
L’hiver n’est pas seulement la saison de la grippe, des feux de
cheminée et des sports du même nom, il est aussi, de par chez nous, la saison
des sans domicile fixe. Non pas que ceux-ci disparaitraient au printemps, telle
la neige aux premiers rayons du soleil, pour revenir ensuite avec les frimas,
mais parce que leur présence dans les médias, et par conséquent l’attention que
nous leur accordons, est en général strictement corrélée à la température
extérieure. Dès que le thermomètre approche de zéro, nous rejouons la grande
scène de l’indignation et de l’incompréhension : comment est-il possible
que des gens puissent dormir dehors par un tel froid, en France, en (ici
rajoutez l’année qui convient) ? Mais que font donc les pouvoirs
publics ? Comment se fait-il que le problème des SDF n’ait pas encore été
résolu, après tant d’années ? etc. Encore heureux si nous pouvons échapper
à la ministre nous expliquant à la télévision, la mine martiale et le menton en
avant, qu’elle est résolue à réquisitionner les logements que de cyniques
propriétaires laissent vacants pour, enfin, « donner un toit à ceux qui
n’en ont pas ».
Gageons donc que, cette année encore, nous n’échapperons pas à
l’ennuyeuse comédie. Oui, il s’agit bien d’une comédie ennuyeuse, ne vous
récriez pas. Ce n’est pas la vie des SDF qui est une comédie, c’est notre
réaction à leur situation. Ce n’est pas eux qui sont ennuyeux, c’est nous, ou
plus exactement ce sont les réactions si prévisibles de la classe jacassante et
de la classe politique qui sont ennuyeuses. Qu’y a-t-il de plus ennuyeux que de
s’entendre répéter toujours la même chose et de constater que, toujours, est
esquivée la question la plus simple et la plus importante : et si nombre
de SDF avaient choisi de vivre comme ils le font ? et si le
« problème » des SDF n’était pas soluble parce que les principaux
intéressés eux-mêmes n’avaient pas envie de le résoudre ?
Il est vrai que cela obligerait à remettre en question l’un des axiomes
fondamentaux de notre organisation sociale : les pauvres sont toujours des
victimes. Tellement de gens qui sont loin d’être pauvres auraient à y perdre si
cet axiome se révélait faux ! Mieux vaut ne pas l’examiner.
Vous vous sentez néanmoins une âme d’aventurier intrépide ? Vous
ne craignez pas la réprobation qui attend ceux qui s’écartent du chemin étroit
de l’opinion autorisée ? Alors lisez ce texte de l’indispensable Théodore
Dalrymple, traduit par votre serviteur, et méditez.
Libre de choisir
Extrait de Life at the bottom, par Théodore Dalrymple
La semaine dernière, un homme
d’âge moyen a été amené à mon hôpital dans un état désespéré. Trois semaines
plus tôt, il avait quitté l’hôpital psychiatrique contre l’avis des
médecins ; en rentrant chez lui, il avait trouvé la perspective de vivre
avec sa femme aussi peu attrayante que celle de vivre dans un établissement
psychiatrique. Il était venu jusqu’au centre-ville et s’était établi à la belle
étoile dans un petit jardin public à côté d’un hôtel de luxe. Il était resté
là, ne mangeant rien, buvant très peu, jusqu’à ce qu’il soit finalement
découvert inconscient et tellement déshydraté que le sang avait épaissi et
formé des caillots dans l’une de ses jambes, jambe devenu gangréneuse et qui
par conséquent avait du être amputée.
Quelle histoire pourrait mieux
illustrer la soi-disant insensibilité et l’individualisme cruel de notre
société que celle d’un homme que l’on a presque laissé mourir en plein milieu de
la ville, près d’un hôtel avec des chambres à deux cents dollars la nuit, au su
et au vu non seulement des clients de l’hôtel mais aussi de milliers de ses
concitoyens, et tout cela juste par manque d’un peu d’eau ?
