Un mot sur cette seconde
partie de la série que j’ai intitulé « Christianisme et politique ».
Cette partie pourrait, comme je vous l’avais dit, porter pour titre « Le
christianisme n’est pas un humanitarisme ». Nos deux auteurs y traitent
des rapports entre charité et compassion et plus largement des rapports entre
l’enseignement du Christ et un certain humanitarisme moderne qui fait de la
lutte contre la pauvreté matérielle le centre de la vie politique et morale.
Leur conclusion
pourrait être résumée ainsi : la charité n’est pas la compassion et le
christianisme n’appelle aucune « réforme sociale » particulière ni ne
justifie, par lui-même, l’existence de l’Etat-providence ou de mécanismes de
redistribution des richesses destinés à assurer la « justice
sociale ». Si les chrétiens peuvent fort bien, en tant que chrétiens,
approuver une certaine forme de charité légale, pour reprendre le terme de
Tocqueville, il y aurait grand danger, pour le christianisme et peut-être aussi
pour la cité, à essayer de tirer des évangiles une quelconque politique
économique ou à identifier le message du Christ avec un appel à
« renverser le système ».
Le texte d’Ernest
Fortin prend pour point de départ une lettre pastorale publiée en 1986 par les
évêques américains et intitulée : « Economic justice for all :
pastoral letter on catholic social teaching and the U.S economy »
Bonne lecture.
La religion de
l’humanité, la religion du semblable n’aurait certainement pas acquis l’empire
qu’elle possède sur nos âmes si elle n’apparaissait comme le prolongement, la
conséquence, peut-être la vérité effective du christianisme, de la religion du
prochain. Et je crois qu’il est juste de dire que le sentiment du semblable
nous apparaît comme la modalité moderne, donc vraiment humaine, enfin humaine
de la charité chrétienne.
C’est une question bien
difficile à débrouiller. Il est vrai que l’affect démocratique, la compassion
pour le semblable suscite souvent les mêmes actions que produit la charité. La
perspective, cependant, est radicalement différente. Le sentiment du semblable
est un ingénieux aménagement de l’amour de soi. Parce que je le perçois comme
mon semblable, je m’identifie à mon semblable souffrant et donc je désire le
délivrer de sa souffrance, comme je désirerais être délivré de la mienne. En
même temps, bien sûr, la compassion suppose que je ne souffre pas moi-même. Il
faut que mon imagination morale soit, pour ainsi dire, de loisir, qu’elle ait
du jeu si elle doit pouvoir s’appliquer à la souffrance d’autrui. Si je souffre
moi-même, du moins avec une certaine intensité, cette disponibilité m’est ôtée.
Et comme le souligne Rousseau, à qui nous devons les analyses les plus
rigoureuses de la compassion humanitaire, la compassion la plus sincère
comporte toujours, avec l’identification à autrui souffrant, la satisfaction du
plaisir de ne pas souffrir moi-même.
La charité est toute différente. Au sens strict
ou plein du terme, c’est une disposition, une vertu que l’homme ne peut
acquérir ou produire par ses propres forces. Techniquement, si j’ose dire, la
charité c’est l’amour de Dieu, l’amour dont Dieu aime l’homme et d’abord
l’amour dont Dieu s’aime lui-même dans l’échange trinitaire. Donc est
charitable, au sens propre du terme, celui qui a part, par la grâce de Dieu, à
l’amour de Dieu. C’est une définition théologique et même théologale, on peut
la laisser de côté ici. Mais même si on regarde cette disposition dans une
perspective simplement humaine, on voit que la charité revêt des traits qui
l’éloignent beaucoup de la compassion démocratique. La charité, en effet,
ignore le retour vers soi qui appartient à la vie même du sentiment du
semblable, parce que la charité ne comporte ni identification à l’autre
souffrant, ni sentiment satisfait et plaisant de ne pas souffrir soi-même.
