La question du suicide
médicalement assisté est revenue récemment sur le devant de la scène
médiatique, et reviendra certainement encore, et encore.
Cette demande insistante est en
effet en grande partie la contrepartie des progrès de la médecine. Grâce à ces
progrès nous mourrons, en moyenne, à un âge plus avancé, mais notre agonie est
souvent plus longue et dégradante. Nous ne mourrons plus guère de maladies
infectieuses, comme la grippe ou la peste, qui emportent rapidement ceux qui en
sont atteints, mais nous mourrons de maladies longues et dégénératives, comme
le cancer, le SIDA, la maladie d’Alzheimer etc. Une mort relativement rapide au
sein de sa famille laisse souvent la place à une longue agonie dans une chambre
d’hôpital. Et la médecine est aujourd’hui capable de maintenir en vie des
personnes en situation de très grand handicap – que celui-ci soit inné ou acquis
– qui, dans des époques antérieures, seraient mortes rapidement.
Paradoxalement, mais
inévitablement, les succès de la médecine donnent donc naissance à la
revendication de plus en plus pressante de se voir administrer la mort par les
médecins, pour échapper aux longues années de souffrance ou de condition
dégradée qui sont parfois la conséquence de ces succès.
Ces demandes sont
compréhensibles, mais beaucoup d’entre nous sentent encore obscurément qu’il y
a là un pas qui ne devrait pas être franchi, que nous ne devons pas permettre
aux médecins de tuer ceux qui leur en feraient la demande. Nous le sentons mais
nous peinons souvent à rendre raison de ce sentiment. Or il faut de solides
raisons pour résister aux revendications en faveur du suicide médicalement
assisté, car ces revendications s’appuient sur des cas de détresse souvent
poignante et, à moins d’avoir un tempérament cruel, nul n’aime devoir faire
preuve d’une apparente dureté en refusant d’apporter à ceux qui souffrent
l’aide qu’ils demandent.
Ce qui suit est une tentative
d’articuler les raisons pour lesquelles, néanmoins, nous devrions continuer à
refuser cette forme d’aide. La question sera explorée uniquement à la lumière
naturelle, comme le disaient autrefois les philosophes, par opposition à la
lumière fournie par la Révélation. Bien que beaucoup de ceux qui s’opposent
aujourd’hui au suicide médicalement assisté le fassent en grande partie pour
des motifs religieux, des arguments appuyés sur une foi spécifique ne sauraient
avoir de valeur persuasive dans notre débat public. Ceux qu’il s’agit de
convaincre sont, par définition, ceux qui hésitent, et ceux qui hésitent ne
sont pas, sauf exception, ceux qui ont la foi.
Les questions liées à la fin de
vie sont éminemment délicates et appellent à la fois modestie et compassion.
Elles devraient idéalement être le domaine de la prudence, de la délibération
plus que de la règle. Mais, l’homme étant ce qu’il est, nous avons besoin de
règles pour guider nos délibérations, et il est souvent sage d’accepter
d’édicter des interdictions absolues, en sachant que celles-ci provoqueront
parfois ponctuellement des résultats injustes ou indésirables, parce que
l’absence d’interdiction provoquerait selon toute vraisemblance des maux bien
plus graves et généralisés.
Si la raison ne devrait jamais écraser
le cœur, le cœur ne devrait jamais guider la raison, et la raison nous dit
qu’il faut parfois accepter certains maux pour ne pas avoir à en souffrir de
plus grands.
Il n’est peut-être pas
inapproprié d’ajouter en ces circonstances, bien que cela oblige à évoquer ce
qui devrait en général rester strictement privé, que l’auteur de ces lignes
n’ignore pas ce que c’est que de voir agoniser longuement des personnes chères,
et de souhaiter qu’elles meurent enfin pour que cessent leurs souffrances.
Commençons par le plus simple,
l’idée selon laquelle « mourir dans la dignité », selon la formule
rituelle employée par les partisans du suicide médicalement assisté,
nécessiterait de pouvoir demander à un médecin qu’il vous tue.