Mais cette histoire est
susceptible d’autres interprétations. Peut-être que les milliers de passants
qui avaient vu ce malheureux tandis qu’il déclinait lentement jusqu’au seuil de
la mort, étaient tellement accoutumés à l’idée que l’Etat allait (et devrait)
intervenir qu’aucun d’entre eux ne s’était senti personnellement tenu de faire
quelque chose pour cet homme. Après tout, on ne donne pas la moitié de ses
revenus au fisc pour être ensuite individuellement responsable du bien-être de
ses voisins. Nos impôts sont censés assurer tout le monde contre le fait de se retrouver abandonné, et pas seulement
nous-mêmes. De la même manière que personne n’est coupable lorsque tout le
monde l’est, nul n’est responsable lorsque tous le sont.
Ou bien encore, peut-être les
passants avaient-ils pensé que cet homme ne faisait qu’exercer son droit de
vivre à sa guise, comme l’avaient énergiquement affirmé les pionniers de la désinstitutionalisation
des malades mentaux, les psychiatres Thomas Szasz et R. D. Laing. Qui sommes-nous, dans un pays libre, pour
juger comment les gens doivent vivre ? En dehors d’une légère saleté,
l’homme ne créait pas de nuisance publique. Peut-être les passants
pensaient-il, alors qu’ils le toléraient presque jusqu’à la mort, qu’il ne
faisait que suivre sa propre voie, et dans le conflit entre l’obligation de se
comporter en bon Samaritain et l’impératif de respecter l’autonomie des autres,
le dernier l’avait emporté. A l’époque moderne, après tout, les droits
l’emportent toujours sur les devoirs.
Pourtant, l’existence de gens qui
vivent dans la rue, ou qui n’ont pas de domicile fixe, est vue en général, tout
au moins par les gens de gauche, non comme une indication du fait que notre
société est respectueuse de la liberté, mais comme une preuve de son injustice,
de son iniquité, de son indifférence à la souffrance humaine. Il n’existe pas
de sujet plus susceptible de déboucher sur des appels pour que le gouvernement
intervienne afin de faire cesser le scandale que celui des sans-abris ; et
aucun sujet ne se prête mieux à cette activité plaisante entre toutes, se
tordre les mains de compassion.
Cependant, comme cela est souvent
le cas avec les problèmes sociaux, la nature précise et la localisation de
l’injustice, de l’iniquité et de l’indifférence supposées deviennent moins
claires lorsque l’on regarde les choses de près, plutôt qu’au travers de
généralisations, soit éthiques (« personne dans une société prospère ne
devrait être sans-abri »), soit statistiques (« le nombre de
sans-abris augmente en période de chômage »).
En premier lieu, il est loin
d’être évident que notre société soit, dans l’absolu, indifférente au sort des
sans-abris. Les sans-abris sont en fait une source d’emploi pour un nombre non
négligeable de membres de la classe moyenne. Les pauvres, écrivait un évêque
allemand du 16ème siècle, sont une mine d’or ; et il s’avère
que les sans-abris aussi.
Par exemple, dans l’un des foyer
pour les sans-abri que j’ai visité, un foyer situé dans une belle église
victorienne désaffectée, j’ai découvert qu’il y avait quatre-vingt onze résidents
et quarante et un membres du personnel, dont seule une poignée d’entre eux
avait un contact direct avec les objets de leur soin.
Les sans-abris dormaient dans des
dortoirs dépourvus de toute intimité. Il y flottait une odeur fétide que tout
médecin reconnait (mais ne mentionne jamais dans ses observations médicales)
comme l’odeur de la clochardise. Et puis, en franchissant un couloir et une
porte équipée d’une serrure à combinaison pour prévenir les intrusions
indésirables, on entrait soudain dans un autre monde : le monde aseptisé,
climatisé (et étanche) de la bureaucratie de la compassion.
