Par curiosité, peut-être un peu
perverse, j’ai commencé par regarder le fameux discours prononcé par Valérie
Pécresse dimanche dernier au Zénith, à Paris. C’était pire encore que ce que
j’attendais. Tout était épouvantable : le ton, la diction, la gestuelle,
les mimiques, tout sonnait faux, tout tombait à plat, même les silences.
J’aurais pu m’arrêter au bout de
quelques minutes mais j’ai cependant continué jusqu’au bout (mais oui), taraudé
par cette question : comment peut-on être une oratrice aussi
catastrophique lorsqu’on est une professionnelle de la politique avec presque
vingt-cinq ans de carrière derrière soi ? Parler en public n’est-il pas ce
que sont censés faire constamment les hommes politiques ?
Bien sûr l’art oratoire n’est
seulement quelque chose qui s’apprend par la pratique, c’est aussi un domaine
dans lequel le talent joue un grand rôle. On peut parfaitement comprendre et
admettre que Valérie Pécresse n’ait pas un tempérament de tribun. Mais il y
avait, me semblait-il, dans cette prestation désastreuse quelque chose de plus
que le simple manque de talent, quelque chose de plus intéressant et de plus profond.
La forme, dit-on souvent, c’est le
fond qui remonte à la surface. Et on sentait bien, en effet, qu’il y avait
quelque chose de cet ordre-là qui se jouait. Ce que m’a confirmé la lecture du
discours (car oui, je l’ai lu aussi…). Le problème le plus évident est que
Valérie Pécresse y tenait des propos qu’elle aurait jugé « intolérables »
ou « nauséabonds » il y a quelques années seulement. Comme beaucoup
l’ont fait remarquer, elle s’est essayée à braconner sur les terres de cette
« extrême-droite » qu’elle avait toujours auparavant condamnée sans
appel comme « pas républicaine ». Il aurait fallu un talent d’acteur
beaucoup plus considérable que celui que possède manifestement Valérie Pécresse
pour faire passer en douceur ce reniement flagrant. Valérie Pécresse,
pourrait-on dire, n’a pas su jouer la sincérité. Elle mentait et ça se voyait.
Mais il y avait davantage que cela. En
dehors même du fait que ce discours faisait employer sans vergogne à la
candidate LR les mots de l’ennemi, il était un salmigondis indigeste de
propositions empilées sans ordre apparent et de formules toutes faites, dont
certaines d’ailleurs dignes du maire de Champignac, comme ces « étincelles
qui sortent des sentiers battus » ou
cette « « France capitale » où chaque ville, chaque
département, chaque région est une pépite. » Et cela aussi disait
quelque chose de Valérie Pécresse, quelque chose de plus révélateur que le
portrait qu’elle a dressé d’elle-même à la fin de son discours, et qui sonnait
tout aussi faux que le reste de l’exercice.
Valérie Pécresse est le prototype de
la technocrate, pas seulement dans son parcours universitaire, mais dans sa
personnalité même. C’est d’ailleurs ce qu’elle considère comme son atout
principal dans l’actuelle compétition électorale : sa
« compétence », sa « maitrise des dossiers ». Mais la compétence
technocratique est bien différente de l’art politique. Considérer une question
sous l’angle technocratique c’est la considérer comme relevant d’une certaine
sorte de savoir : le technocrate est celui qui connait les règles
juridiques, les procédures administratives, les normes comptables et les
statistiques et qui pense qu’un problème se résout en appliquant de bonnes
règles et en faisant de bons calculs. Considérer une question sous l’angle
politique, c’est au contraire l’aborder sous l’angle de l’insuffisance du
savoir. L’action politique se déroule en situation de double d’incertitude,
d’une part parce que tous les éléments pertinents pour prendre la meilleure
décision sont très rarement disponibles au moment où on en aurait besoin, et
d’autre part parce que les effets escomptés de l’action sont tout au plus de
l’ordre du probable. Et si l’homme politique se meut dans le domaine de la
probabilité, c’est notamment parce que la rationalité n’est pas la chose la
mieux partagée du monde.
