La liberté de paroles est morte depuis longtemps mais, parce
que nous l’avions tellement chérie, parce qu’on nous avait tellement répété
qu’elle était un de nos biens les plus précieux, nous avions refusé de le voir.
Désormais, seuls les plus obtus peuvent encore se bercer de l’illusion qu’ils
tiennent dans leurs bras un être vivant et non un cadavre en état de
décomposition avancée. Ceux-là ne se rendront jamais à l’évidence et doivent
donc être abandonnés à leurs songes creux.
Tout comme la décomposition d’un être vivant, la
décomposition d’une liberté produit à la fois un vide et une prolifération. Un
être vivant disparaît mais sa dépouille mortelle devient le réceptacle d’une
surabondance de vie grouillante ; une liberté disparaît mais elle donne en
même temps naissance à une quantité infinie de parasites qui se nourrissent de
sa substance.
Ainsi, notre liberté de discuter publiquement et
sérieusement de sujets intéressant au plus haut point le bien commun – par
exemple l’immigration, la sexualité, la religion – a été réduite comme peau de
chagrin, en sorte que seuls les plus téméraires ou les plus désespérés se
risquent encore sur certains terrains. Et dans le même temps l’espace public
déborde « d’expressions » - livres, films, musique, etc. - qui, il n’y
a pas si longtemps, auraient été considérées comme immorales, dangereuses pour
les mœurs et la survie de la société, et fermement réprimées. Il nous est, par
exemple, interdit en pratique de discuter des problèmes posés par une société
multiethnique, mais nous pouvons en quelques clics accéder à toute la
pornographie possible et même inimaginable. Pire, peut-être, nous laissons
croitre et prospérer des associations et des discours qui visent clairement, ou
qui ont pour évidente conséquence, le renversement de la démocratie et la
dissolution de la communauté nationale. Nous combattons officiellement l’Etat
Islamique, mais nous laissons l’UOIF diffuser son poison dans le corps social,
pour prendre un exemple.
En bref, le despotisme et une permissivité irresponsable
coexistent aujourd’hui, et même se nourrissent mutuellement l’un l’autre.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Pouvons-nous
espérer retrouver une condition plus satisfaisante ?
Un réflexe compréhensible, mais malavisé, serait de se
raidir en proclamant que la « liberté d’expression » est un absolu et
que, face au despotisme du politiquement correct soutenu par la loi, nous
devons défendre bec et ongles la liberté de chacun de « s’exprimer »
quand et comment il le veut. Une telle réaction n’est pas dépourvue de
noblesse, mais ne nous mènera nulle part, si ce n’est au chaos le plus total,
inévitablement suivi d’un despotisme intégral et non plus partiel comme
aujourd’hui. En fait, si l’étrange situation dans laquelle nous nous trouvons a
bien évidemment des causes multiples, l’une des causes les plus directes est
justement l’oubli des limites nécessaires de la liberté de paroles.
Dans un régime libre, il n’existe pas de moyen plus sûr de
détruire une liberté que de la transformer en licence. C’est ce que nous avons
fait, et le résultat est devant nous. En fait, il n’est pas excessif d’affirmer
que la liberté de paroles a commencé à agoniser le jour où elle s’est
transformée officiellement en « liberté d’expression ».
Pour comprendre le mal dont nous souffrons il faut donc,
avant toute chose, retracer nos pas et retrouver une compréhension juste de ce
qu’est la liberté de paroles.
De la liberté de paroles à la liberté
d’expression
Commençons par rappeler ce qui devrait être une évidence,
mais qui a depuis longtemps cessé de l’être : en société toute liberté a
des limites, limites qui varient en partie en fonction des circonstances de
l’heure.
D’autre part, aucun régime politique avant la démocratie
libérale n’a jamais proclamé son attachement à la liberté de paroles, n’en a
fait un droit individuel opposable au gouvernement. Jusqu’à une époque somme
toute très récente, en Occident, le régime ordinaire était celui de la censure,
c’est-à-dire qu’il était communément admis que les gouvernants pouvaient
légitimement interdire l’expression des opinions qu’ils estimaient dangereuses
pour la collectivité, pour une raison ou pour une autre. Il y avait danger, et
même parfois très grave danger, à défendre publiquement des opinions
différentes de celles professées officiellement par la communauté, notamment en
matière de politique et de religion, et nul homme sensé ne l’ignorait. Et cette
position n’était pas défendue seulement par les gouvernants – qui après tout,
en cette matière, sont juges et parties – mais aussi par les plus grands
philosophes, ceux dont l’on pourrait penser qu’ils devraient être le plus
attachés à cette liberté. Socrate lui-même n’a jamais remis en question le
bien-fondé des lois en vertu desquelles il a été condamné.
Enfin, il faut remarquer que la liberté de paroles ne peut
pas être considérée comme un droit naturel à strictement parler, au sens où
l’entendaient ceux qui ont posé les fondements théoriques de nos démocraties
libérales. Ou, pour le dire autrement, le fait de pouvoir communiquer librement
ses opinions ne fait pas partie de ces désirs fondamentaux qui animent les
êtres humains et sur lesquels est censé être bâti notre régime politique. La
liberté de paroles est un droit politique, ou civique, qui découle de ces
droits naturels pour la préservation desquels les hommes se donnent des gouvernements.
Elle est un droit instrumental, qui vise à protéger d’autres
droits, et elle est par conséquent limitée par le but qu’elle sert.
Pour le dire en peu de mots, la liberté de paroles, dans son
acception originelle, sert à conserver un gouvernement libre. L’une des
conditions essentielles de l’exercice de nos droits naturels est un
gouvernement libre, qui, tout en étant capable de contrôler les individus,
répond aux souhaits de la population et n’abuse pas des pouvoirs qui lui sont
confiés. Cela n’est possible que si les citoyens peuvent discuter librement des
affaires publiques, des mérites de leurs gouvernants, et s’informer
mutuellement des dangers qui peuvent menacer leurs droits. En ce sens, comme le
dit l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen,
« la libre communication des pensées et des opinions » est bien « un
des droits les plus précieux de l’homme ». Mais ce même article ajoute
immédiatement : « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
librement, sauf à répondre de l’abus de
cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Et juste avant,
l’article 10 avait proclamé que « Nul ne doit être inquiété pour ses
opinions, même religieuses, pourvu que
leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par les lois ».