Le nombre de bureaux, tous
informatisés, était saisissant. Les membres du personnel, vêtus de manière chic
et décontractée, étaient absorbés dans leurs taches, regardant avec sérieux
leur écran d’ordinateur, imprimant des documents, et se hâtant pour se
consulter mutuellement. Le niveau d’activité était impressionnant, la
détermination évidente ; il fallait quelques efforts pour se rappeler des
résidents que j’avais rencontré en pénétrant dans le foyer, dispersés dans ce
qui avait été le cimetière de l’église, vacillants lorsqu’ils étaient debout et
ronflants lorsqu’ils étaient couchés, entourés par des boites de conserve vides
et des bouteilles en plastique de cidre à 9 degrés (ce qui donne le meilleur
ratio alcool/dollar qui soit disponible en Angleterre à ce moment). Néron
jouait de la lyre alors que Rome brûlait, et les administrateurs du foyer
faisaient des diagrammes en camembert pendant que les résidents du foyer
s’enivraient jusqu’à l’abrutissement.
Il y a vingt-sept foyers de cette
sorte dans les pages jaunes de l’annuaire de notre ville, et beaucoup que je
connais ne figurent pas dans la liste. Certains foyers sont plus petits et ont
moins de personnel que celui que j’ai décris ; mais il est clair que des
centaines de gens, et peut-être même quelques milliers, doivent leur travail
aux sans-abris. En dehors des employés des foyers eux-mêmes, il y a pour eux des
travailleurs sociaux et des agents des services du logement ; il y a une
clinique spécialisée avec des docteurs et des infirmières ; et il y a une
équipe de cinq psychiatres, avec à sa tête un médecin dont le salaire est de
100 000$, qui s’occupe des sans-abris souffrant de pathologies mentales.
Le médecin est un universitaire dont la moitié du temps est consacrée à la
recherche ; je serais personnellement disposé à parier une grosse somme
d’argent que le problème des sans-abris atteints de pathologies mentales dans
notre ville ne déclinera pas à proportion des articles qu’il écrira ou des
conférences auxquelles il assistera.
Dans la mesure où notre ville
n’est en rien atypique et où elle contient approximativement 2% de la
population britannique, on peut raisonnablement supposer que pas loin de
cinquante milles personnes gagnent leur vie grâce aux sans-abris dans ces îles.
Cela peut être un signe d’inefficacité, d’incompétence, et même de gaspillage,
mais difficilement un signe d’indifférence, au sens où l’entendent les gens de
gauche ; et la compassion, pour certains, est incontestablement un bon
plan de carrière.
Cependant, il serait possible
d’avancer que toute cette activité n’est qu’un bandage apposé sur une fracture,
de l’aspirine pour traiter la malaria. Grace au travail des associations
charitables et des organismes gouvernementaux, la société soulage sa conscience
et ferme les yeux sur les véritables causes de la condition des sans-abris.
Il est bien sûr accepté comme un
axiome que la condition des sans abris est parfaitement misérable. Qui peut
regarder sans révulsion les abords de la plupart des foyers, ou contempler sans
dégout la nourriture qui y est servie ? Ne s’ensuit-il pas que ceux qui
passent leur vie dans de telles conditions sont les plus malheureux des êtres
et qu’ils devraient être secourus ?
Lorsque j’étais enfant et que je
croisais un gentleman de la route habillé un peu comme Tolstoï jouant au
paysan, avec sa barbe grise en broussaille, marmonnant ses imprécations et
déversant ses malédictions sur le monde, je n’avais pas pitié de lui, je le
considérais au contraire comme un être supérieur, assez semblable en fait au
Dieu de l’Ancien Testament, ou tout au moins à ses prophètes. Ces hommes
étaient sans aucun doute schizophrènes et j’abandonnais bien vite l’idée
saugrenue que leur étrange comportement était la conséquence de quelque sagesse
ésotérique accessible à eux mais pas, par exemple, à mes parents. Et même en
ces temps où les fous étaient, comme l’on dit, pris en charge par la
communauté, les schizophrènes ne composaient qu’une minorité des
sans-abris ; mais j’ai appris d’une autre manière que les sans-abris ne
méritent pas seulement d’être pris en pitié, comme des hérissons blessés ou des
oiseaux aux ailes cassés, destinés à être soignés par quelque intervention bien
intentionnée de soignants professionnels,
de
haut en bas.