Il est aisé de comprendre que
parfois vivre puisse devenir insupportable et que certaines personnes en
viennent à souhaiter mourir. Mais en ce cas, pourquoi ne se suicident-elles
pas, tout simplement ? Le suicide n’est pas interdit en France, seule est
réprimée l’incitation au suicide. Et il est toujours loisible à un patient de
refuser un traitement et de se laisser ainsi mourir. Pourquoi donc ne pas se
tuer soi-même, au lieu de demander à quelqu’un d’autre de le faire à votre
place ?
La réponse est évidente :
elles ne se suicident pas parce qu’elles ont peur. Elles ont peur de de la mort
et n’osent pas accomplir elles-mêmes le geste fatal, elles ont peur de la
souffrance et craignent de rater leur suicide, ou la douleur qui accompagnera
peut-être l’usage des moyens à leur disposition.
En n’osant pas se suicider, ces
personnes qui réclament l’aide d’un médecin pour mourir reconnaissent
implicitement qu’elles ne sont pas au comble de la souffrance, puisqu’elles
craignent une souffrance autre ou supplémentaire, et que la vie n’est pas
devenue pour elle si insupportable que n’importe quelle fin serait préférable.
Demander un suicide médicalement
assisté, c’est demander à mourir sans souffrance, à coup sûr, et même sans
doute sans angoisse, dans son sommeil, sans s’en rendre compte, sans avoir à accomplir
soi-même les gestes décisifs.
On peut comprendre les personnes
qui souhaitent mourir ainsi, en revanche on peine à voir ce qu’une telle mort
aurait de particulièrement « digne ». Le mot dignité est certes
devenu extrêmement amorphe de nos jours, mais le noyau central de la notion de
dignité reste toujours, semble-t-il, la maitrise de soi-même. Rester digne,
c’est rester debout face à l’adversité, c’est ne pas perdre le contrôle de
soi-même sous le coup de l’émotion, du plaisir ou de la douleur, c’est aussi ne
pas dépendre d’autrui, ne pas être obligé de nous exposer à lui dans notre
nudité et notre fragilité, c’est être capable de cacher ou d’ennoblir les
nécessités corporelles auxquelles nous sommes tous soumis. Bref, la dignité est
étroitement associée à la liberté et au contrôle de notre corps. Cela ressort
d’ailleurs très bien des revendications en faveur de l’euthanasie. Ceux qui
réclament le droit de « mourir dans la dignité » veulent en général
dire qu’ils refusent une longue agonie, qui associe souffrance et dépendance
extrême.
Mais, dans cette perspective, la
dignité est bien plutôt du côté du suicide que de celui de la mort administrée
par les médecins.
Nous admirons aujourd’hui encore
ceux qui, face à une adversité insurmontable, ont choisi de se donner
volontairement la mort plutôt que de se retrouver dans une situation qu’ils
considéraient comme indigne d’eux ou contraire à leurs devoirs, un Caton
d’Utique par exemple, ou un Sénèque. Nous les admirons parce qu’ils ont fait
preuve de courage et de maitrise d’eux-mêmes jusqu’au bout, parce qu’ils n’ont
pas laissé la peur de la mort et de la souffrance prendre le pas sur leur
raison et obscurcir leur jugement. En revanche il n’y a rien d’admirable à se
remettre entre les mains d’un médecin pour mourir, précisément parce que l’on a
trop peur pour en finir par soi-même. Il n’y a rien de spécialement digne dans
le fait de demander à autrui de se charger d’une responsabilité
particulièrement grave parce que l’on n’ose pas le faire soi-même. Il n’y a pas
lieu de mépriser cette faiblesse très humaine – qui sait ce que nous ferions
dans de telles circonstances ? – mais il n’y a pas lieu non plus de la
parer de vertus. Bref, associer le suicide médicalement assisté à une mort
« dans la dignité » est entièrement trompeur. C’est un tour de
passe-passe rhétorique, et rien de plus.
