Il y a presque deux ans de cela, j’avais trouvé dans The Claremont
Review of Books un long article de Christopher Caldwell, au sujet de la Russie
et de Poutine, qui m’avais semblé fort intéressant. J’avais hésité un moment à
la traduire, mais la longueur de l’article et le manque de temps m’avaient
découragé. Et puis, il y a peu, je suis tombé sur l’article ci-dessous, qui est
une sorte de résumé du premier. Cette fois, n’écoutant que mon courage, je l’ai
traduit pour vous. Il n’est pas vraiment nécessaire de me remercier, mais si
vous y tenez beaucoup…
Comment penser au sujet de Vladimir Poutine
Christopher Caldwell, Imprimis, March 2017, vol 46, n°3
Vladimir Poutine est un puissant
symbole idéologique et un révélateur idéologique hautement efficace. Il est un
héros pour les populistes conservateurs partout dans le monde, et il est anathème
pour les progressistes. Je ne veux pas le comparer à notre propre président,
mais si vous en savez suffisamment à propos de ce que tel Américain pense de Poutine,
vous êtes probablement capable de dire ce qu’il pense de Donald Trump.
Laissez-moi souligner dès le
début que ceci ne sera pas une conférence sur ce qu’il faut penser de Poutine, vous êtes tous capables de vous
faire votre propre idée à ce sujet, mais plutôt sur comment penser à propos de Poutine. Et sur ce point, il faut se
rappeler une vérité élémentaire, bien que souvent oubliée. Nos gouvernants
mondialistes peuvent bien avoir dénigré la souveraineté depuis la fin de la
guerre froide, cela ne signifie pas qu’elle ait cessé un seul instant d’être le
sujet primordial de la politique.
Vladimir Vladimirovitch n’est pas
le président d’une ONG féministe. Il n’est pas un activiste pour les droits des
transgenres. Il n’est pas un médiateur appointé par les Nations Unies pour
préparer et dispenser des présentations Power Point au sujet de l’énergie
verte. Il est le dirigeant élu de la Russie – un pays rude, relativement pauvre
et militairement puissant qui dans les dernières années a fréquemment été
humilié, volé, et trompé. Sa tâche a été de protéger les prérogatives et la
souveraineté de son pays dans un système international qui cherche à éroder la
souveraineté de manière générale, et considère la souveraineté russe en
particulier comme une menace.
Selon les critères américains,
Poutine n’a montré au mieux qu’un respect sporadique pour le processus
démocratique. Il a réprimé des manifestations pacifiques. Des opposants
politiques ont été arrêtés et emprisonnés tout au long de son règne. Certains
ont même été assassinés : Anna Politovskaïa, la journaliste militante qui
a couvert le conflit tchétchène, abattue dans son appartement à Moscou en 2006 ;
Alexandre Litvinenko, l’espion empoisonné au polonium 210 à Londres quelques
mois plus tard ; l’activiste Boris Nemtsov, abattu sur un pont à Moscou
début 2015. Bien que les preuves reliant ces assassinats à l’entourage de
Poutine soient indirectes, elles méritent d’être examinées.
Cependant, si nous devions faire
usage de critères traditionnels pour
juger des gouvernants, des critères qui incluent la défense des frontières et la
prospérité nationale, Poutine serait considéré comme l’homme d’Etat prééminent
de notre époque. Sur la scène mondiale, qui donc peut se mesurer à lui ?
Seulement le turc Recep Tayyip Erdogan.
Lorsque Poutine s’est emparé du
pouvoir au cours de l’hiver 1999-2000, son pays était sans défense. Il était en
faillite. Il était dépecé par ses nouvelles élites cleptocrates, de connivence
avec ses anciens rivaux impériaux, les Américains. Poutine a mis un terme à
cela. Dans la première décennie de ce siècle, il a fait ce que Kemal Atatürk a fait
en Turquie dans les années 1920. A partir d’un empire en voie d’effondrement,
il a restauré un Etat-nation, et lui a donné une cohérence et un but. Il a mis
au pas les ploutocrates de son pays. Il lui a redonné sa puissance militaire.
Et il a refusé, avec une rhétorique de plus en plus abrupte, d’accepter pour la
Russie le rôle subordonné dans un système mondial dirigé par les Américains que
lui dessinaient les politiciens et les hommes d’affaire étrangers . Ceux qui
votent pour lui estiment qu’il a sauvé son pays.
