probablement la
salle de concert la plus chère de toute l’histoire. Commandé par le Sénat
français en 2006 son budget de départ était de 170 millions d’euros. Bien que
son ouverture ait été prévue pour 2012, il n’était toujours pas prêt en 2014 –
et avait déjà coûté 200 millions d’euros de plus que prévu. A ce moment-là il
était évident que la chose ressemblerait toujours à un avant-poste abandonné de
l’empire klingon. Le Sénat refusa de dépenser davantage d’argent. Nouvel
boycotta l’ouverture de la philharmonie en janvier 2015, affirmant que, si elle
était laide, c’était parce que le Sénat avait refusé qu’elle coûte encore plus
cher.
S’il n’est pas évident de
comprendre pourquoi l’architecture moderne doit être si déplaisante, il est
particulièrement difficile de comprendre pourquoi l’architecture française doit
l’être. Pourquoi un peuple environné de tant d’exemples magnifiques adopte-t-il
le pire du style moderne international ? Invariablement, les nouvelles
constructions sont justifiées par le même refrain : Paris ne peut pas être
un musée ; il doit être moderne. Mais ceux qui disent cela n’ont aucune
idée précise de ce qui est « moderne », ou de ce que cela devrait
être, à part « peut-être comme New-York ». Si les Parisiens voulaient
vraiment imiter le dynamisme de New-York, ils commenceraient par étudier son
économie, pas son architecture.
Il n’est même pas possible de
dire des bâtiments modernes que, comme la pop musique, ils sont tape-à-l’œil
mais largement appréciés. Ces bâtiments sont détestés. Les constructions
modernistes font plonger le prix des propriétés alentour ; la criminalité
du quartier augmente, ainsi que les taux de morbidité et de mortalité. Et non,
ce n’est pas parce que de tels bâtiments sont « abordables ». Les
vendeurs de drogue, les pickpockets et les voyous doivent se déplacer depuis la
périphérie abordable de la ville pour trainer autour du Centre Pompidou, dont
la laideur a été dénoncée par tellement de gens avant moi que je ne juge pas
utile de rajouter une pièce au dossier. Les traine-savates savent, d’une
manière ou d’une autre, qu’il a été conçu pour eux.
La concentration de modernisme
navrant atteint son maximum dans les banlieues. Contrairement à la légende, ces
périphéries laides ne sont pas manifestement des lieux de cauchemars, pas plus
qu’elles ne sont soumises à la loi islamique ou qu’elles ne sont trop
dangereuses pour qu’on puisse y rentrer. Mais elles sont très laides. J’ai visité Gennevilliers peu de temps après les
attaques contre Charlie-Hebdo, à la recherche d’éléments qui me permettraient
de comprendre le milieu dans lequel a grandi le terroriste Chérif Kouachi. J’ai
trouvé peu de choses. Une banderole proclamait « Gennevilliers est unie
contre la barbarie et pour la liberté d’expression », mais c’était là le
seul indice que peut-être certains ici n’étaient pas d’accord avec ça. La ville
dispose d’un centre culturel propre et moderne, nommé d’après un obscur
écrivain franco-antillais, qui propose des activités comme la dégustation de
chocolat artisanal et des cours de manucure, et elle est bien pourvue en
marchés et en pharmacies. Cela ressemble à un endroit normal dans lequel
habiter, à part le mystère de sa laideur banale.
Les expériences modernistes ont abimé
des villes partout dans le monde, mais nulle part plus qu’à Paris. La
Révolution française n’a pas eu d’effets néfastes sur l’architecture de la
ville. Même l’occupation par les nazis n’a pas réussi à détruire sa beauté. Les
architectes de l’après-guerre sont les seuls qui aient pensé que cela serait
une bonne idée de la ruiner. Même si, en définitive, aucune théorie ne suffit
pour expliquer ce goût nouveau pour le vandalisme architectural, certaines du
moins sont suggestives. Peut-être la catastrophe de la seconde guerre mondiale
a-t-elle tellement sapé la confiance de la France en elle-même que cela a
obscurci le caractère grotesque des conceptions malsaines de Le Corbusier.
Après la première guerre mondiale, Le Corbusier décrivit l’héritage architectural
de la France comme « défloré ». Il semble que la seconde guerre
mondiale ait convaincu les urbanistes français que, maintenant qu’il avait
perdu son innocence, l’héritage de la France méritait d’être violé.