Une fois dissipé ce rideau de
fumé, reste donc la question centrale : pourquoi les médecins ne
pourraient-ils pas tuer leurs patients, dès lors qu’il n’existe aucun espoir de
les guérir et que ceux-ci le leur demandent avec insistance, en toute
connaissance de cause ?
Actuellement un tel geste est
interdit non seulement par la loi, qui le considère comme une variété du
meurtre, mais aussi par l’éthique médicale, c’est-à-dire par l’ensemble des
règles que la profession se donne à elle-même pour l’exercice de son art.
La version la plus ancienne et la
plus célèbre de cette morale du médecin est le serment d’Hippocrate, qu’était
censé prononcer tout nouveau praticien.
De nos jours les médecins
continuent de prêter serment à l’orée de leur carrière, même si le serment a
été modifié pour être « modernisé ». Le simple fait que les médecins
prêtent serment, et qu’ils continuent à le faire en une époque où les serments
ont perdu pratiquement toute signification, doit nous alerter sur le fait que
la profession de médecin n’est pas une profession comme les autres, qu’elle est
sans doute exposée à des difficultés et à des tentations particulières.
Pendant de très nombreux siècles,
le serment d’Hippocrate a été considéré comme l’expression la plus parfaite de
la morale médicale. Le plus vraisemblable est donc que ce texte vénérable
contienne une sagesse, un enseignement intemporel, par-delà des formulations
qui peuvent nous apparaitre désuètes. En l’examinant attentivement, nous
pourrons peut-être comprendre pourquoi l’une de ses prescriptions est de ne
jamais administrer la mort volontairement (interdiction reprise dans l’actuel
serment « modernisé » prononcé par les médecins français).
Le texte original du serment est
le suivant :
« Je jure par Apollon, médecin,
par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses,
les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le
serment et l'engagement suivants :
Je mettrai mon maître de médecine
au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon savoir
et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour
des frères, et, s'ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai
sans salaire ni engagement. Je ferai part de mes préceptes, des leçons orales
et du reste de l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples
liés par engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Je dirigerai le régime des
malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je
m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du
poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille
suggestion ; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif.
Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté.
Je ne pratiquerai pas l'opération
de la taille, je la laisserai aux gens qui s'en occupent.
Dans quelque maison que j'entre,
j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait
volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons,
libres ou esclaves.
Quoi que je voie ou entende dans
la société pendant, ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce
qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir
en pareil cas.
Si je remplis ce serment sans
l'enfreindre, qu'il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma
profession, honoré à jamais des hommes ; si je le viole et que je me parjure,
puissé-je avoir un sort contraire ! »
Attachons-nous aux paragraphes
centraux, ceux qui traitent du bien du malade. Le médecin tout d’abord fait le
serment de « diriger le régime des malades à leur avantage » et
de « s’abstenir de tout mal et de toute injustice ».
Le premier point, la référence au
régime, peut nous paraitre anachronique, mais à tort. Les mesures diététiques
étaient autrefois l’un des principaux moyens de guérison proposés par la
médecine, avant la révolution pasteurienne, la découverte des antibiotiques, et
le développement de toutes les machines et les instruments de la médecine
moderne. Cette médecine est certes beaucoup plus efficace pour guérir les
maladies que la médecine ancienne qui s’efforçait de rétablir l’équilibre des « humeurs »,
mais le fait que le serment d’Hippocrate mette en avant le régime des malades
nous rappelle quelque chose de très important au sujet de la nature de l’art
médical.