On le constate, les inventeurs du concept de la
« liberté de paroles » n’avaient nullement renié l’idée qu’il
appartient au gouvernement de réguler l’expression publique des opinions. Ils
comprenaient simplement cette régulation d’une manière différente de celle des
partisans de « l’Ancien Régime ». D’une part, la démocratie libérale
étant un régime politique officiellement détaché de toute préférence
religieuse, les autorités doivent permettre l’expression de toutes les opinions
religieuses, du moins tant que celles-ci ne troublent pas l’ordre public. Et
par ailleurs, les besoins du gouvernement démocratique font que la liberté de
paroles doit être la règle et la restriction l’exception ou, pour le dire
autrement, le régime ne peut plus être celui de la censure mais devient celui
de la répression des abus a posteriori. Au lieu de devoir solliciter la
permission de censeurs avant de publier, censeurs qui opéreront dans le secret
de leur cabinet et sans règles fixes et connues de tous, les citoyens peuvent
s’adresser librement à leurs compatriotes mais pourront être punis après un
procès public et équitable, et de préférence par un jury composé de leurs
pairs, s’ils ont franchi les limites tracées par la loi.
Ces limites sont, dans les grandes lignes, celles
nécessaires pour protéger les droits et l’honneur d’autrui et pour protéger
l’ordre public.
Ainsi, en France, la grande loi de 1881 qui fixait le régime
de la liberté de la presse et qui, pendant très longtemps, est restée le cadre
essentiel délimitant la liberté de paroles, assure aux individus une protection
contre l’injure et la calomnie. La législation prohibe également l’atteinte à
la vie privée et réprime les discours incitant à la commission d’infractions ou
mettant en danger la vie et la sécurité des personnes. Elle protège enfin, ou
elle protégeait, ce que l’on appelait encore la moralité publique, catégorie
dont il reste fort peu de choses aujourd’hui mais qui n’a pas entièrement
disparu.
Ces limites ne sont pas propres à la France. Les auteurs du
Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis n’avaient pas une
conception différente de la liberté de paroles de celle des auteurs de la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et les lois et la
jurisprudence américaine traçaient, grosso modo, les mêmes limites à cette
liberté que les lois et la jurisprudence française sous la Troisième
République.
Ainsi, dans ses célèbres Commentaires
sur la Constitution des Etats-Unis (1833), Joseph Story, un juge de la Cour
Suprême, écrivait à propos du Premier Amendement : « Que cet
amendement ait eu pour objet de garantir à chaque citoyen un droit absolu de
parler, d’écrire, ou de publier tout ce qu’il pourrait lui plaire, sans aucune
responsabilité, publique ou privée, est, par conséquent, une supposition trop
absurde pour être entretenue par n’importe quel homme raisonnable. Cela
reviendrait à accorder à chaque citoyen un droit de détruire à sa fantaisie la
réputation, la paix, la propriété, et même la sûreté personnelle de tout autre
citoyen (…) Il est évident, par conséquent, que le langage de cet amendement
signifie seulement que tout homme devra avoir le droit de parler, d’écrire et
d’imprimer ses opinions sur n’importe quel sujet, sans aucune restriction
préalable, pourvu seulement qu’il ne porte pas atteinte aux droits de quelqu’un
d’autre, à sa personne, à sa propriété ou à sa réputation ; et pourvu
seulement qu’il ne trouble pas ainsi l’ordre public ou ne tente de subvertir le
gouvernement. »
Ainsi définie et délimitée, la liberté de paroles est
assurément, comme l’écrivait Story « un privilège inestimable dans un
gouvernement libre ».
Malheureusement, les victoires préparent souvent les
défaites, et le succès même de ces conceptions nouvelles a conduit à leur
démantèlement progressif.
La liberté de paroles étant apparemment définitivement
entrée dans les mœurs, les hommes s’étant habitués à en bénéficier, l’équilibre
délicat entre liberté et restrictions fut peu à peu perdu. Les restrictions
furent perçues comme des contraintes démodées, inutiles, et, surtout, le
fondement rationnel de la liberté de paroles fut oublié. Comme presque toujours
en la matière, les germes de décomposition furent introduits non pas par le
grand public mais par des membres de ce que l’on peut appeler la république des
lettres : ceux qui tirent l’essentiel de leurs revenus et de leur
réputation de leur plume, ou aujourd’hui de son équivalent numérique.
Selon la loi psychologique qui veut que plus un phénomène
désagréable diminue et plus ce qu’il en reste est perçu comme insupportable,
nombre d’artistes et « d’intellectuels » se mirent à aspirer à une
liberté dépourvue de responsabilité. Ils firent campagne, ouvertement ou insidieusement,
pour que les nécessités de l’ordre public et les normes de la moralité
s’effacent devant le droit imprescriptible de « l’artiste » ou du
« penseur » à s’exprimer sans aucune retenue. Aujourd’hui comme hier
une bonne partie des membres de cette république des lettres répondaient aussi
à la description que faisait Rousseau de ses amis « philosophes »,
lorsqu’il remarquait qu’il suffirait de les reléguer parmi les athées pour les
ramener au pied des autels. Bien des auteurs aspiraient ardemment à pouvoir
ouvertement choquer le bourgeois sans avoir à subir les foudres de la loi
bourgeoise, à la fois pour des motifs de vanité et par intérêt bien compris,
car il y avait là un marché prometteur à investir.
Le penseur qui, sans doute, contribua le plus à modifier l’équilibre
ancien entre liberté et restrictions en faveur d’une liberté pratiquement sans
limites, ou celui du moins qui fournit les justifications les plus
convaincantes à ceux qui souhaitaient modifier cet équilibre, fut John Stuart
Mill, avec son fameux essai De la liberté
(1859). Selon les mots de son auteur, le but de cet essai était « de
proclamer un principe très-simple, comme fondé à régir absolument la conduite
de la société envers l’individu, dans tout ce qui est contrainte et contrôle,
que les moyens employés soient la force physique, sous forme de peines légales,
ou la coaction morale de l’opinion publique. Voici ce principe : le
seul objet qui autorise les hommes, individuellement ou collectivement, à
troubler la liberté d’action d’aucun de leurs semblables, est la protection de
soi-même. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de
force contre un de ses membres, est de l’empêcher de nuire aux autres. Elle
n’en a pas une raison suffisante dans le bien de cet individu, soit physique,
soit moral. »
En matière de liberté de penser et de discussion ce principe
« très simple » devient « l’usage le plus illimité de la liberté
d’énoncer toutes les opinions possibles ». Ou, comme le dit Mill dans la
première note de bas de page du chapitre deux intitulé « De la liberté de
penser et de discussion » : « Si les arguments du présent
chapitre ont une quelconque validité, il devrait exister la plus complète
liberté de professer et de discuter, à titre de conviction éthique, n’importe
quelle doctrine, aussi immorale que celle-ci puisse paraître. »
Parce que nous sommes des héritiers de Mill et que nombre
d’entre nous ont été persuadés, directement ou indirectement, par ses
arguments, nous avons du mal à percevoir le caractère extrêmement radical de
son principe « très simple ». Pourtant, une connaissance même
passable de l’histoire de la philosophie politique devrait suffire pour nous
convaincre qu’aucun penseur de premier plan avant Mill n’avait demandé aussi
ouvertement une liberté aussi grande pour l’expression publique de toutes les
opinions. Ce radicalisme peut s’expliquer par un ensemble de raisons.