Pourquoi les intellectuels
américains sont-ils de tels idéologues lorsqu’ils parlent du « système
international » ? Probablement parce que les intellectuels américains
ont inventé ce système, et parce qu’ils sont persuadés qu’il ne pourra jamais
exister de raison historique légitime pour laquelle un homme politique se
dresserait contre ce système. Ils ont nié l’existence d’une telle raison
lorsque Rodrigo Duterte est arrivé au pouvoir aux Philippines. Ils font de même
avec Donald Trump. Et ils l’ont fait avec Poutine. Ils supposent qu’il s’est
élevé des rangs du KGB à seule fin d’incarner un mal que nos vertueux
gouvernants pourraient éradiquer.
Poutine n’a pas surgi de nulle
part. Les Russes ne se contentent pas de le tolérer, ils le vénèrent. Vous
pouvez mieux comprendre pourquoi il a régné depuis dix-sept ans si vous vous
rappelez que, dans les quelques années qui ont suivi la chute du communisme,
l’espérance de vie moyenne en Russie était tombée en dessous de celle du
Bangladesh. C’est une déchéance qui doit être attribuée à Boris Eltsine.
L’opportunisme intrépide de Eltsine a fait de lui un adversaire indispensable
du communisme, à la fin des années 1980. Mais cela a aussi fait de lui un
mauvais père fondateur pour un Etat moderne. Alexandre Soljenitsyne, dont les
écrits au sujet du communisme lui donnent quelques titres à être considéré
comme le plus grand homme du 20ème siècle, estimait que les
gouvernants post-communistes avaient rendu l’état du pays pire encore. En l’an
2000, Soljenitsyne écrivait : « Le
résultat de l’ère Eltsine est que tous les secteurs fondamentaux de notre vie
politique, économique, culturelle et morale ont été détruits et pillés.
Allons-nous continuer à piller et détruire la Russie jusqu’à ce que plus rien ne
subsiste ? » Cette année-là Poutine est arrivé au pouvoir. Il était
la réponse à la question posée par Soljenitsyne.
Poutine fit deux choses qui lui
gagnèrent la loyauté de Soljenitsyne et de bien d’autres Russes : il a mis
au pas les milliardaires qui pillaient le pays, et il a redonné un statut
international à la Russie. Examinons-les tour à tour.
La Russie conserve des éléments
kleptocratiques, basés sur un contrôle oligarchique des ressources naturelles.
Mais nous devons nous souvenir que Poutine a hérité de cette kleptocratie. Il
ne l’a pas créé. Le transfert des ressources naturelles de la Russie aux mains
de communistes liés au KGB, qui se prétendaient des hommes d’affaires, a été un
moment tragique pour la Russie. Ce fut aussi un moment honteux pour l’Occident.
Les politologues occidentaux fournirent au vol une couverture idéologique, en
le présentant comme une « transition vers le capitalisme ». Les
entreprises occidentales, y compris les banques, fournirent les capitaux.
Laissez-moi insister sur ce
point. Les oligarques qui transformèrent la Russie en une ploutocratie armée en
l’espace d’une demi-décennie après la chute du communisme, en 1991,
prétendaient être des capitalistes. Mais ils étaient pour la plupart des hommes
qui avaient été formés à être la prochaine génération de la nomenklatura
communiste – des gens comme Boris Bérézovsky, Vladimir Goussinsky et Mikhail
Khodorkovsky. Ils étaient ceux qui connaissaient la nature et l’étendu des
avoirs de l’Etat, et ils contrôlaient les programmes de privatisation. Ils
avaient accès aux financements occidentaux, et ils étaient prêts à user de la
violence et de l’intimidation. Ils s’emparèrent donc du pouvoir, exactement
comme ils avaient prévu de le faire à l’époque, lorsqu’ils étaient à l’école
des cadres du parti communiste, mais désormais en tant que propriétaires, et
non en tant que bureaucrates. Dans la mesure où, à l’époque communiste, l’Etat
possédait tout, cela représentait un gain pour le moins substantiel. Le règne
de Eltsine fut bâti sur les fortunes de ces milliardaires, et vice-versa.
