Reconnaissons que les abolitionnistes
n’ont pas entièrement tort de se méfier de l’indignation morale qui est à la
racine de cette exigence de rétribution, qui nous fait demander que le criminel
souffre pour ce qu’il a fait. L’indignation est une passion dangereuse qui peut
déchainer la plus grande violence et nous faire commettre les pires excès. Mais
l’indignation n’est pas seulement une passion dangereuse. Elle peut aussi, sous
certaines conditions, être une passion généreuse. Et surtout, elle est
intimement connectée à notre sens du juste et de l’injuste. Vouloir purger
l’administration de la justice de toute indignation revient en réalité à rendre
l’administration de la justice peu à peu impossible.
A quoi, en effet, pourrait bien
ressembler un système pénal qui récuserait totalement la notion de châtiment
mérité ?
Ce système ne pourrait avoir que deux
fonctions, soit « réhabiliter » les délinquants, en les réinsérant ou
en les soignant, selon les cas. Soit, par la punition, dissuader ceux qui
seraient tentés de mal agir.
Examinons ces deux hypothèses.
L’espoir qu’il serait possible de
transformer les criminels en honnêtes gens en leur appliquant un
« traitement » approprié est en grande partie à l’origine de l’usage
moderne de la prison. La prison a peu à peu remplacé en Occident la plupart des
autres châtiments, et notamment les châtiments corporels, car elle semblait la
plus à même de permettre cette transformation morale des condamnés.
En ce sens, les premières prisons
modernes sont les pénitenciers établis aux Etats-Unis à partir de la toute fin
du 18ème siècle. Comme leur nom même l’indique, ces établissements avaient pour
but d’amener les prisonniers à faire pénitence, à se repentir sincèrement de
leurs crimes et à abandonner le chemin du vice pour celui de la vertu. Les
moyens employés pour parvenir à une telle conversion étaient la solitude, le
travail, et l’instruction religieuse. Les prisonniers étaient confinés dans
leurs cellules, comme à Cherry Hill, ou bien en sortaient pour travailler dans
le silence le plus total, comme à Auburn. Mais dans tous les cas le condamné
devait se retrouver entièrement face à lui-même et, pensait-on, face à sa
conscience, sans autre contact ni conversation que celle des gardiens et du
chapelain chargé de le visiter régulièrement.
Les fondateurs de ces pénitenciers
étaient des hommes sérieux et honorables, souvent profondément religieux, et
qui apportèrent le plus grand soin à la réalisation de leurs projets.
Visitant les pénitenciers américains en
1831, Tocqueville et Beaumont remarquaient ainsi :
« En
exposant l’organisation des nouveaux établissements, nous avons été frappés de
l’importance qu’on attache aux choix des individus qui les dirigent. Aussitôt
que le système pénitentiaire parait aux Etats-Unis, on voit le personnel
changer de nature. On ne trouvait que des hommes vulgaires pour être geôliers
d’une prison ; les hommes les
plus distingués se présentent pour administrer un pénitencier, où il y a une
direction morale à imprimer. »
Et cependant, en dépit de leurs efforts
et de leur zèle indéniable, les hommes en charge de ces pénitenciers se
découragèrent peu à peu et finirent par désespérer de jamais pouvoir réformer
en nombre significatif les prisonniers confiés à leur soin. Aux alentours des
années 1850, la quasi-totalité des pénitenciers étaient devenus des prisons
ordinaires, dans lesquelles les objectifs de réforme morale des prisonniers
avaient été pratiquement abandonnés.
Aujourd’hui, force est de constater que
nous ne sommes guère plus avancés qu’il y a deux cents ans. Pas plus que les
fondateurs d’Auburn et de Cherry Hill nous ne savons comment amener les
criminels à se repentir. Bien des formes de « traitement » ou de « thérapie »
ont été essayées de par le monde pour y parvenir, mais la vérité brutale est
que rien, jusqu’à aujourd’hui, ne permet de produire un changement durable pour
un nombre significatif de prisonniers. La « réforme radicale » reste une
exception, tout au moins pour ceux que nous voudrions le plus réformer, à
savoir les délinquants chroniques.