Le sans-abri souffre, il est vrai, mais pas toujours de la manière ou pour les
raisons que nous imaginons.

Un homme de cinquante-cinq ans
qui avait passé la moitié de sa vie à voyager de foyer en foyer tout autour du
pays avait été admis dans mon service avec un delirium tremens. Sa condition à
ce moment était effectivement pitoyable ; il était terrifié par les petits
animaux qu’il voyait ramper sur les draps de son lit et sur les murs, son
tremblement était si prononcé qu’il ne pouvait se tenir debout, tenir une tasse
ou un couvert lui était impossible, et en regardant son lit, une nuit, on
aurait pu croire qu’un tremblement de terre puissant et prolongé était en train
de se produire. Il était incontinent urinaire et l’on avait dû lui insérer un cathéter ;
la sueur sortait de sa peau comme la pluie s’écoule du feuillage de la forêt
tropical. Il avait fallu une semaine de bains pour le débarrasser de l’odeur de
la clochardise et une semaine de tranquillisants pour le calmer. Vous auriez
sûrement pensé que n’importe quel mode de vie était préférable à celui qui
l’avait amené à cet état.
Pourtant, une fois rétabli, il
n’était plus en rien la créature pitoyable qu’il avait été si peu de temps
auparavant. Bien au contraire : c’était un homme intelligent, avec de
l’esprit et du charme. Il avait une lueur malicieuse dans le regard. Il ne
venait pas davantage du genre de milieu familial qui, suppose-t-on communément
(mais faussement), conduit inévitablement à un avenir sinistre et sans
perspectives : sa sœur était infirmière-chef et son frère était directeur
d’une grande société. Lui-même avait bien réussi à l’école mais il avait
absolument voulu en partir le plus tôt possible, pour prendre la mer. Après un
mariage précoce, la naissance d’un fils, et l’ennuyeuse souscription d’un prêt,
il s’était languit de sa liberté préconjugale et avait redécouvert les joies de
l’irresponsabilité : il avait abandonné sa femme et son fils et avait
cessé de travailler pour passer ses journées à boire.
Avant peu il avait dégringolé
l’échelle du logement, de l’appartement à la chambre à louer et au foyer pour
sans-abris. Mais il ne regrettait rien : il disait que sa vie avait été
plus riche d’imprévu, d’intérêt et d’amusement que s’il s’en était tenu à
l’étroit chemin de la vertu qui conduit droit à une pension de retraite. Je lui
demandais, lorsqu’il fut pleinement rétabli, d’écrire un court texte décrivant
un épisode de sa vie passée, et il choisit de raconter sa toute première nuit
dans un foyer. Il pleuvait à verse et une file de clochards attendait à
l’extérieur d’être admis par l’Armée du Salut. Une bagarre éclata, et un homme
tira un autre par les cheveux. Il y eu un bruit de déchirure et l’assaillant se
retrouva avec le scalp de sa victime dans la main.
Bien loin d’être épouvanté au
point de décider immédiatement de s’amender, mon patient était intrigué. Son
tempérament était celui d’un chasseur de sensation ; il détestait l’ennui,
la routine, et être commandé par autrui. Il rejoignit la grande fraternité des
vagabonds qui vivent aux marges de la loi, prennent les trains sans tickets,
narguent les bourgeois des petites villes par leur comportement scandaleux,
rendent les magistrats furieux en les confrontant à leur propre impuissance, et
s’éveillent souvent à quelques centaines de kilomètres de là où ils sont partis
le soir sans se souvenir le moins du monde comment ils sont arrivés à cet
endroit. En bref, la vie des sans-abris chroniques est faite de hauts aussi
bien que de bas.