Khodorkovsky est récemment devenu
le symbole des abus de pouvoir de Poutine, parce que Poutine l’a fait condamner
à dix ans de prison. Le procès de Khodorkovsky ne correspondait certainement
pas aux critères occidentaux. Mais la privatisation orchestrée par Khodorkovsky
était parmi les plus obscènes de toutes. Dans sa récente biographie de Poutine,
Steven Lee Myers, l’ancien correspondant du New-York Times à Moscou, a calculé
que Khodorkovsky et ses associés avaient payé 150 millions de dollars dans les
années 1990 pour acquérir l’unité de production principale de la compagnie
pétrolière Yukos, qui fut ensuite évaluée à environ 20 milliards de dollars en
2004. En d’autres termes, ils ont acquis une partie de la ressource essentielle
de la Russie – son pétrole – pour moins de 1% de sa valeur. Poutine a fini par
nommer ces gens « les milliardaires d’Etat ». Il considérait que ces
hommes pillaient la Russie, et il s’est efforcé de rendre au pays ce qui lui
avait été volé. Il a également compris que la Russie avait besoin de reprendre
le contrôle de ses vastes réserves de gaz et de pétrole, desquelles dépendaient
la plupart des pays européens, car elles étaient le seul levier géopolitique
qu’il lui restait.
L’autre chose que fit Poutine fut
de restaurer le statut international de la Russie. Il arriva au pouvoir une
décennie après que son pays ait subi en Afghanistan une défaite comparable à
celle du Vietnam. A la suite de cette défaite, la Russie avait été incapable de
mettre fin à un soulèvement islamiste sanglant en Tchétchénie. Et pire que
tout, elle avait été humiliée par les Etats-Unis et l’OTAN au cours de la
guerre de Serbie en 1999, lorsque l’administration Clinton avait soutenu un
mouvement d’indépendance nationaliste et islamiste au Kosovo. Ce fut la
dernière guerre pendant laquelle les Etats-Unis combattirent aux côtés
d’Oussama Ben Laden, et les Etats-Unis utilisèrent cette occasion pour montrer
à la Russie la place très modeste qui était la sienne dans l’ordre
international, en la traitant comme une nuisance et une arrière-pensée. Poutine
devint président un an après que Eltsine ait été amené à consentir au
démembrement de l’allié de la Russie, la Serbie, et en entrant en fonction
Poutine déclara : « nous ne tolèrerons aucune humiliation infligée à
l’orgueil national des Russes, ou aucune menace envers l’intégrité territoriale
du pays. »
La dégradation de la position
internationale de la Russie représentée par la guerre de Serbie est ce à quoi
Poutine faisait allusion dans sa déclaration fameuse selon laquelle
l’effondrement de l’URSS avait été « la plus grande catastrophe
géopolitique de ce siècle ». Cette affirmation est souvent mal comprise ou
présentée sous un faux jour : elle ne signifiait nullement qu’il avait un
quelconque désir de revenir au communisme. Mais lorsque Poutine a affirmé qu’il
restaurerait la force de la Russie, il était sérieux. Il a refoulé les armées
islamistes en Tchétchénie et au Dagestan et a adopté une ligne dure envers le
terrorisme – y compris la décision de ne pas négocier avec les preneurs
d’otages, même en secret.
Il y a un thème qui revient
constamment dans la politique étrangère de la Russie, comme il l’a fait durant
la plus grande partie de son histoire. Aucun autre pays, à l’exception
d’Israël, n’a une frontière plus dangereuse avec le monde musulman. On pourrait
penser que ce fait serait le prisme principal à travers lequel interpréter la
conduite des Russes – un bon point de départ pour l’Occident afin d’essayer
d’expliquer le comportement de la Russie qui, au premier abord, ne semble pas
avoir de motivation évidente. Cependant, les protestations contre Poutine en
Occident ne se sont absolument pas focalisées là-dessus. Elles ne se sont pas
focalisées sur l’intervention de la Russie contre ISIS dans la guerre en Syrie,
ou même sur le fait que la Russie ait donné asile à Edward Snowden, le fugitif
qui a rendu public les informations secrètes des services de renseignement
américains.