Tout d’abord, Mill était convaincu que les peuples pour
lesquels il écrivait étaient parvenus à un degré de maturité suffisante et
irréversible pour que les anciennes contraintes soient devenues inutiles. « Le
despotisme », écrivait-il, « est un mode légitime de gouvernement
quand on a affaire à des barbares, pourvu que le but soit leur amélioration et
que les moyens soient justifiés en atteignant réellement ce but. » Mais,
ajoutait-il, « dès que le genre humain est capable d’aller au progrès par
la conviction ou la persuasion (un point atteint depuis longtemps par toutes
les nations dont nous devons nous inquiéter ici) la contrainte, ou sous la
forme directe, ou sous celle de pénalité pour la non-observance, n’est plus
admissible comme moyen de faire du bien aux hommes ; elle n’est plus
justifiable que pour leur sécurité à l’égard les uns des autres. »
Autrement dit, Mill croyait au progrès intellectuel et moral
du genre humain. De la liberté
présuppose ainsi la rationalité croissante de l’homme civilisé, et l’absence de
toute menace sérieuse, soit interne soit externe, dès lors qu’une nation a
atteint le stade du gouvernement représentatif. La liberté illimitée de
discussion ne risque donc nullement d’aboutir à un ébranlement des fondements
de la société et à une impossibilité de toute action commune, comme on pouvait
le penser traditionnellement. Bien au contraire : « À mesure que
l’humanité progresse, le nombre des doctrines qui ne sont plus un sujet de
discussion ni de doute augmente constamment, et le bien-être de l’humanité peut
presque se mesurer au nombre et à l’importance des vérités devenues
incontestables. » Et encore : « Cependant aucun homme dont
l’opinion mérite un instant de considération ne peut douter que l’on puisse
remédier à la plupart des grands maux positifs de ce monde et que, si
l’humanité continue à progresser, ceux-ci seront finalement enfermés dans
d’étroites limites. »
Ensuite, bien qu’utilitariste, Mill donne un contenu
objectif au bonheur. Celui-ci consiste essentiellement dans les plaisirs les
plus élevés, les plaisirs de l’esprit, plaisirs intellectuels, moraux,
esthétiques ; une position que n’aurait sans doute pas renié Socrate. Mais,
à la différence de Socrate, Mill efface la différence entre le grand nombre et
le petit nombre, entre les philosophes et les non-philosophes, une différence
qui était jusqu’alors fondatrice de la philosophie politique. Cette vie
socratique est présentée comme un modèle pour tous les hommes. Mill, en
d’autres termes, fait de l’acquisition du savoir le but principal d’une société
libérale, civilisée, et non plus la sécurité, comme cela était le cas par
exemple pour Locke ou pour Montesquieu. Le gouvernement d’une grande nation
civilisée n’est pas essentiellement différent d’un séminaire de philosophie et
c’est ce qui explique la nécessité d’une absolue liberté de paroles, car ses
contradicteurs sont les meilleurs amis d’un philosophe, ou du moins ceux qui
lui sont le plus utiles.
Enfin, à la base de tout ceci, se trouve la supposition de
la valeur ultime de l’individu, du développement individuel. L’homme n’est pas
par nature un animal politique, il est un individu, dont le bonheur réside dans
le développement de ses intérêts et de ses talents propres tels qu’il les
comprend. « Sur lui-même, écrit-il, sur son corps et sur son esprit,
l’individu est souverain. » Une position, pour le coup, fort peu
socratique.
Cela explique que, pour John Stuart Mill, le plus grand
danger soit celui de l’oppression de la minorité par la majorité, la tentative
de la part d’une majorité d’obliger tous les individus à se conformer à ses
vues, en matière de politique, de morale, de religion. La diversité la plus
grande possible est ce qui doit être préservé et cultivé. En revanche Mill ne
parait pas envisager le danger que pourrait représenter une minorité organisée,
déterminée à renverser le type de régime politique que présuppose son plaidoyer
en faveur de la liberté individuelle. Au moment où il écrit De la liberté, le Manifeste du parti communiste était pourtant paru depuis plus de
dix ans et avait commencé à faire sentir ses effets un peu partout en Europe. Il
ne parait pas non plus envisager que l’élévation de la diversité et du
non-conformisme au rang de vertus premières pourrait miner la concorde et le
consensus nécessaires à la survie de tout corps politique, tout
particulièrement dans une démocratie libérale où les liens entre les hommes
sont faibles par nature.
Ou, plus exactement, il ne parait plus l’envisager lorsqu’il
écrit De la liberté.
Une des caractéristiques les plus intéressantes de la
carrière de John Stuart Mill est en effet qu’il a professé dans sa jeunesse des
opinions fort différentes de celles qu’il a défendu dans la dernière partie de
sa vie, et qu’il semble avoir été bien plus clairvoyant dans ses jeunes années
que dans ses années de maturité. Il n’existe pas en tout cas de critique plus
acérée de De la liberté que celle que
l’on peut trouver dans l’essai de Mill sur Coleridge, écrit presque vingt ans
plus tôt. Il vaut la peine de le citer un peu longuement.
Dans un passage de cet essai, Mill critique les
« philosophes » français de la fin du 18ème siècle pour
leur croyance naïve que l’humanité s’épanouirait spontanément une fois
disparues les contraintes politiques et religieuses de l’Ancien Régime. « En
cela », écrit-il, « ils commirent l’erreur très commune de confondre l’état
des choses avec lequel ils avaient toujours été familiers avec la condition
universelle et naturelle du genre humain. » Parce qu’ils observaient
autour d’eux une population qui, la plupart du temps, obéissait sans murmurer
aux lois et aux règles de la morale et acceptait de « sacrifier ses désirs
individuels lorsque cela avait été décidé par une autorité légale », ils
ne réalisèrent pas à quel point une telle situation était fragile et ils ne
virent pas « l’énorme quantité d’influences civilisatrices et de
contraintes nécessaires pour produire un état des choses si contraire à
l’obstination de l’être humain et à son amour de l’indépendance, et à quel
point il était impératif que celles-ci persistent pour que cet état continu
d’exister. »
Mill énumère alors les conditions qui, selon lui, doivent
exister pour obtenir et conserver ce mélange paradoxal d’obéissance volontaire
à la loi et de fierté qui, dans son ensemble, caractérise les populations des
pays européens.