Bien évidemment, plus cette vie
se prolonge et plus il est difficile de l’abandonner, non seulement à cause de
l’habitude mais aussi parce qu’il devient progressivement plus difficile pour
ceux qui la vivent de se réinsérer dans la société normale. Un homme de cinquante-cinq
ans pourra éprouver quelques difficultés à expliquer à un employeur potentiel
ce qu’il a fait durant les vingt-sept dernières années. Avec l’âge, cependant,
les difficultés physiques de cette existence deviennent plus difficiles à
supporter, et mon patient me disait qu’il pensait que, à moins qu’il
n’abandonne le vagabondage, il n’en avait plus pour très longtemps à vivre. Je
lui donnais raison.
Je lui trouvais un foyer pour les
alcooliques sevrés et ayant entrepris de ne plus boire. Au début il se comporta
très bien : il venait à ses rendez-vous avec moi et était élégamment vêtu.
Il semblait même heureux et satisfait. Il avait une culture surprenante et nous
avions ensemble de plaisantes conversations littéraires.
Après environ trois mois de cette
existence stable, mon patient m’avoua qu’il recommençait à se sentir l’envie de
bouger. Oui, il était heureux, et oui, il se sentait bien physiquement - bien
mieux en fait qu’il ne s’était senti depuis des années. Mais quelque chose
manquait à sa vie. C’était l’excitation : les poursuites dans la rue avec
les policiers, les comparutions devant les tribunaux, la simple chaleur et la
camaraderie du comptoir. Il avait même la nostalgie de cette importante
question avec laquelle il avait l’habitude de se réveiller chaque matin :
où suis-je ? Se réveiller chaque jour au même endroit était loin d’être
aussi amusant.
Comme de bien entendu, il manqua
le rendez-vous suivant, et je ne le vis plus jamais.
Ceci n’est absolument pas un cas
isolé : bien loin de là. Les gens comme ce patient forment la catégorie la
plus nombreuse parmi les résidents des foyers. Au minimum deux d’entre eux sont
admis dans mon service toutes les semaines. Aujourd’hui, par exemple, j’ai
parlé avec un homme de quarante-cinq ans qui avait autrefois occupé un poste de
responsabilité comme gérant d’un magasin mais qui avait été admis il y a
quelque jour avec un delirium tremens. Il a reconnu que sa vie errante,
maintenant vieille de douze ans, n’avait pas été entièrement malheureuse. Ce
patient, qui buvait autant que n’importe quel patient que j’ai jamais
rencontré, était fier du fait qu’il n’avait pas eu d’ennuis avec la police ces
sept dernières années, bien que ce n’ait pas été faute de violer la loi. Le
chèque qu’il recevait de la part de la sécurité sociale était totalement
inadapté à sa consommation d’alcool, et il était devenu un voleur expérimenté,
« mais seulement pour ce dont j’ai besoin, docteur. » Il était
évident que son habileté à voler sans être pris lui procurait un grand plaisir.
Il admettait qu’il n’était pas poussé à voler par la nécessité : il me dit
qu’il était un portraitiste accompli et qu’il pouvait grâce à ce talent gagner
assez d’argent en quelques heures pour se s’enivrer pendant une semaine.
« J’ai eu beaucoup d’argent
en mon temps, docteur. L’argent n’est pas un problème pour moi. Je pourrais en
avoir plein à nouveau. Mais plus j’en ai, plus je me saoule longtemps. »
Ce patient, lui aussi, savait
qu’il retournerait à la vie qu’il avait mené, quoi que nous fassions pour lui,
quoi que nous lui offrions.

Ces vagabonds, par conséquent,
ont fait un choix, que l’on pourrait même élever au rang de choix existentiel.
La vie qu’ils ont choisi n’est pas sans compensations. Une fois qu’ils ont
surmonté leur répulsion initiale vis-à-vis des conditions physiques dans
lesquelles ils ont décidé de vivre, ils se trouvent en sécurité : plus en
sécurité même qu’une grande partie de la population qui est engagée dans une
lutte pour maintenir son niveau de vie et n’est aucunement assurée de réussir.