Les deux épisodes d’indignation
concertée au sujet de Poutine parmi les progressistes occidentaux ont porté sur
des questions insignifiantes pour le reste du monde, mais vitales au monde du
progressisme. Le premier épisode se produisit en 2014 lorsque les jeux
olympiques d’hiver, qui devaient avoir lieu à Sotchi, fournirent une occasion
d’infliger à la Russie des dégâts économiques. La plupart des dirigeants
mondiaux assistèrent bien volontiers aux jeux, depuis Mark Rutte (Pays-Bas) à
Enrico Letta (Italie), Xi Jinping (Chine) et Shinzo Abe (Japon). Mais trois
dirigeants – David Cameron, pour la Grande-Bretagne, François Hollande, pour la
France, et Barack Obama, pour les Etats-Unis – ont provoqué l’ire des
progressistes de leurs pays respectifs à propos d’une série de questions intérieures. Tout d’abord il y avait
Khodorkovsky, le magnat du pétrole emprisonné ; Poutine le relâcha avant
que les jeux olympiques ne commencent. Puis il y avait les jeunes femmes qui
s’appelaient elles-mêmes les Pussy Riot, des « artistes » qui avaient
été condamnées à de la prison pour avoir violé les lois russes contre le
blasphème après qu’elles aient perturbé un office religieux en chantant des
chansons obscènes au sujet de Dieu (les télévisions occidentales n’en ont
presque jamais montré les traductions) ; Poutine les relâcha également
avant les jeux. Enfin il y avait l’article russe 6.21, qui dans la presse
américaine était décrit de manière étrange comme une loi contre « la
soi-disant propagande homosexuelle ». Une traduction plus exacte de ce que
cette loi interdit serait la promotion « des relations sexuelles non
traditionnelles avec les enfants. » Maintenant, certains Américains
pourraient souhaiter que la Russie prenne la religion ou l’homosexualité moins
au sérieux tout en étant néanmoins frappés par le caractère très local de ces
questions. Il y a quelque chose d’immodéré dans le fait de les transformer en
incidents diplomatiques et de proférer toutes sortes de menaces à cause
d’elles.
La seconde campagne contre Poutine
a été la tentative, de la part de l’administration Obama sortante, de jeter le
doute sur la légitimité de l’élection présidentielle de novembre dernier en
sous-entendant que le gouvernement russe l’avait, d’une manière ou d’une autre
« piraté ». Il s’agit là d’un épisode extraordinaire dans l’histoire
de la fabrication de l’opinion. Je ne prétendrais certes pas posséder une
quelconque compétence indépendante en matière de cyber-espionnage. Mais
n’importe qui ayant lu la documentation publique sur laquelle repose cette
accusation n’aura trouvé que des spéculations, des arguments d’autorité, et des
tentatives de remplacer la logique par la répétition.
A la mi-décembre, le New-York
Times a publié un article intitulé « Comment Moscou a pointé une arme
parfaite sur l’élection américaine ». La plupart des affirmations
contenues dans cet article provenaient de sources anonymes au sein du
gouvernement et d’employés de Crowdstrike, la firme de cyber-sécurité employée
par les Démocrates pour examiner un ordinateur piraté lors du Democratic
National Comitee. Ils citent ceux qui travaillaient au sein du comité secret
anti-piratage du DNC, y compris la présidente du parti, Debbie Wasserman
Schultz, et l’avocat du parti, Michael Sussmann. Par la suite, un rapport du
National Intelligence Council que le gouvernement rendit public en janvier
révéla le cœur de l’affaire : plus de la moitié du rapport était consacrée
à des plaintes au sujet de la partialité de RT, le réseau international de
télévision du gouvernement russe.
Une fois encore, nous ne savons
pas ce que savent les agences de renseignement. Mais il n’existe aucune preuve
publique justifiant le fait que le sénateur de l’Arizona John McCain ait nommé
ce que les Russes avaient fait « un acte de guerre ». S’il y en avait,
la discussion au sujet de ces preuves aurait continué sous l’administration
Trump, au lieu de simplement s’évaporer une fois celle-ci devenue inutile comme
instrument politique.
Il y a eu deux autres scandales
imaginaires au sujet de Poutine, qui se sont avérés n’avoir aucun fondement. En
novembre, le Washington Post a publié une liste noire d’organes de presse ayant
publié des « fausses nouvelles » au service de Poutine, mais la liste
s’est révélée avoir été compilée essentiellement par un groupe d’activistes
politiques louche, nommé PropOrNot, qui avait placé certains médias sur la
liste pour la seule raison que les opinions de ces derniers coïncidaient avec
celles de RT sur tel ou tel sujet. Puis, au mois de décembre, l’administration
Obama a affirmé avoir trouvé dans le réseau électrique du Vermont un code
informatique russe, qu’elle nomma de manière fort mélodramatique « le
grizzly des steppes ». Mais c’était une erreur. Le soi-disant code russe
pouvait être acheté sur le marché, et, selon un journaliste, il avait été
découvert sur « un seul ordinateur portable, non connecté au réseau
électrique ».