Qu’est-ce, en effet, qu’un régime alimentaire, si ce n’est fournir au
corps humain les matériaux nécessaires pour que celui-ci maintienne ou
rétablisse son intégrité, son fonctionnement harmonieux qui est son
fonctionnement normal ? Cela signifie que la santé est un bien que le
corps tend à produire de lui-même, pourvu qu’il ait accès aux nutriments
nécessaires à son bon fonctionnement et que celui-ci ne soit pas gravement
perturbé, par exemple par des causes extérieures comme une invasion
microbienne. Le corps se soigne de lui-même, et le médecin est simplement un
auxiliaire, puissant mais subordonné, de ce processus naturel, le gardien d’un
bien qu’il ne produit pas. En d’autres termes, le serment d’Hippocrate conçoit
la médecine comme un art coopérant avec la nature, et non pas comme une
activité visant à transformer celle-ci. Le bien visé par le médecin est la
santé du malade, et la santé peut être définie objectivement, par référence à
une norme naturelle, un certain état du corps (et de l’âme). Le serment
sous-entend également que beaucoup des maux pour lesquels nous faisons appel au
médecin nous viennent de nous-mêmes, de la mauvaise direction que nous donnons
à nos appétits et du mauvais usage que nous faisons de nos facultés. Qui
pourrait lui donner tort ?
Correctement entendu, ce passage
apparemment désuet du serment nous révèle l’essence de la médecine.
Le médecin jure ensuite de
s’abstenir de tout mal et de toute injustice. Ce serment est particulièrement
nécessaire car, comme nous le montrent à la fois la suite du texte et un peu de
réflexion, le médecin est détenteur d’un grand pouvoir qui le soumet à de
grandes tentations.
La médecine est un art qui
s’adresse à l’une des passions les plus puissantes que connaisse l’être humain
(et même la passion la plus puissante si l’on en croit certains philosophes),
la peur de la mort et de la souffrance. Ceux qui font appel au médecin sont,
ordinairement, doublement en situation de dépendance et d’infériorité, de par
leur ignorance concernant la cause de leur mal, et de par la vulnérabilité
corporelle et affective induite par leur condition dégradée. Il serait facile à
un médecin mal intentionné ou peu scrupuleux d’exploiter cette ignorance et
cette vulnérabilité à son propre avantage. A la différence, par exemple, des cordonniers
ou des charpentiers la profession médicale a toujours particulièrement attiré
les charlatans.
Par ailleurs le médecin, comme le
rappelle le serment, est amené à rentrer dans l’intérieur des maisons, à
connaître l’intimité des malades, à recueillir des secrets, ce qui n’est
évidemment pas le cas du charpentier qui construit notre toiture ou du
cordonnier qui fabrique nos chaussures. Il est donc de la plus extrême
importance que son activité soit toujours guidée par le bien du malade
strictement entendu et qu’il fasse preuve de tact et de discrétion en toutes
circonstances.
En fait, on pourrait presque dire
que le thème dominant du serment est que le trait de caractère essentiel d’un
médecin doit être la modération. Modération pour ne pas tirer avantage de la
supériorité que lui confère son art et la condition du malade – d’où
l’insistance sur le fait de s’abstenir tout particulièrement de « la
séduction des femmes et des garçons », lui qui est amené à voir les corps
dans leur nudité, à examiner et à toucher parfois de la manière la plus intime.
Modération pour se mettre au service de la nature et non pour se prendre pour
un démiurge. Modération pour connaître les limites de son art – d’où le fait
que le futur médecin s’engage à ne pas pratiquer « l'opération de la
taille » (c’est-à-dire les opérations chirurgicales) et à laisser ce soin
à ceux dont c’est le métier. Modération pour taire ce qui ne doit jamais être
divulgué.
« Primum non nocere » n’est
pas sans raison l’adage médical par excellence, celui qu’apprennent tous les étudiants
en médecine et en pharmacie.
Avec un grand pouvoir va une
grande responsabilité et si, dans beaucoup de professions, les qualités morales
de l’artisan peuvent être séparées de la maitrise de son art, cela n’est pas
vrai en médecine. Si un mauvais homme peut être un bon cordonnier ou un bon
agriculteur, un bon médecin est aussi nécessairement un homme vertueux, ou du
moins ayant un certain nombre de vertus morales.