Dans la charité, il n’y
a ni identification à l’autre ni retour sur soi, tout simplement parce que la
charité délivre du plan de l’humain et de ce double et unique esclavage à
l’autre et à soi. En ce sens, la charité délivre de la compassion. Dans la
charité celui qui est aimé est aimé – suivant l’expression si parlante – pour
l’amour de Dieu ; il est aimé en tant qu’image de Dieu. Et cela pour une
raison bien simple : dans la perspective chrétienne, seul Dieu est
vraiment aimable, donc l’être humain n’est aimable que parce qu’il est à
l’image de Dieu. Ainsi, celui qui aime de charité sort de lui-même pour n’y pas
revenir et, dans l’autre sens, il tend à extraire de son moi l’autre qu’il
aime, puisqu’il le regarde comme une image de Dieu et l’aime pour l’amour de
Dieu. Il ne l’aime pas parce qu’il est son semblable, il ne l’aime pas parce
qu’il est cette personne particulière, il l’aime parce qu’il est l’image de
Dieu. Qui est l’image de Dieu ? Chacun lorsqu’il est regardé selon la
charité. C’est pourquoi celui qui est aimé de charité est désigné de manière si
modeste et pour ainsi dire si plate comme « le prochain », ou le
voisin – neighbour ; il n’est ni
« le semblable » ni « l’autre homme » qui sont les deux
noms que nous donnons à celui que nous ne sommes pas. Le prochain n’est ni le
semblable, ni l’autre homme, il n’appelle aucune phénoménologie subtile du même
et de l’autre. Il est celui qu’on rencontre. « Et qui est mon
prochain ? » demande le légiste – vous vous souvenez de l’Evangile de
Luc. Mais sur la route qui descend de Jérusalem à Jéricho, le samaritain n’a
aucune peine à reconnaître son prochain.
L’action des chrétiens en faveur des plus démunis relève-t-elle de
l’humanitaire ou de la charité ?
Aujourd’hui en
Occident, la religion du prochain et la religion du semblable tendent à se
mêler confusément. Il est vraiment difficile de faire apparaître d’une façon à
peu près compréhensible à l’opinion la différence entre les deux dispositions
dont nous parlons. Puisque le signe de la charité c’est le service effectif du
prochain, et puisque l’humanitarisme accomplit le service effectif du prochain,
l’humanitarisme semble accomplir le christianisme. La perspective propre du
christianisme est perdue de vue. L’abbé Pierre représentait très bien, il me
semble – je parle de son personnage public, pas de son âme – ce point où la
charité chrétienne tend à se perdre presque entièrement dans la religion
démocratique du semblable. Dieu était entièrement absent de ses propos publics.
A l’opposé, Mère Teresa, bien qu’elle ait déployé ses vertus héroïques dans un
service humanitaire, l’a fait dans une perspective qui ouvre sur des dimensions
que l’humanitarisme ne saurait trouver en lui-même et qui sont spécifiquement
chrétiennes. Sans porter de jugement sur les personnes, l’Abbé Pierre et Mère
Teresa m’apparaissent comme des figures en quelque sorte opposées. L’un nous
installe dans la confusion, l’autre nous aide à en sortir.
Vous parliez des notions que la philosophie a découvertes et qui,
paradoxalement, l’empêchent à présent de se mouvoir. Ne peut-on voir un
phénomène similaire dans le christianisme qui a découvert le
« prochain » et qui aujourd’hui ne sait trop que penser du
« semblable » ?
Oui, le rapprochement
est judicieux. Il est vrai que c’est le christianisme lui-même qui se met dans
cette difficulté puisqu’il se donne à juger sur la charité, et la charité se
donne à juger sur les effets de la charité, et les effets de la charité
s’apprécient dans le service du prochain qui a toutes les apparences de l’aide
humanitaire. Sauf que le service du prochain – je reviens à ce que je disais
tout à l’heure – n’est pas effectué dans la même perspective par Mère Teresa et
par un médecin humanitaire. Pour le dire d’un mot, la compassion humanitaire ou
le sentiment du semblable s’occupe principalement des corps ; la charité
chrétienne s’occupe des âmes et ne s’occupe des corps que dans la mesure où le
sort des âmes est lié pour une part à la condition des corps. Mère Teresa
n’imaginait pas que sa fonction ou plutôt sa vocation consistait simplement à
soigner ou nourrir les corps, mais à agir pour le salut des malheureux.