Les Démocrates se sont donnés
énormément de mal pour discréditer Poutine. Pourquoi ? Il existe
réellement quelque chose comme un Zeitgeist,
l’esprit d’une époque. Un sujet particulier deviendra un objet de passion pour
le tout le genre humain, et certains hommes en deviendront le symbole. Il y a
un demi-siècle, par exemple, le Zeitgeist
portait sur la décolonisation. Pensez à Martin Luther King, allant vers la
Norvège pour recevoir son prix Nobel, et s’arrêtant à Londres pour faire un
discours au sujet de l’apartheid sud-africain. Qu’est-ce que cela avait à voir
avec lui ? En pratique, rien. Symboliquement, tout. C’était une occasion
de s’exprimer au sujet de la question morale du moment.
Nous avons un Zeitgeist différent aujourd’hui. De nos
jours, ce sont la souveraineté et l’auto-détermination qui sont les passions
dominantes en Occident. La cause de cela a beaucoup à voir avec la manière dont
la guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie s’est terminée. Dans les
années 80 les deux pays étaient des grandes puissances, il est vrai ; mais
en même temps ils étaient entravés. Les alliances qu’ils dirigeaient étaient
conflictuelles. Après la chute du mur de Berlin, leur destin a divergé. Les
Etats-Unis se sont vu offrir la chance de fixer les règles du système mondial,
ce qu’ils acceptèrent avec enthousiasme. La Russie se vit offrir le rôle de
celui qui se soumet au dit système.
A quel point ces rôles sont
irréconciliables peut être mesuré en examinant le conflit de la Russie avec
l’Ukraine, il y a deux ans. Selon la version américaine officielle, la Russie a
envahi son voisin après qu’une glorieuse révolution ait renversé une
ploutocratie. La Russie a ensuite annexé les bases navales ukrainiennes en
Crimée. Selon la version Russe, le gouvernement ukrainien démocratiquement élu
a été renversé par une insurrection armée soutenue par les Etats-Unis. Pour
empêcher une OTAN hostile d’installer ses propres bases navales sur la mer
noire, la Russie devait s’emparer de
la Crimée, qui de toute manière est historiquement un territoire russe. Ces
deux manières de décrire les évènements sont parfaitement correctes. Simplement
un même mot peut signifier une chose différente pour les Américains et pour les
Russes. Par exemple, nous disons que les Russes ne croient pas en la
démocratie. Mais comme l’a fait remarquer le grand historien et journaliste
Walter Laqueur : « La plupart des Russes en sont venus à penser que
la démocratie est ce que leur pays a connu entre 1990 et 2000, et ils n’en
veulent plus. »
Le point sur lequel je voudrais
conclure est le suivant : nous n’arriverons à rien si nous présupposons
que Poutine voit le monde de la même manière que nous. L’un des penseurs les
plus indépendants au sujet de la Russie aujourd’hui est le reaganien Dana
Rohrabacher, qui est un des représentants de la Californie au Congrès. Je me
rappelle l’avoir vu se faire réprimander lors d’un dîner à Washington, il y a
quelques années. Un autre invité lui disait qu’il devrait avoir honte, parce
que Reagan se serait opposé à Poutine au nom de l’idéal des droits de l’Homme.
Rohrabacher n’était pas d’accord. Le don qu’avait Reagan au sujet des affaires
étrangères, disait-il, n’était pas son idéalisme. C’était sa capacité à fixer
des priorités, à voir quelle était la plus grande menace. Aujourd’hui la plus
grande menace pour les Etats-Unis n’est pas Vladimir Poutine.
Mais alors pourquoi les gens
pensent-ils autant à Poutine ? Parce qu’il est devenu un symbole de
l’auto-détermination nationale. Les populistes conservateurs le voient de la
même manière que les progressistes, autrefois, voyaient Fidel Castro, comme la
seule personne qui déclare qu’elle ne se soumettra pas au monde qui l’entoure.
Vous n’aviez pas besoin d’être un communiste pour apprécier la manière dont
Castro, quels que soient par ailleurs ses excès, parvenait à conquérir un
espace d’autonomie pour son pays.
De la même manière, la conduite
de Poutine ne peut manquer de lui attirer de la sympathie même de la part de
certains ennemis de la Russie, de la part de ceux qui estiment que le système
international les défavorise. De manière générale, si vous appréciez ce
système, vous allez considérer Vladimir Poutine comme une menace. Si vous ne
l’appréciez pas, vous éprouverez une certaine sympathie pour lui. Poutine est
devenu un symbole de la souveraineté nationale dans son combat contre le
globalisme. Il se trouve que cette bataille est la grande bataille de notre
temps. Et comme l’a montré notre dernière élection, cela vaut également chez
nous.