Paris demeure l’un des plus
nobles ornements du monde, mais la destruction de son centre est en cours.
Chaque président de la 5ème République a cherché à laisser sa marque
sur Paris, et chacun d’entre eux a lancé des grands travaux, qui tous l’ont
rendu plus laid. Du moins l’action de Charles de Gaulle sur le centre de Paris
fut-elle largement inoffensive. Il réserva ses élans pharaoniques pour d’autres
projets : évitant un coup d’Etat et développant une force de dissuasion
nucléaire indépendante. Mais à la fin des années 1960 le réaménagement urbain
était devenu synonyme de spéculation immobilière et de corruption, de décisions
secrètes, et de collusion entre les entreprises semi-publiques de la France et
ses planificateurs technocratiques.
La gangrène commença son œuvre
sous le président Georges Pompidou, élu en 1969, l’année même où commença la
construction de la Tour Montparnasse, un bâtiment de grande hauteur d’une
laideur si menaçante qu’il est devenu un symbole. Tout le monde présume que la
corruption et les pots-de-vin ont hâté sa création – il est trop perturbant
d’imaginer qu’un homme en possession des codes nucléaires ait pu sérieusement
croire que cette construction était une bonne idée. Les touristes sont fascinés
par son sinistre pouvoir de destruction.
Les effets de la Tour
Montparnasse sont particulièrement tragiques en ce qui concerne le jardin du
Luxembourg, le plus beau des jardins urbains, un modèle de conception délicate
et accueillante. Ses pelouses, ses promenades bordées d’arbres et ses parterres
de fleurs sont cultivés avec soin. Il offre un charmant petit bois avec un
restaurant d’extérieur, un bassin miroitant sur lequel les petits Français
poussent toujours des petits bateaux au milieu des canards qui barbotent, un
verger de pommiers et de poiriers, un manège vieil époque et une grande
esplanade qui attire les amoureux et les pique-niqueurs. A l’ouest du jardin se
trouvent les majestueux bâtiments du Sénat, un musée, une allée de graviers et
des arbres remarquables. Mais, de tous les recoins du parc, la chose est visible – la Tour
Montparnasse. A peu près de la taille de la Tour Eiffel elle est, pour le
moment, le seul gratte-ciel à Paris.
La Tour Montparnasse, cependant,
n’est pas le seul bâtiment sinistre hérité de l’ère Pompidou. Bien qu’avec
juste treize étages elle ne soit pas à strictement parler un gratte-ciel, la
tour Zamansky de l’université de Jussieu est une autre performance en termes de
laideur. Planifiée dans les années 1960 et construite dans les années 1970, la
tour a été conçue pour des étudiants trop impuissants pour protester et des
enseignants trop sots pour se méfier. Les dirigeants de l’université
travaillèrent sur les plans avec le ministère de l’Education. Ils furent fiers
du résultat. L’université s’est développée sur un espace considérable autrefois
occupé par un charmant marché aux vins. Elle comprend une série de tours plus
petites, avec la plus grande sur l’un des côtés. L’eau s’écoule mal sur la
dalle et elle est inondée en hiver. Les bâtiments n’ont pas suffisamment
d’ascenseurs, et ceux qui existent fonctionnent mal. Les fenêtres ne s’ouvrent
pas. Au pied des bâtiments les pigeons volètent d’un pilier à l’autre. Le tout
ressemble à un camp de concentration. De fait le campus a été conçu par un
survivant de l’Holocauste et une victime des camps. Il est compréhensible qu’il
n’ait pas pu faire disparaitre ces souvenirs de son esprit ; il est
incompréhensible qu’il ait été encouragé à recréer cet environnement au cœur de
Paris.
Le règne de l’erreur de Pompidou
suscita le Fructidor de François Mitterrand. Les « grandes opérations
d’architecture et d’urbanisme » de Mitterrand furent son programme pour
construire huit bâtiments monumentaux à Paris ; ceux-ci devaient
symboliser la politique du Parti Socialiste, dont il était l’incarnation, et
témoigner de la grandeur de la France à la fin du 20ème siècle.