Le serment vise à rappeler ce
point très important, et à aider les futurs praticiens à développer et à
conserver ces vertus, en prenant les dieux à témoin des règles auxquelles il
accepte de se soumettre.
Prêter serment incite à bien se
conduire en face des tentations pour peu que l’on croit aux dieux, ou même
simplement que l’on ait un certain sens de l’honneur et du respect de la parole
donnée. On résiste à la tentation, par peur du châtiment divin, ou par respect
pour son propre caractère. Mais avoir prêté serment peut aussi aider le médecin
à résister aux pressions que les patients pourront exercer sur lui : cela
lui donne une raison objective et facile à comprendre de refuser certaines
pratiques, de ne pas accéder à certaines demandes : « Je ne puis,
j’ai prêté serment ».
Nous sommes alors en position de
comprendre le passage du serment qui nous intéresse tout
particulièrement : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m'en
demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion ; semblablement,
je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif ». Ici le serment
traite manifestement du suicide, de l’euthanasie, et de l’avortement.
L’art médical doit être employé
uniquement pour le bien des malades, et ce bien doit être objectivement défini.
Le bien que le médecin doit chercher à procurer au malade, c’est la santé, et
rien d’autre. Et lorsque la pleine santé n’est plus possible, le soulagement
des maux qui vont avec un état dégradé, se rapprocher autant que possible du
silence des organes qui est l’une des caractéristiques de la santé.
Nous savons que la santé est un
bien, et même un très grand bien, et nous savons, ou nous pouvons savoir, ce
qu’est la santé : il nous suffit de suivre les indications de la nature.
Sorti de ce bien, nous ne pouvons plus être sûrs que l’art du médecin servira à
procurer au malade ce qui est réellement avantageux pour lui. Nous savons avec
certitude que la santé est un bien, mais il nous est très difficile de savoir
si la mort peut être un bien pour telle ou telle personne. Et le médecin, du
fait du savoir qui est le sien, sera inévitablement soumis à de grandes
pressions pour administrer la mort à tel ou tel, dès lors qu’il sera admis que
cela rentre dans l’exercice de sa profession.
Il sera également soumis à la
tentation d’administrer la mort de lui-même, dans certains cas où son art se
montrera impuissant à guérir aussi bien qu’à soulager. La détresse d’autrui est
une chose douloureuse pour qui a un minimum de compassion, et sa propre
impuissance est chose difficile à supporter, pour plus d’une raison. Dans ces
circonstances, bien des médecins pourront croire qu’ils en savent plus qu’ils
n’en savent réellement. Qu’ils savent non seulement ce qui est capable de
rétablir la santé, qui est une partie incontestable du bien humain, mais aussi
qu’ils connaissent l’intégralité de ce bien humain, et qu’ils sont donc
capables de déterminer s’il vaut mieux pour tel ou tel être vivant ou être
mort.
Toute personne possédant un
savoir manifestement utile et tenu en haute estime a une tendance naturelle à
surestimer ce savoir, à déborder des limites de sa stricte compétence. Tous ne
cèdent pas à cette tentation, loin de là, mais il y a là une pente dont il faut
impérativement être conscient pour ne pas y glisser, et des garde-fous à poser.