La raison de l’être humain est
étroitement mêlée à son imagination et à ses passions, en sorte que c’est un
chef-d’œuvre de bonne éducation que de parvenir à harmoniser ces trois facultés
et à faire en sorte que la raison domine les passions sans les écraser. Mais ce
qui est possible chez quelques rares individus est impossible dès lors qu’il
s’agit de peuples. Comme le dit l’auteur du Fédéraliste, dans une nation
de philosophes le respect pour les lois serait « suffisamment inculqué par
la voix d’une raison éclairée. Mais une nation de philosophes n’est pas moins
impossible que la race philosophique de rois désirée par Platon. Et dans toute
autre nation, le gouvernement le plus rationnel ne regardera pas comme un
avantage superflu d’avoir les préjugés de la communauté de son côté. »
Le grand problème, et le grand
mystère, en politique, c’est celui de la persuasion : comment obtient-on
l’adhésion et l’obéissance de ses semblables ? Qu’est-ce qui fait qu’un
homme est capable de commander aux autres, c’est-à-dire de leur faire accomplir
des choses qu’ils n’auraient pas faites spontanément (sans quoi le commandement
est inutile) ? La raison seule est insuffisante et la contrainte n’est pas
davantage la réponse parce qu’un homme, par lui-même, n’a pas la capacité de
contraindre un grand nombre de ses semblables. On ne commande jamais uniquement
par la force, il faut toujours, en quelque manière, obtenir la coopération
volontaire de ceux qui emploieront la force en votre nom.
Dans un régime tyrannique, le problème
est circonscrit au relativement petit nombre organisé et déterminé qui opprime
le grand nombre désorganisé. Mais dans un régime démocratique, où la capacité
de contraindre est, normalement, très limitée, le problème est particulièrement
aigu. Comme le faisait remarquer Abraham Lincoln : « Dans les
communautés politiques comme celle-ci, l’opinion publique est tout. Avec
l’opinion publique, rien ne peut échouer ; sans elle rien ne peut réussir.
Par conséquent celui qui façonne l’opinion publique, agit plus profondément que
celui qui fait des lois ou prend des décisions. Il rend les lois et les
décisions possibles ou impossibles exécuter. »
Pour un pur technocrate, une telle
réflexion est scandaleuse et presque incompréhensible. La technocratie existe
précisément pour évacuer le problème de l’opinion publique, le problème de la
persuasion et du consentement d’un grand nombre d’individus très imparfaitement
rationnels. Le gouvernement des hommes doit être remplacé par l’administration
des choses. La décision doit être réservée au petit nombre de ceux qui
connaissent les règles et qui appliquent les règles par pur respect pour la
règle. La technocratie est une sorte de kantisme administratif. En ce sens
Valérie Pécresse a entièrement raison de déclarer qu’elle est « européenne »,
car l’Union Européenne est le prototype le plus achevé de cette
« gouvernance » technocratique qui s’arrange pour contourner
systématiquement la question du consentement à la loi qui vous gouverne.
Un technocrate n’a pas besoin de
persuader des foules, qui sont composées d’individus très différents de lui par
leur tempérament, leurs capacités, leurs connaissances. Il n’a pas besoin
d’obtenir la confiance de ses semblables. Il n’a pas besoin de susciter
l’enthousiasme et même il se défiera de l’enthousiasme. Par conséquent, un
technocrate n’a pas besoin d’être un orateur. Mieux, il ne peut pas, en tant
que technocrate, être un orateur, car ce serait abandonner le terrain de la
« connaissance rationnelle » qui est censé être le sien.
Valérie Pécresse n’est pas sans avoir
vaguement conscience qu’une campagne électorale oblige précisément à sortir de
cette sphère qui est son domaine pour s’aventurer sur le terrain glissant de la
persuasion démocratique. Elle a essayé de le faire, mais sans comprendre, apparemment,
que le fond devait être en accord avec la forme. Elle a essayé de concilier une
forme éloquente avec un fond technocratique et cette impossible conciliation
est, à mon avis, la raison la plus décisive du désastre qui nous a été donné à
voir et à entendre.