Tout d’abord « un système d’éducation, commençant dans
l’enfance et se poursuivant tout au long de la vie qui, quels que soient les
autres éléments qu’il ait pu comprendre, avait comme composante principale et
permanente une discipline contraignante. Donner à l’être humain l’habitude, et
par conséquent la capacité, de subordonner ses impulsions et ses objectifs
personnels à ce qui était considéré comme les finalités de la société, à
adhérer, en dépit de toutes les tentations, au genre de conduite nécessaire à
ces finalités (…) et, à chaque fois que la rigueur de la discipline
contraignante se relâchait et en proportion de ce relâchement, la tendance
naturelle du genre humain à l’anarchie réapparaissait ; la désorganisation
gagnait l’Etat de l’intérieur (…) et la nation, après un intervalle plus ou
moins long de déclin progressif, devenait soit l’esclave d’un despote, soit la
proie d’un envahisseur étranger. »
La seconde condition est « un sentiment d’allégeance ou
de loyauté » dont, quel que soit le régime politique, « l’essence est
toujours la même, à savoir qu’il existe dans la constitution de l’Etat quelque
chose de fixe, quelque chose de permanent et qui ne doit pas être remis en
question ». Et Mill poursuit : « Un Etat n’est jamais ni, tant
que l’humanité ne se sera pas grandement améliorée, ne peut jamais espérer être
pour longtemps exempt de dissensions internes ; car il n’existe pas, ni
n’a jamais existé d’état de la société dans lequel ne se produisent pas des
conflits entre les passions et les intérêts immédiats de puissants segments du
peuple. Qu’est-ce donc, alors, qui permet à la société de survivre à ces
tempêtes, et de traverser des temps turbulents sans un affaiblissement
permanent des liens qui maintiennent ensemble ses composantes ?
Précisément ceci – que quelle que soit l’importance des intérêts à propos
desquels les hommes se disputent, le conflit n’affecte pas les principes
fondamentaux du système d’union social existant ; ni ne menace de larges
segments de la communauté de voir subvertir ce sur quoi ils avaient fondé leurs
calculs, et avec lequel ils avaient identifié leurs espérances et leurs buts.
Mais lorsque la remise en question de ces principes fondamentaux n’est pas une
maladie passagère ou un remède salutaire, mais la condition habituelle du corps
politique, lorsque sont excitées toutes les violentes animosités qui naissent
naturellement d’une telle situation, alors l’Etat est virtuellement en
situation de guerre civile et ne peut jamais rester longtemps sans que celle-ci
ne se déclare. »
La troisième et dernière condition de la stabilité d’une
communauté politique est « un principe de cohésion fort et actif entre les
membres de la communauté. » Ce qui signifie non pas « une antipathie
gratuite envers les étrangers » mais « le sentiment d’un intérêt
commun entre ceux qui vivent sous le même gouvernement et qui habitent à
l’intérieur des mêmes frontières naturelles ou historiques. Nous voulons dire
par là qu’une partie de la communauté ne doit pas se considérer comme étrangère
par rapport à une autre ; qu’ils doivent chérir les liens qui les
unissent ; qu’ils doivent sentir qu’ils ne forment qu’un seul
peuple ; que leurs destins sont liés, que le mal qui arrive à l’un de
leurs concitoyens est un mal pour chacun d’entre eux ; et qu’ils ne
désirent pas se soustraire égoïstement à leur part des charges communes en
rompant ce lien. »
Comment le même John Stuart Mill a-t-il pu, dix-neuf ans
plus tard, inventer des principes de gouvernement qui réservent l’éducation et
la discipline aux seuls jeunes gens, qui soumettent tous les principes à une
critique constante (y compris bien sûr, on peut le supposer, les principes
d’absolue liberté posés par Mill) et qui dissolvent irrésistiblement tout
« principe de cohésion fort et actif entre les membres de la communauté » ?
Voilà certes un mystère qui ne sera pas résolu ici.
Ce qui nous importe, ce sont les conséquences de ces
principes nouveaux qui, peu à peu, ont remplacé les anciens.
Lorsque la licence se marie à la censure,
ou le pire des deux mondes
Pour le dire de manière schématique mais conforme à la
réalité, ces conséquences se sont fait sentir en deux temps.
Dans un premier temps les principes nouveaux ont, de manière
entièrement prévisible et conforme aux souhaits des promoteurs de ces
principes, conduit à une érosion des limites traditionnelles à la liberté de
paroles, limites fondées rationnellement sur les nécessités d’un régime
politique libre. Un des signes premiers de cette érosion, en même que la cause
d’une érosion ultérieure encore plus rapide, a été le remplacement de
l’expression « liberté de paroles » ou « liberté d’opinion »
par celle de « liberté d’expression », notamment dans les arrêts des
cours de justice.
La différence essentielle entre les deux est la
suivante : la liberté de paroles est la liberté d’adresser un discours
raisonné à ses concitoyens pour essayer de les persuader sur des sujets
d’intérêt public. La liberté d’expression, en revanche, est la liberté de dire,
d’écrire, ou de faire savoir par un moyen ou un autre tout ce qui vous passe
par la tête. Elle est la liberté d’exposer vos sentiments et votre
« ressenti » sur la place publique pratiquement sans limites ni de
forme ni de contenu.
Pour répéter ce qui a déjà été dit, la liberté de paroles
doit être protégée car elle est un instrument essentiel du gouvernement
libre : un peuple libre doit pouvoir discuter librement des affaires
publiques et de toutes les questions reliées à ces affaires, il doit pouvoir
soumettre à la critique son gouvernement et les individus qui le composent. La
liberté de paroles est donc limitée par son but fondamental, qui est la
préservation de la démocratie libérale et du bien commun. Par conséquent, tous
les discours n’étaient pas également protégés par ce principe : les
discours grossiers, par exemple, n’étaient pas protégés, car ils n’étaient pas
considérés comme servant le bien commun. Au contraire, ils vont à l’encontre de
ce bien en détruisant la civilité qui est indispensable à l’expression paisible
et raisonnable des différends politiques. En démocratie tout particulièrement, où
l’autorité politique est censée découler du consentement, parler politiquement
requiert de parler poliment, c'est-à-dire d’une manière qui permette d’obtenir
ou de maintenir ce consentement et qui soit conforme à l’égale dignité de tous
les participants.