Tandis que l’ampleur et le coût des travaux évoquaient Louis XIV, il est
remarquable qu’aucun de ces projets individuels – la pyramide du Louvre, le
parc de la Villette, l’Institut du Monde Arabe, l’Opéra Bastille, la Grande
Arche de la Défense, le ministère des finances, ou la Bibliothèque Nationale –
n’aurait été déplacé à Miami, à Dubaï, à Shangaï ou à Sydney. Il n’y a que
quelques villes dans le monde dans lesquelles de tels bâtiments n’auraient eu
aucun sens. Paris est l’une d’entre elles.
Non seulement ces bâtiments sont
laids, mais en plus ils n’atteignent même pas l’objectif qui, selon les
architectes, justifie leur laideur : l’originalité. Considérez par exemple
la pyramide du Louvre, commandée par Mitterrand en 1984, qui occupe maintenant
la cour Napoléon qui était auparavant vide, comme l’avaient voulu ses
concepteurs. La cour originelle du 17ème siècle était censée
interposer un espace entre les sombres façades du musée ; plus tard, elle
offrit une vue dégagée depuis le Louvre jusqu’à l’arc de triomphe, situé à peu
près 4 kilomètres plus loin. Cherchant quelqu’un qui, par instinct et par
formation, serait capable d’apprécier correctement le caractère spécifiquement
français aussi bien des bâtiments que du paysage urbain, le gouvernement de
François Mitterrand porta son choix, de manière inexplicable, sur l’architecte
sino-américain I. M. Pei.
Lorsque les plans de la pyramide
furent publiés, les critiques architecturaux du journal Le Monde déclarèrent
qu’elle était un monument au mauvais goût et que sa place était à Disney World.
Cette critique est inappropriée, et elle laisse penser que même le vocabulaire
de la critique architecturale française s’est perdu. La pyramide de Pei est un
prouesse architecturale coûteuse, qui n’a rien de kitsch ni dans son dessin ni
dans ses matériaux. Ce que cette pyramide a de curieux, c’est qu’elle semble
familière : elle ressemble à un magasin Apple.
Comme tant de bâtiments
modernistes, la pyramide de Pei donne une impression d’élégance en utilisant
des matériaux coûteux. Les modernistes détestaient les ornements, qu’ils
définissaient comme quelque chose dont le bâtiment n’a pas besoin. Les
« ornements » de la pyramide de Pei sont la couleur et l’indice de
réfraction de ses panneaux de verre. Si nous devions bâtir exactement la même
structure avec du verre industriel bon marché, le résultat serait incontestablement
terne et vulgaire. Un bâtiment bien conçu peut supporter la perte de ses
ornements tout en continuant à présenter la même forme architecturale, en
suscitant les mêmes sentiments et en dégageant la même impression de beauté et
d’utilité. La pyramide de Pei ne peut pas passer ce test. Son ornementation est
intrinsèque et ne peut être enlevée sans altérer radicalement le jugement que
nous portons sur le bâtiment – une bonne raison de penser que celui-ci est
défectueux.
La chose la plus frappante au
sujet de la pyramide de Pei et qui est rarement remarquée : elle est de
loin le plus réussi des bâtiments français modernes. Elle est néanmoins
affreuse.
Durant sa campagne électorale,
NKM laissa entendre qu’elle raserait la Tour Montparnasse. Hidalgo rappela aux
électeurs que seuls les 300 propriétaires de la Tour pouvaient prendre une
telle décision – ce qui est très improbable étant donné qu’ils jouissent de la
seule vue de Paris qui ne soit pas souillée par celle-ci.
Après que la Tour ait été
construite, les Parisiens furent tellement indignés par le saccage de leur
ligne d’horizon qu’ils bannirent tout bâtiment de grande hauteur dans le centre
de Paris. En 2008, le Parti Socialiste fit voter par le conseil municipal une
résolution autorisant à nouveau leur construction. Aujourd’hui, hélas, Paris
est confronté à la perspective d’accomplir de nouvelles expériences masochistes
sur lui-même.
Il est vrai qu’une ville ne peut
pas demeurer figée si elle veut être un centre économique prospère ; de
nouveaux bâtiments doivent être construits, comme partout. Le problème – et le
mystère – est que plus personne ne semble capable, comme Haussmann, de
construire quelque chose qui soit à la fois nouveau, durable, utile, et beau.
N’importe qui ayant considéré les 23 projets retenus par Hidalgo dans le cadre
de son concours pour « réinventer » Paris doit admettre ces deux
faits étranges : les architectes français sont catastrophiques, et les
gouvernants français n’ont aucun goût. C’est une dangereuse combinaison.