Son discours a consisté, pour
l’essentiel, à nous indiquer comment, si elle était élue président de la
République, elle traiterait chaque « dossier » qui lui semble
important, car c’est ce que font les gens « compétents » : ils
traitent des « dossiers ». Mais gouverner ne consiste pas simplement
à traiter une série de dossiers. Gouverner démocratiquement suppose d’abord
d’obtenir la confiance et l’adhésion de vos concitoyens et pour cela il est
nécessaire d’être capable d’expliquer, en des termes susceptibles de frapper le
plus grand nombre, dans quelle situation nous nous trouvons et quel cap nous
devrions suivre. Il faut être capable de présenter une image aisément
compréhensible de l’état de la nation, de ses besoins et de ses aspirations.
Bref, il faut être capable de lier les innombrables « dossiers » dont
se compose l’action quotidienne d’un gouvernement en un tout intelligible,
accessible, et séduisant.
C’est ce qu’ont bien compris et ce que
savent faire, par exemple Eric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon. C’est aussi ce
que savait faire le Front National il y encore quelques années. Et c’est ce qui
manquait totalement dans le discours de Valérie Pécresse. Son discours était un
immense et informe marais technocratique, dans lequel l’auditeur pataugeait
péniblement au milieu des coassements abrutissants d’innombrables
« dossiers » pustuleux, et d’où émergeait, çà et là, quelques
formules censées être frappantes mais qui frappaient surtout par leur caractère
artificiel et qui, pour tout dire, semblaient avoir à peu près la même fonction
que les rires enregistrés dans les séries « comiques ».
Certes, l’art de la persuasion et la
maitrise de la rhétorique délibérative sont inégalement nécessaires suivant les
circonstances. Il peut parfois suffire à un homme politique, pour se faire
élire, de n’être pas son adversaire si ce dernier a suscité une détestation
suffisamment puissante de la part de suffisamment de ses concitoyens. Demandez
à Joe Biden ou à François Hollande ce qu’ils en pensent. En des temps paisibles,
lorsque l’obéissance parait aller de soi et que la nation parait loin de tout
péril existentiel, la grise maitrise des « dossiers » et l’ennuyeux
« sérieux » peuvent également vous mener loin. Malheureusement pour
elle, Valérie Pécresse ne se trouve pas dans une telle situation. Macron est
détesté, sans doute, et détestable assurément, mais elle n’est pas la seule à
pouvoir capitaliser sur cette détestation. Et les Français, dans leur très
grande majorité, pensent que la France est un vaisseau perdu dans la tempête,
sur lequel la mutinerie menace et qui risque à chaque instant de se fracasser
sur quelque récif. Ils attendent, avec une anxiété croissante, un capitaine qui
saura saisir fermement la barre, ramener l’équipage à l’obéissance et diriger
le navire vers des eaux plus calmes.
Peut-être un tel homme ou une telle
femme n’est-il pas disponible actuellement sur le vaisseau France, mais ce qui
est hors de doute, c’est que Valérie Pécresse n’est pas cette personne, sa
prestation de dimanche l’a prouvé au-delà de tout doute raisonnable.
Valérie Pécresse, nul ne l’ignore,
n’écrit pas elle-même ses discours. En cela elle est très loin d’être la seule.
En fait, écrire des discours semble devenu la moindre activité des hommes
politiques de premier plan : tous, ou presque, ont des
« plumes » pour le faire à leur place tandis qu’ils se consacrent à
des activités qu’ils pensent plus importantes. Pourtant, en un certain sens,
parler en public, parler au public, est nécessairement la fonction la plus importante
de l’homme d’Etat et leurs actions les plus mémorables sont souvent leurs
discours.
Abraham Lincoln commençait ainsi le
discours célèbre qui devait marquer son ascension vers la présidence des
Etats-Unis : « Si
nous pouvions d'abord savoir où nous sommes, et vers quoi nous tendons, nous
pourrions mieux juger de ce qu'il faut faire, et comment le faire. » Mais
comment un homme politique pourrait-il savoir cela et comment pourrait-il
l’expliquer à ses compatriotes s’il n’a pas d’abord pris la peine de s’asseoir
à une table pour méditer, seul, dans le silences des passions, et de mettre en
ordre ses pensées en les couchant sur le papier ?