De la même manière, les discours ou les formes d’expression
qui tendent à encourager l’obscénité ou la violence, en les présentant de
manière attractive, n’étaient pas protégés par le principe constitutionnel de
la liberté de paroles, car ils ne servent pas le bien commun. Au contraire, ils
tendent à éroder la maitrise de ces passions puissantes que sont la sexualité
et la violence. Ils tendent à éroder la maitrise de soi qui est tout
particulièrement nécessaire dans un gouvernement libre où les citoyens doivent
porter volontairement le joug des lois.
La liberté d’expression, en revanche, est considérée comme
un droit strictement individuel qui ne peut être limité que par le fait que
chacun possède un droit égal à s’exprimer, et par la protection des biens et
des personnes. Les « expressions » grossières, obscènes, violentes ou
séditieuses sont donc autorisées, et même protégées par la loi, en vertu de ce
principe. Sous ce nouveau régime les autorités ne peuvent plus guère réprimer
que les appels directs au meurtre ou au pillage.
Cela revient à dire que, non seulement le législateur ne
peut pas essayer d’inculquer les vertus nécessaires à un citoyen - comme la
tempérance, le courage, le respect des lois -, chose de toute façon très
difficile en démocratie, mais qu’il ne peut même pas défendre ces vertus, lorsqu’elles
existent, contre les formes « d’expression » qui les attaquent.
Par exemple, sous le régime ancien de la liberté de paroles,
il était entendu que le législateur pouvait réprimer l’obscénité ou la
grossièreté dans la sphère publique, et ceci vient bien évidemment soutenir les
parents qui veulent protéger leurs enfants contre l’obscénité ou la
grossièreté. Sous le régime de la liberté d’expression, en revanche, les
parents qui voudraient élever leurs enfants à l’abri de la grossièreté et de
l’obscénité font face à une tâche légèrement moins difficile que de les élever
en leur apprenant que la terre est plate. Le moins que l'on puisse dire est que
cela ne facilite pas leur tâche d'éducateur, si du moins le but de l'éducation
qu'ils donnent à leurs enfants est d'en faire des adultes authentiquement
civilisés. Et il en va de même, bien sûr, pour toutes les institutions
d’éducation.
Pour prendre un exemple concret afin d’illustrer la
différence entre liberté de paroles et liberté d’expression : critiquer
publiquement la politique menée par son pays dans tel ou tel domaine, même avec
une grande vigueur, relève de la stricte liberté de paroles. Ceux qui prennent
ainsi la parole publiquement doivent donc non seulement être autorisés à le
faire mais aussi être protégés contre ceux qui voudraient les empêcher de
parler (que cela soit à l’oral ou à l’écrit). En revanche, brûler sur la place
publique le drapeau de son pays ne relève pas de la liberté de paroles et était
donc traditionnellement puni par la loi. La différence essentielle est que ceux
qui prennent la parole en public sont obligés de présenter des arguments, si
grossiers soient-ils, d’articuler un discours, si rudimentaire soit-il. Il est
donc possible, pour ceux qui sont en désaccord avec eux, de répondre à leurs
arguments. Un dialogue peut s’engager, même plein d’animosité de part et
d’autre. En revanche brûler le drapeau national n’indique pas en tant que tel
ce que l’on reproche à son pays. Il est l’expression inarticulée d’un sentiment
de mépris ou d’hostilité violente qui s’adresse à toute la communauté nationale
de manière indiscriminée. La seule réponse qu’il peut donc susciter est, soit
l’adhésion, soit un rejet tout aussi violent et inarticulé. C’est un appel à
échanger des coups plus que des arguments.
Bien que critiquer son pays et brûler le drapeau national
puissent paraître deux manières différentes de faire la même chose, elles sont
par conséquent fondamentalement différentes, et la seconde ne peut être tolérée
qu’à condition de remplacer la liberté de paroles par la liberté d’expression.
Ceux qui brûlent le drapeau national « s’expriment », de la même
manière, par exemple, que ceux qui arborent un t-shirt avec des inscriptions
grossières, ou ceux qui produisent ou consomment de la pornographie. Ils
« expriment » leur individualité ou leurs sentiments. Qui sommes-nous
pour les juger ? Qui sommes-nous pour les en empêcher ? Ils ont « le
droit » de le faire.

La substitution de la liberté d’expression à la liberté de
paroles a donc eu pour conséquence, dans un premier temps, l’arrivée dans
l’espace public d’un flot de plus en plus abondant et impétueux
« d’expressions » vulgaires, grossières, obscènes, provocantes,
violentes, au fur et à mesure que les autorités publiques abandonnaient
pratiquement toute prétention à défendre les limites traditionnelles, et au fur
et à mesure aussi que le besoin de crier de plus en plus fort pour continuer à
choquer le bourgeois se faisait sentir.
Le premier temps fut donc celui de la substitution de la
licence à la liberté, culminant en quelque sorte dans le fameux slogan de mai
68 : « Il est interdit d’interdire ».
Mais ce premier temps prépara, dans un second temps, une
réapparition imprévue, et cependant parfaitement prévisible, des limites et de
la répression, mais sur une base entièrement nouvelle.
D’un point de vue intellectuel, tout d’abord, l’absence de
limites naturelles à l’expression, c’est aussi nécessairement l’absence de
limites naturelles à la répression des expressions. Bien que John Stuart Mill
soit habituellement rangé parmi les penseurs libéraux, il se sépare des
libéraux de la première génération, comme Locke ou Montesquieu, sur un point
essentiel : il abandonne la doctrine des droits naturels. Cette doctrine,
qui est énoncée par exemple dans la Déclaration d’Indépendance américaine ou
dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, établissait des
principes intangibles permettant de définir clairement les objectifs d’un
pouvoir politique légitime. Elle affirmait que chaque être humain possédait des
droits inaliénables, conférés par la nature ou par le Créateur, droits pour la
protection desquels les hommes acceptaient de se soumettre à la loi et au
gouvernement et qui traçaient les limites permanentes du pouvoir politique.
Dans l’utilitarisme de Mill, les hommes n’ont pas de droits naturels (comme le
dit Bentham, d’un point de vue utilitariste la notion de droits naturels est
« une absurdité montée sur des échasses »), ils n’ont pas de rapport
avec un Dieu créateur, pas de raison évidente se donner un gouvernement, et pas
de principes intangibles pour agencer celui-ci.