Par ailleurs la médecine, bien
qu’elle soit un art éminemment noble, est aussi un art qui a une certaine
tendance à déshumaniser ses bénéficiaires aux yeux du praticien. Le médecin est
amené à voir l’être humain par ses aspects les moins glorieux, à contempler
l’homme dans toute sa misère et sa fragilité. Pour pouvoir supporter ce
spectacle, et aussi parce que son art s’adresse d’abord au corps, le médecin
peut être amené à s’endurcir moralement, à ne plus considérer ses patients que
sous l’angle de leurs organes défaillants, à ne plus voir que des corps plus ou
moins disgracieux et corrompus par la maladie. Il peut être tenté de croire que
l’être humain se réduit à son corps, qu’il n’est finalement pas autre chose
qu’un sac d’organes, tous appelés à pourrir à plus ou moins long terme. Il
n’est fort heureusement pas fatal que le médecin cède à cette tentation, mais
il est important qu’il soit muni de remèdes contre cette infection de l’âme. Le
serment tout entier est un rappel du fait que le médecin doit être guidé par le
seul bien du malade, et que ce dernier ne se réduit pas à son corps. Il a
également une fierté, qui doit être ménagée, une dignité, qui doit être
préservée, il est un être social qui a une famille, des amis, des voisins,
vis-à-vis desquels il peut légitimement souhaiter garder certaines choses dans
l’ombre. Sa vie, comme toute vie humaine, est un bien sacré, dont le médecin
est le gardien face aux assauts de la maladie, des accidents et du temps,
autant que son art le permet.
Si nous abandonnons l’idée que le
but de la médecine est le rétablissement de la santé du malade, si nous jetons par-dessus
bord cette boussole en autorisant les médecins à tuer autant qu’à soigner, nous
ouvrons inévitablement la porte à bien d’autres demandes que les médecins n’auront
pas de bonnes raisons de refuser. Si le bien visé n’est plus la santé, pourquoi
la médecine ne servirait-elle pas aussi à « améliorer » l’être humain ?
Et comme la médecine n’est pas et ne sera jamais capable de nous rendre sages, « améliorer »
l’être humain signifiera invariablement soit réaliser les caprices des
individus qui en auront les moyens (comme nous pouvons déjà en avoir un
avant-goût avec la chirurgie esthétique), soit mettre l’art médical au service
de projets d’amélioration « sociale » comme il y en a déjà eu au
siècle passé, y compris au sein de certaines démocraties, comme les Etats-Unis
ou la Grande-Bretagne. L’eugénisme, notamment, est au bout de la route qui
commence à l’euthanasie, car certainement, s’il est permis au médecin d’ôter
des vies il doit aussi être licite de les empêcher de commencer.
(On ne traitera pas ici de la
question de l’avortement, si ce n’est pour indiquer que les mêmes arguments qui
commandent d’interdire formellement aux médecins de tuer devraient leur
interdire aussi de pratiquer l’avortement. Si l’avortement doit être autorisé,
il devrait être pratiqué non pas par des médecins mais par des gens dont ce
serait la profession, comme il existe des équarrisseurs et des bourreaux.)
Si les médecins sont autorisés à
tuer, la question se posera de savoir en fonction de quels critères la décision
de tuer sera prise. Le critère qui sera retenu sera bien sûr celui de la
volonté du patient, puisque le consentement est aujourd’hui pratiquement le
dernier critère moral qu’il nous reste en toutes matières, après avoir jeté par-dessus-bord
les lois de nature et du Dieu de la nature.
Les médecins sont pourtant très
bien placés pour savoir que le consentement est un critère très imparfait pour
juger du bien d’une personne. Que pour avoir une valeur le consentement doit
être éclairé, et qu’il n’est pas si facile de savoir quand le consentement est
suffisamment éclairé. Que, en des matières si graves, la volonté est bien
souvent chose fluctuante, et qu’il n’est pas rare que les principaux intéressés
ne sachent pas vraiment ce qu’ils veulent, d’où une tendance très forte à s’en
remettre au savoir supposé du médecin (« mais vous, docteur, qu’est-ce que
vous me conseilleriez ? qu’est-ce que vous feriez à ma place ? »).
Malgré cela, nous nous rabattrons sur le consentement, puisque nous n’avons
plus rien d’autre à notre disposition. Mais il est des cas où le patient ne
pourra pas exprimer sa volonté, et alors la décision reviendra aux médecins. Si
les médecins sont autorisés à tuer ceux qui estiment que leur vie ne vaut plus
la peine d’être vécue, pourquoi ne pourraient-ils pas être autorisés à tuer
ceux qui ne peuvent pas exprimer leur volonté dès lors que les conditions
sembleront analogues ?