Evidemment, si la perspective chrétienne est devenue obscure ou est même
entièrement perdue, si la notion de « salut de l’âme » est devenue
inintelligible, la différence entre la charité et la compassion humanitaire est
perdue de la même façon.
Tout cela est très
difficile à démêler pour l’opinion, parce que tout cela est pris dans de vastes
confusions qui affectent la manière même dont nos démocraties se comprennent.
Pour une part, je le disais, nos démocraties se comprennent comme la
réalisation du christianisme ou de ce qu’il y a de meilleur, de plus
« humain » dans le christianisme. En ce sens, la confusion des deux
dispositions ou des deux vertus – de la charité et de la compassion –
appartient au cœur de la démocratie contemporaine. C’est une erreur, c’est une
confusion, mais elle est constitutive du sentiment public qui caractérise nos
sociétés.
Pierre Manent, Le regard politique
***
Ma dernière série de
commentaires concerne l’enseignement des évêques au sujet de l’économie et de
ce qu’ils appellent leur « option préférentielle pour les pauvres »,
l’un des pivots de cet enseignement, où l’argument est à nouveau présenté
principalement en termes de droits.
On peut difficilement
reprocher aux évêques de vouloir faire quelque chose à propos de la scandaleuse
persistance du paupérisme au milieu d’une société qui devient chaque jour plus
prospère. Sur ce point là, ils se contentent de suivre les injonctions de la
Bible qui, comme ils le soulignent à juste titre, montre beaucoup de
sollicitude pour les pauvres, les affligés et les défavorisés. A la différence
des évêques, cependant, la Bible ne va pas jusqu’à suggérer que quelque chose
pourrait leur être dû simplement à cause de leur pauvreté. Ici comme ailleurs,
celle-ci considère le problème à partir de la perspective de celui qui
accomplit un acte juste ou charitable, plutôt qu’à partir de la perspective de
celui qui en bénéficie. L’idée force du message porté par le Nouveau Testament
est que le chrétien, qui a tout reçu de Dieu, doit imiter celui-ci en
partageant ses biens superflus avec ceux qui manquent des nécessités de la vie.
La pauvreté dont parle le Nouveau Testament est le plus souvent la pauvreté
spirituelle, qui parfois va de pair avec la pauvreté matérielle mais ne saurait
être confondue avec elle. Dieu veut que tous soient sauvés, les riches comme
les pauvres.
Il est vrai, comme nous
le rappellent aussi les évêques, que Jésus lui-même vivait dans une pauvreté
absolue et ne possédait pas même une pierre sur laquelle reposer sa tête ;
mais il est également vrai qu’il avait quelques amis plutôt riches, qu’il ne
condamnait pas et dont il n’hésitait pas à profiter de l’hospitalité. Et il
n’avait apparemment pas de scrupules à autoriser ses disciples également
imprévoyants à voler, de temps en temps, quelques gerbes de blé des champs
voisins. Imaginez à quoi ressemblerait la société humaine si chacun devait
vivre ainsi ! Au total, on serait presque tenté de dire que la Bible se
soucie davantage du riche que du pauvre. De son point de vue, ce sont eux qui
ont besoin d’être aidés. De plus, si les pauvres sont réellement plus proches
de Dieu, je suppose que l’on devrait y réfléchir à deux fois avant de leur
dérober leur pauvreté.
Encore plus frappant
est le fait que le Nouveau Testament n’a absolument rien à dire concernant la
réforme des structures sociales ou l’établissement d’institutions destinées à
soulager la misère humaine. Ce que les évêques et d’autres de nos jours
appellent « la justice sociale », à la différence, par exemple, de la
justice légale est, comme nous l’avons vu une invention du 19ème
siècle habituellement attribuée au théologien catholique romain Taparelli
d’Azeglio. Il est aisé de faire remonter cette malencontreuse notion à
Rousseau, qui appelait de ses vœux une réforme de la société selon des
principes égalitaires. Le changement fut immense. Avant cela, chacun tenait
pour évident que l’on était récompensé par la société dans la mesure des
services que l’on rendait à celle-ci. Les veuves, les orphelins et les victimes
de malheurs immérités devaient bien entendu être aidés, mais ils étaient un cas
particulier appelant un traitement particulier. Rousseau alla plus loin, en
stipulant que les récompenses devraient être distribuées sur la base du besoin
plutôt que du mérite. Moins l’on était en position de contribuer à la société
et plus l’on était en droit d’attendre d’elle. La compassion, plutôt que la
raison, devint la marque de la dignité humaine et serait désormais censée
dicter notre comportement envers les nécessiteux.