Certes, Mill affirme bien que « La seule raison
légitime que puisse avoir une communauté pour user de force contre un de ses
membres, est de l’empêcher de nuire aux autres », mais il ne nous donne
pas de motifs puissants, ancrés dans la nature humaine, pour accepter ce
principe et s’y tenir ; outre le fait qu’il ne définit pas clairement ce
qui peut être considéré comme « nuisible ». Quant à son principe de
liberté illimitée de discussion, il peut sans doute sembler séduisant à ceux
dont le principal plaisir dans l’existence est précisément la discussion de
questions abstraites, mais il offre peu d’attraits pour tous ceux dont les
passions sont tournées vers d’autres objets, c’est-à-dire en fait pour
l’écrasante majorité du genre humain.
Pour le dire autrement, les principes de Mill présupposent
que les hommes préfèrent ordinairement exprimer librement leurs opinions plutôt
que d’empêcher l’expression des opinions qui leur sont désagréables. Mais si le
contraire est vrai, si la plupart des gens sont bien moins intéressés par le
fait de participer au débat public ou de rechercher la vérité que par le fait
de protéger de toute contestation les opinions qui leur sont chères, alors ces
principes n’offrent aucune raison solide de ne pas céder à ce désir de censure.
Si chacun doit être autorisé à suivre ses goûts, alors ceux dont les goûts les
portent à censurer les autres doivent être autorisés à suivre leurs goûts, eux
aussi, et s’ils parviennent à former une majorité ou à persuader une majorité,
il n’y aura rien de consistant à leur opposer. A l’objection « Mais cela
correspond à mes goûts », il suffira de répondre « Peut-être, mais
cela ne correspond pas à nos goûts ».
Le principe de la liberté d’expression contribue donc à
éroder les fondements rationnels sur lesquels reposait la démocratie libérale,
et par conséquent contribue aussi à éroder la notion de limites naturelles au
pouvoir politique. Il vient toujours un moment où l’ont fini par récolter ce
que l’on a semé, et la répression l’on avait chassé par la porte revient par la
fenêtre, mais cette fois sous une forme arbitraire et potentiellement illimitée.
Par ailleurs, d’un point de vue moral, ou du point de vue
des mœurs, le régime de la liberté d’expression, à la différence de celui de la
liberté de paroles, contribue puissamment à élever l’immodération et
l’irréflexion aux rangs de vertus cardinales.
Lorsque toutes les « expressions » et toutes les
formes d’expression sont censées se valoir, la prime va nécessairement à ceux
qui crient le plus fort ou qui savent le mieux jouer sur les passions les plus
grossières et les plus universelles. Les individus, soumis quotidiennement à
l’acide de la liberté d’expression, s’accoutument peu à peu à la grossièreté, à
la vulgarité, à l’obscénité, ils perdent l’habitude et la capacité de défendre
leurs préférences de manière raisonnée, d’exposer et d’écouter des arguments.
Autrement dit, la liberté d’expression corrode la civilité qui est nécessaire
au débat public démocratique. Les individus deviennent à la fois de plus en
plus susceptibles et de moins en moins soucieux de ménager la susceptibilité
d’autrui. N’étant plus guère capables d’argumenter, ils perçoivent tout
argument opposé à leurs préférences comme une offense et comme une menace dont
seule la répression peut les protéger. Etant encouragés à se penser comme de
purs individus (« Sur lui-même, sur son corps et sur son esprit,
l’individu est souverain. »), étant confortés dans leur égoïsme naturel par le
« soyez-vous-mêmes » devenu une sorte de mantra officiel, ils ne
voient plus de raison de tolérer ce qui leur déplait ni de tenir compte des
effets que leur « expression » pourra avoir sur d’autres gens et sur
la collectivité dans son ensemble.
Peut-être dira-t-on que la raison de tolérer ce qui vous
déplait chez les autres est de pouvoir ainsi demander à ceux-ci de tolérer ce
qui leur déplait chez vous. Mais même un esprit médiocrement clairvoyant ne
tardera pas à découvrir qu’il existe une alternative bien plus attrayante :
acquérir suffisamment de pouvoir politique pour pouvoir vous exprimer sans
entraves, tout en réprimant les expressions qui vous déplaisent. Il suffira de
trouver suffisamment de gens dans le même état d’esprit que vous, ce qui, la
raison aussi bien que l’expérience nous l’apprennent, ne sera pas très
compliqué.
Dans un second temps, par conséquent, une fois les barrières
théoriques et morales suffisamment abaissées par des décennies de
« liberté d’expression », des demandes de censure plus en plus
stridentes se firent entendre.
Il est apparu alors qu’en réalité le régime de la liberté d’expression
favorisait les petits groupes déterminés, organisés, et qui pouvaient abriter
leur intolérance derrière le paravent du principe d’égalité. Pour obtenir la
criminalisation des opinions qui vous déplaisent, il suffira la plupart du
temps de présenter celles-ci comme contraires à la notion selon laquelle tous
les êtres humains sont égaux dans toutes les dimensions essentielles (ce qui
est bien sûr une corruption du principe démocratique selon lequel les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en
droits), et de se montrer suffisamment bruyant et agressif pour intimider
le législateur, ce qui ne sera pas très difficile, celui-ci ayant perdu depuis
longtemps toute bonne raison de résister à ce genre de pression.

Nous en sommes là aujourd’hui, et nous avons désormais le
pire des deux mondes. D’une part un espace public soumis à un flot incessant
d’obscénités et de vulgarité, et d’autre part une parole de plus en plus
contrainte sur de plus en plus de sujets vitaux pour l’avenir de la république
et de la nation. Pour le dire en deux mots, nous avons à la fois Cyril Hanouna
et les lois mémorielles ; la pornographie en accès libre et la gamme
toujours plus étendue des lois « anti-phobiques ».
Une des intuitions les plus importantes de la science politique,
hélas aujourd’hui largement oubliée, est que la loi ne se contente pas de
réprimer, elle éduque aussi, par cela même qu’elle réprime ou qu’elle autorise.
Le grand juriste anglais James Fitzjames Stephen a
parfaitement expliqué cela concernant la loi pénale : « Certains hommes,
probablement, s’abstiennent de tuer parce qu’ils craignent d’être pendus s’ils
commettent un meurtre. Des centaines de milliers s’en abstiennent parce qu’ils
considèrent avec horreur le fait de commettre un meurtre. Une raison essentielle
pour laquelle ils considèrent le meurtre avec horreur est que les meurtriers
sont pendus avec l’entière approbation de tous les gens raisonnables. » En
exécutant certains assassins, la loi n’instille pas seulement la peur dans
l’esprit d’autres assassins potentiels, elle réaffirme aussi le caractère
intolérable, haïssable, du meurtre, elle raffermit le sens moral de la
communauté dans son ensemble et rappelle à tous la majesté et l’intangibilité
des règles morales, dont les lois pénales ne sont que l’expression : tu ne
tueras point (mais aussi, bien sûr, tu ne convoiteras point le bien ni la femme
d’autrui, etc. toutes transgressions non punies par la mort, mais qui méritent
un châtiment proportionné).