Ces hommes savent, par exemple, qu’il existe des foyers partout, dans chaque
bourgade et chaque ville, qui les accueilleront, les nourriront, les garderont
au chaud, quoi qu’il puisse se passer, que le marché soit à la hausse ou à la
baisse. Ils n’ont aucune peur d’échouer et échappent totalement aux contraintes
de la routine : leur seule tache quotidienne est d’arriver à l’heure pour
le repas, et leur seule tache hebdomadaire est de toucher leur chèque de la
sécurité sociale. Qui plus est, ils appartiennent automatiquement à une
fraternité - querelleuse et occasionnellement violente, peut-être, mais aussi
tolérante et souvent amusante. La maladie va avec le mode de vie, mais un centre
hospitalier n’est jamais très loin, et le traitement est gratuit.
Il est difficile pour beaucoup
d’entre nous d’accepter que ce mode de vie, en apparence si peu attirant, est
librement choisi. Assurément,
pensons-nous, il doit y avoir quelque chose qui ne tourne pas rond avec ceux
qui ont choisi de vivre ainsi. Assurément, ils doivent souffrir de quelque
maladie ou de quelque anomalie mentale qui explique leur choix, et par
conséquent nous devons les prendre en pitié. Ou bien, comme le croient les
travailleurs sociaux qui se présentent périodiquement dans les foyers, tous
ceux qui logent là sont par définition victimes de malheurs qui ne sont pas de
leur fait et qui échappent à leur contrôle. Par conséquent la société,
représentée par les travailleurs sociaux, doit leur venir en aide. Conformément
à cela, les travailleurs sociaux sélectionnent quelques-uns des résidents les
plus anciens pour ce qu’ils appellent une réhabilitation, c’est-à-dire un
relogement, complété par des allocations de plusieurs centaines de dollars
destinées à acheter ces biens de consommation durable dont le manque, de nos
jours, est considéré comme de la pauvreté. Les résultats ne sont pas difficiles
à imaginer : un mois plus tard le loyer de l’appartement demeure impayé et
l’allocation a été dépensée, mais pas en réfrigérateurs ou en fours à micro-ondes.
Certains des sans-abris les plus expérimentés ont été réhabilités trois ou
quatre fois, leur assurant au pub de
courtes mais glorieuses périodes d’extrême popularité aux frais du contribuable.
Cependant, dire qu’un choix est
libre ne revient pas à l’approuver comme bon ou comme sage. Il ne fait aucun
doute que ces hommes vivent de manière entièrement parasitaire, ne contribuant
en rien au bien commun et abusant de la tolérance que la société a pour eux.
Lorsqu’ils ont faim, il leur suffit de se présenter à une soupe
populaire ; lorsqu’ils sont malades, à un hôpital. Ils sont profondément
antisociaux.
Et dire que leur choix est libre
ne signifie pas qu’il ne soit pas soumis à des influences extérieures. Une part
importante du contexte social de ces sans-abris est une société prête à ne rien
leur demander. Elle est en fait prête à les subventionner pour s’enivrer
jusqu’à l’abrutissement, et même jusqu’à la mort. Et tous, sans exception,
considèrent comme faisant partie de l’ordre naturel et immuable des choses que
la société agisse ainsi ; tous, sans exception, appellent le fait de
toucher leur chèque de la sécurité sociale « être payé ».
Ces gentlemen de la route sont
rejoints dans leur errance par un nombre croissant de jeunes gens, qui fuient
leurs foyers sinistrés, où les naissances hors mariage, une succession de
beaux-pères violents et une totale absence d’autorité sont la norme. Ces mêmes
gens de gauche, dont les remèdes de charlatan prescrits dans le passé ont si
largement contribué à créer la situation actuelle, nous disent constamment que
la société (par quoi il faut entendre : le gouvernement) devrait faire
encore davantage pour ces pauvres malheureux. Mais la clochardise n’est-elle
pas, au moins dans la société actuelle, une illustration particulière de la
loi, énoncée en premier par l’un de mes collègues britanniques, selon laquelle
la misère s’accroit pour se porter à la hauteur des moyens disponibles pour la
soulager ? Et les comportements antisociaux ne s’accroissent-ils pas à
proportion des excuses que les intellectuels leur trouvent ?