Ce cri de bataille fut
repris par d’innombrables auteurs dans le siècle qui suivit. Dans La légende des siècles Victor Hugo pu
dire d’un âne qui fait un écart pour ne pas écraser un crapaud qu’il était
« plus saint que Socrate et plus grand que Platon ». Mais, en dépit
de ses charmes, la compassion n’en reste pas moins, comme son nom l’indique,
une passion. Elle n’est que lointainement apparentée à ce que la tradition
chrétienne nomme « la miséricorde » et « la charité » qui
toutes les deux, en tant que vertus, requièrent le contrôle de la raison. John
Stuart Mill n’était pas très loin du compte lorsqu’il faisait remarquer, il y a
un siècle et demi, que le nouvel état d’esprit parmi les chrétiens devait plus
au déisme sentimental de Rousseau qu’à l’esprit de l’Evangile, pour lequel ni
lui ni Rousseau n’avaient beaucoup de place.
Mais si la réforme
sociale, plutôt que la réforme personnelle, est la clef des problèmes de la
société civile, l’éducation à la vertu perd beaucoup de son importance. Il
n’est pas vraiment nécessaire de s’attarder sur ce sujet et, de fait, les
évêques montrent relativement peu d’intérêt pour cette question. Comme leurs
modernes prédécesseurs, ils semblent avoir plus confiance dans les
institutions, du moins est-ce ce que l’on déduit, par exemple, de la liste de
leurs propositions concrètes, propositions auxquelles est consacrée plus de la
moitié de leur lettre pastorale, et qui comprend des thèmes aussi spécifiques
que la réforme fiscale, la réforme du système économique international, le
droit à l’emploi, les syndicats, la politique agricole, la distribution de
nourriture, la coopération nationale et internationale, les programmes sociaux,
la formation professionnelle et les programmes de création d’emplois, et les
investissements étrangers.
(…)
Il est curieux, pour
dire le moins, que les évêques, dont le premier devoir est de prêcher l’Evangile,
manifestent soudain un intérêt aussi obsessionnel pour des problèmes que le
christianisme a toujours considéré comme étant du ressort des autorités
civiles. En tant que professeur de théologie catholique, je ne peux que
regretter qu’il me soit impossible de recommander leur texte à mes étudiants
sans provoquer une catastrophe mineure. Dans la plupart des cas, ces étudiants
en retirent l’impression qu’ils feraient mieux de lire les travaux des
spécialistes sur le sujet. Les quelques pépites de sagesse chrétienne qui
peuvent s’y trouver sont noyées dans un flot de détails universitaires et de
références que seul un spécialiste ou un masochiste né pourrait avoir envie de
compulser.
A l’inverse, ces mêmes
étudiants réagissent avec enthousiasme à des livres tels que
L’âme désarmée, d’Allan Bloom, qui leur
donnent un aperçu de ce que pourrait être le monde si nous étions tous des
hommes meilleurs, ou de ce qu’ils pourraient y voir s’ils devenaient eux-mêmes
des hommes meilleurs. Cela les surprend que les évêques, qu’ils continuent à
considérer avec respect, puissent consacrer autant de temps à parler de
l’autoconservation (comme dans leur lettre à propos de l’arme nucléaire) et de
l’autoconservation dans le confort (comme ils le font dans leur lettre sur
l’économie) et si peu de temps à parler de l’amour du beau et du bien. Peu
d’entre eux objectent vigoureusement à propos de tel ou tel point spécifique de
ces lettres, qu’ils sont assez enclins à accepter comme une opinion parmi
d’autres, mais ils résistent instinctivement à ce qu’ils perçoivent comme une
tentative de réduire le christianisme à un enseignement sur les droits ou à une
forme de moralisme déontologique.
Ernest Fortin, “The trouble with catholic
social thought”, extrait de Human rights,
virtue, and the common good