Autrement dit, la loi pénale ne se contente pas de punir,
elle contribue aussi à l’éducation morale de l’ensemble de la population. Il en
est de même, mutatis mutandis, pour
les autres types de loi. Or, que nous enseignent toutes ces lois qui limitent
chaque jour davantage notre liberté de paroles ? Qu’apprennent-elles à la
population ? Par leur intolérance, ces lois nous enseignent l’intolérance.
Elles nous apprennent qu’il est légitime de faire de certaines opinions des
crimes au motif que ces opinions pourraient faire naitre chez certains des sentiments
jugés indésirables. Elles nous apprennent à nous considérer comme de petites
choses fragiles, dont la frêle estime de soi doit être légalement protégée
contre les opinions qui pourraient heurter nos convictions. Elles nous
encouragent à nous prévaloir de notre fragilité supposée plutôt que de la force
de nos arguments. Elles nous apprennent à cultiver notre indignation plutôt que
notre raison. Ces lois sont en réalité de véritables séminaires d’intolérance
et d’incivilité, qui encouragent les mœurs les plus opposées qui soient au
débat démocratique. C’est ainsi que l’effet vient renforcer la cause, ce qui
est le propre du cercle vicieux.
Un autre cercle vicieux favorisé par le régime de la liberté
d’expression doit également être mentionné. L’élévation de l’individualité et
du non-conformisme au rang de biens suprêmes a puissamment contribué au règne
actuel de la « diversité » obligatoire. Le revers logique de la
« liberté d’expression » et du « soyez vous-mêmes », c’est
la négation du fait qu’un « principe de cohésion fort et actif entre les
membres de la communauté » soit nécessaire pour la préservation de
celle-ci. Si, à l’intérieur de cette communauté, chacun doit disposer d’une
liberté presque illimitée de faire ce qui lui plait, si la communauté n’a aucun
droit à essayer d’éduquer moralement ses membres une fois que ceux-ci ont
atteint l’âge de la majorité, alors il n’existe pas de bonnes raisons de
refuser l’entrée dans cette communauté à ceux qui sont très différents des
membres de ladite communauté par leurs mœurs, leur religion, leur ethnie, etc.
Autrement dit, le régime de la liberté d’expression favorise puissamment
l’oubli du fait qu’une certaine homogénéité du corps social est indispensable à
l’existence d’une démocratie libérale. Par ailleurs, l’apparition des lois de
censure, depuis une quarantaine d’années, a rendu de plus en plus difficile la
tâche de ceux qui, ayant conservé le souvenir qu’un « principe de cohésion
fort et actif entre les membres de la communauté » est nécessaire, ont tenté
d’alerter sur les dangers d’une immigration qui devenait de plus en plus préoccupante.
C’est ainsi que, par oubli et par lâcheté, la nation
française a, en quelques décennies, incorporé, ou plutôt tenté d’incorporer, en
son sein des millions d’hommes et de femmes venant des quatre coins du monde,
et notamment d’Afrique, avec pour résultat entièrement prévisible d’affaiblir
très gravement la cohésion nationale. Or la cohésion nationale est une des
conditions nécessaires à l’existence d’une véritable liberté de paroles. C’est
en effet ce « principe de cohésion fort et actif », et
infra-rationnel, dont parlait le jeune Mill qui permet, lorsque le débat
devient passionné (et les débats politiques tendent naturellement à devenir
très vite passionnés), de garder le sentiment que mon contradicteur n’est pas
mon ennemi, que, par-delà nos divergences d’opinion, même sur des sujets
graves, nous chérissons les liens qui nous unissent et que nous ne formons
qu’un seul peuple, pour le meilleur et pour le pire. Plus le corps politique
devient réellement « divers », c’est-à-dire pluriethnique et
pluriconfessionnel, et plus il devient difficile de discuter publiquement et de
manière rationnelle de la question de la « diversité » du corps
politique.
Que faire ?
Ce constat, fort peu réjouissant, étant posé, que
devons-nous faire ? Que pouvons-nous espérer ?
La première chose à faire, semble-t-il, est d’abandonner
l’espoir déraisonnable que nous pourrions revenir en arrière. L’âge d’or de la
liberté de paroles est révolu et ne renaîtra pas à échéance prévisible. Nos
conceptions ne sont plus suffisamment droites ni nos mœurs suffisamment fermes.
Nous manquons désormais des prérequis élémentaires pour pouvoir jouir de ce
« droit inestimable ».
Tout ce que nous pouvons espérer, semble-t-il, c’est une
atténuation des maux existants.
Pour cela il est bien entendu indispensable de retrouver des
idées claires et justes, au sujet de ce qu’est la liberté de paroles et de
l’état dans lequel nous nous trouvons. C’est ce à quoi cet article s’est efforcé
de contribuer.
A partir de là, il nous faudra, si nous voulons participer
au débat public, tenir une position équilibrée, qui risque de déplaire
également aux deux camps principaux qui se font face aujourd’hui, mais qui est
la seule viable sur le long terme.
Il nous faudra, d’une part, dénoncer inlassablement les lois
de censure (loi Pleven, loi Gayssot, lois mémorielles, etc.) et travailler
autant que possible à leur démantèlement, « quand il plaira à Dieu ».
Cela n’est peut-être pas si impossible qu’il en a l’air, car il est indéniable
que la colère monte contre le despotisme du politiquement correct, et que la
pression des évènements, notamment sous la forme du terrorisme islamique, joue
puissamment pour faire sauter les verrous illégitimement posés sur le débat
public. La pression qui s’exerce sur le couvercle parviendra-t-elle à faire
sauter celui-ci avant qu’il soit trop tard ? Nul ne peut le dire, mais il
faut du moins essayer et chacun doit, à la mesure de ses moyens, contribuer à
accroitre cette pression.
Mais il nous faudra aussi rappeler que la liberté de paroles
n’impose nullement de tolérer toutes les formes d’expression, et notamment pas
ce qui est susceptible de conduire à subvertir notre régime politique.