Bien entendu on bureaucratisera
le processus dans l’espoir vain d’éviter les abus, et aussi afin de diluer les
responsabilités, pour que personne n’ait à se sentir coupable d’avoir tranché
une vie, mais inévitablement la décision finale reviendra, en théorie ou bien
en pratique, aux médecins. C’est vers eux qu’on se tournera pour savoir si telle
maladie est incurable, si telle douleur est insoutenable, si tel malade plongé
dans le coma a une chance raisonnable d’en sortir un jour, si telle vie très
diminuée est encore suffisamment « digne » pour mériter d’être vécu. Après
quelques réticences initiales le pli sera bientôt pris et, à l’intérieur des
commissions chargées d’examiner les dossiers d’euthanasie, on entendra de plus
en plus fréquemment l’équivalent du fameux « trois générations d’imbéciles
suffisent ».
Et pourquoi pas ? Dès lors
que la santé du patient n’est plus le but visé par le médecin, les dérives ne
sont pas seulement possibles, elles sont certaines étant donnée la nature de l’art
médical, que l’on a essayé de mettre en lumière en analysant le serment d’Hippocrate.
Finalement, en manière de résumé
des considérations qui précèdent, la raison essentielle pour laquelle les
médecins ne devraient jamais, en tant que médecins, être autorisés à tuer, est
qu’aucun homme ayant tout son bon sens ne peut désirer être soigné par des
médecins qui se croient autorisés à tuer autant qu’à guérir. Un médecin qui se
croit autorisé à tuer est un médecin qui a perdu toute boussole fiable pour le
guider dans l’exercice de son métier et dont il n’y a aucune raison d’attendre
qu’il possède les qualités morales que nous attendons d’un bon médecin – ou que
nous devrions attendre, si nous y réfléchissions un peu sérieusement.
Sans compter, bien sûr, la
contribution à la « démoralisation » générale de la société qu’apportera
le suicide médicalement assisté, puisqu’il sera désormais entendu que nous nous
autorisons à tuer nos frères les plus faibles et les plus vulnérables.
Peut-être dira-t-on que c’est
déjà le cas avec d’autres pratiques autorisées, comme par exemple l’avortement,
etc. Ce qui est vrai mais ne constitue aucunement une raison pour accepter de descendre
plusieurs marches supplémentaires. Au contraire même. Lorsque nous sommes atteints d'une infection grave, nous ne souhaitons pas être en plus atteints d'un cancer généralisé.
***
Comme il l’a été dit en commençant,
certaines situations dramatiques de fin de vie exigent énormément de tact, de
délicatesse, de sûreté de jugement et de force de caractère pour être
correctement traitées. Elles devraient être le domaine de la prudence, et non
de la règle. Mais, étant donné ce que nous savons de la nature humaine, il est
prudent d’établir des règles et, non seulement d’interdire aux médecins de
tuer, mais aussi de faire en sorte que ceux-ci considèrent le fait de donner la
mort comme contraire à l’essence même de leur art. Il est préférable en d’autres
termes que la loi n’autorise pas le suicide médicalement assisté, et que les
médecins continuent à prêter serment de ne jamais remettre de poison à
personne.
Il arrivera cependant de temps à
autre que certains médecins, confrontés à des situations particulièrement
difficiles, violent leur serment et aident leur patient à mourir. En ce cas, qu’ils
aient à répondre publiquement de leur acte, devant un jury populaire, et qu’ils
soient acquittés ou condamnés de manière symbolique s’ils parviennent à
convaincre les jurés de la droiture de leur intention et de la nécessité de
leur geste. Qu'ils aient également à répondre devant leurs pairs. Et bien sûr, dans tous les cas, ils resteront convaincus d’avoir violé leur serment. Ce
qui, pour un homme d’honneur, est en soi une lourde peine à porter.
L’euthanasie peut parfois être
pardonnée, mais elle ne devrait jamais être autorisée.