La question brûlante du moment est bien sûr celle d’un
certain discours fondamentaliste musulman, qui accompagne comme un bruit de
fond le terrorisme qui frappe l’Occident, et dont on peut raisonnablement
penser qu’il constitue l’oxygène indispensable à la propagation de l’incendie.
Il existe en effet sur notre territoire des organisations légales dont les
discours contribuent puissamment à attirer vers le djihad un certain nombre de
jeunes gens et à constituer pour les terroristes un environnement
« compréhensif » envers leurs actions. L’UOIF en est l’exemple le
plus évident, mais malheureusement pas le seul. Dans l’état actuel de la
législation, et surtout des mentalités, pour contourner l’arsenal répressif des
démocraties libérales, ces structures légales n'ont souvent qu'à condamner
publiquement le terrorisme, tout en s'autorisant, sous couvert de cette
légalité, à promouvoir les opinions et les pratiques qui tendent à le rendre
excusable, légitime ou souhaitable dans l'esprit de leurs membres. Dans une
forme de double discours, leur action se limite à la répétition des prémices du
raisonnement djihadiste (l’Occident est coupable de crimes envers les
musulmans, etc.), en faisant mine d’ignorer que certains de leurs membres ne
manqueront pas de tirer leurs propres conclusions. Les frères musulmans en
Égypte, dont est issue l’UOIF, furent les spécialistes de cette rhétorique
fondamentaliste soi-disant non violente. Elle est également au cœur du discours
de ces États qui financent massivement les associations cultuelles musulmanes
en France et dont la responsabilité dans la radicalisation de l'islam français
est bien connue.
Le problème est que nous pensons que le principe de la
liberté de paroles (pour ne rien dire du principe de la liberté d’expression)
nous oblige à tolérer ces associations, tant qu’elles ne franchissent pas la
ligne rouge qui consiste à appeler clairement au meurtre ou au renversement à
main armée du gouvernement.
Ce n’est pas le cas. Les principes mêmes sur lesquels
reposent nos gouvernements, à savoir les droits naturels de l’être humain,
autorisent nos gouvernements à catégoriser comme évidemment faux et potentiellement
subversifs certains discours politiques. Un régime libre n’a nullement
l’obligation, au motif qu’il est libre, de laisser se développer en son sein
des germes de dissolution qui pourraient mener à sa destruction à terme. Nous
n’avons pas à attendre que l’incendie fasse rage pour essayer de l’éteindre.
Le point délicat est bien évidemment que ces mesures de
préservation ne doivent pas conduire à abolir la liberté elle-même. Le
médicament ne doit pas tuer le patient. La bonne attitude à adopter,
semble-t-il, est alors de tolérer, au sens strict du terme, tous les discours
politiques. La parole des individus doit rester libre, non pas parce que toutes
les opinions politiques seraient également respectables, mais parce que vouloir
oblitérer les discours non respectables ne pourrait qu’aboutir à une
surveillance despotique de l’ensemble de la population. Il faut savoir accepter
certains maux, dans la mesure où la tentative de les faire disparaître
engendrerait des maux plus grands encore. Mais la liberté d’association
politique n’est pas coextensive à la liberté de paroles. Et le gouvernement
peut parfaitement s’opposer à l’existence d’associations destinées à propager
ces doctrines dangereuses, ou dissoudre celles-ci lorsqu’elles existent. Pour
dire les choses de manière très concrète, si nous ne pouvons et ne devons pas,
en règle générale, chercher à sanctionner les discours fondamentalistes
(employons ce terme faute de mieux, pour le moment) tenus par des individus
isolés, nous n’avons aucune raison de tolérer l’existence de l’UOIF ou d’organisations
apparentées. De la même manière, si les pouvoirs publics ne devraient pas se
soucier de punir ceux qui se réclament du nazisme, il n’existe aucune raison de
principe de tolérer l’existence d’un parti nazi.
Il reviendra alors aux pouvoirs publics, dans le respect des
garanties procédurales posées par la loi et sous la surveillance de la justice,
de déterminer quand le seuil critique est franchi et que les discours
subversifs se coagulent suffisamment pour justifier la répression des
associations qui les portent.
Cette solution n’est bien sûr pas parfaite. Elle suppose
qu’une marge d’appréciation importante soit laissée aux pouvoirs publics pour
estimer le danger posé par une association, un danger qui doit pouvoir être
montré clairement mais qui n’a nullement à être immédiat. Elle nous expose donc
à des erreurs, dans un sens ou dans l’autre. Mais elle est la seule qui soit
raisonnable, et donc viable à long terme. Cet arrangement était celui qui
prévalait il n’y encore pas si longtemps, par exemple aux Etats-Unis.
Nous n’en sommes pas là. Pour espérer y arriver un jour il
nous faudra argumenter et persuader malgré l’existence des lois de censure et,
plus encore, malgré l’existence d’une censure non officielle exercée au nom du
politiquement correct, et dont personne ne devrait sous-estimer le pouvoir de
nuisance.

Ne nous apitoyons pas trop sur notre sort. La répression des
opinions dissidentes est l’état habituel des sociétés humaines, et la brève
parenthèse de véritable liberté de paroles dont nous avons pu bénéficier ne
pouvait sans doute être que cela : une brève parenthèse. Et, bien que
cette parenthèse soit refermée, il existe encore une différence appréciable
entre le fait d’être condamné à une forte amende par la dix-septième chambre ou
bien de perdre votre emploi parce que vous avez provoqué la colère des gardiens
du politiquement correct, et être brûlé vif ou bien envoyé en camp de travail.
Il reste encore possible de diffuser des idées qui vont à l’encontre des dogmes
officiels sans trop de risques, à condition d’observer certaines précautions.
Il va nous falloir redécouvrir ces précautions qui, dans les siècles passés,
ont été employées par presque tous les grands auteurs ayant écrit sur des
questions de politique ou de religion. Des précautions qui ne les ont pas
empêchées, à terme, de changer la face du monde. Et comme à quelque chose
parfois malheur est bon, nous pourrions peut-être à cette occasion redécouvrir
les mérites de l’écriture ésotérique et le sérieux inhérent à l’activité de
publication (sous toutes ses formes). La liberté ne va pas sans responsabilité,
et ceux qui entreprennent de s’adresser au grand public prennent une grande
responsabilité. Le retour de la censure est, en un sens, un hommage rendu à la
puissance des idées : les idées ont des conséquences. Nos artistes et nos
intellectuels l’ont trop souvent oublié par le passé et trop souvent se sont
conduit de manière frivole et inconséquente. Peut-être cela sera-t-il pour eux
l’occasion de faire leur examen de conscience.