Les programmes plus modestes visant
simplement à faciliter la « réinsertion » des condamnés, notamment
par l’instruction et la formation professionnelle, obtiennent parfois quelques
résultats lorsqu’ils sont bien ciblés, mais rien qui nous permettrait d’espérer
un jour vider les prisons[1].
L’idéal de la réforme morale des
criminels, aussi bien que celui plus modeste de leur réinsertion, se sont donc
constamment heurtés à la réalité du monde du crime. Cependant, ces idéaux
demeurent ancrés dans une partie non négligeable du monde judiciaire, et les
conséquences en ont été très dommageables. Un système judiciaire centré sur la
réinsertion des condamnés tend en effet inévitablement à se désintéresser des
crimes effectivement commis ainsi que de la souffrance des victimes. Celui qui
prescrit un châtiment regarde naturellement le crime et sa victime, afin
d’adapter le châtiment au crime. Mais celui qui prescrit un programme de
réinsertion ne regarde que le condamné. Il montre de la sollicitude pour
celui-ci, car cette sollicitude est la condition du changement de comportement
qu’il espère obtenir. En revanche il oublie aisément la victime, voire même la
considère avec méfiance, car les victimes ont une tendance fâcheuse à demander
que les criminels soient punis pour ce qu’ils leur ont fait subir. Elles ont
également tendance à ressasser le passé, à revenir sur ce qui leur est arrivé,
alors que l’oubli, ou du moins le pardon, des fautes passées est une des
conditions de la « réinsertion » future du condamné.
En bref, dans un
système pénal structuré autour de l’idée de « réhabiliter » les
délinquants, l’indignation morale est progressivement détournée vers les
victimes, dont les exigences s’opposent à la réinsertion, et vers la société,
rendue responsable de la criminalité. Prétendre réinsérer les criminels en
grand nombre suppose en effet que ceux-ci sont fondamentalement des honnêtes
gens qui n’ont pas eu de chance, qui ont été victimes de circonstances
malheureuses. Et lorsque les Jean Valjean se comptent par dizaine de milliers,
il va de soi que les structures sociales elles-mêmes sont en cause.
Un système pénal structuré autour de la « réhabilitation »
des condamnés est donc, ou tend à devenir, un système profondément immoral, qui
prend le parti des coupables contre les innocents. Cela contribue beaucoup à
expliquer que, en France par exemple, la justice crée l’insécurité, selon le
titre d’un ouvrage récemment paru[2].
Voyons maintenant ce que serait en
pratique un système pénal structuré autour de l’idée non de châtier les
criminels mais de les dissuader.
Un tel système est celui proposé par
Beccaria, et plus généralement par ceux qui soutiennent une conception
« utilitariste » ou « pragmatique » de la sanction pénale.
Dans un système de ce genre la sanction n’a plus pour but d’enseigner aux
hommes qu’il est mal de commettre tel ou tel acte, mais simplement qu’il n’est
pas dans leur intérêt de le faire.
Un tel système est sans doute supérieur
à celui reposant sur la prétention à « réhabiliter » les criminels,
car il reconnaît, en principe, que le châtiment des délinquants est nécessaire
au bon fonctionnement de la société. Mais aussi bien la raison que l’expérience
laissent fortement penser qu’il finira plus ou moins par connaître les mêmes
dérives et par générer de l’insécurité au lieu d’assurer la tranquillité des
honnêtes gens.
Tout d’abord, tout comme la volonté de
réformer les criminels, une préoccupation exclusive avec la dissuasion tend à
nous faire perdre de vue le crime et la victime. L’approche utilitariste du
châtiment regarde vers l’avenir, pas vers le passé. Elle regarde les futurs
criminels et les futures victimes en se demandant si tel châtiment sera susceptible
de dissuader telle catégorie de criminels. Ce faisant, elle tend nécessairement
à détourner notre regard du crime déjà accompli et de sa où ses victimes. Celui
qui punit uniquement pour dissuader n’est pas un homme en colère, un homme
indigné par le spectacle de l’injustice, c’est un homme qui se livre simplement
à un calcul de probabilité concernant des victimes hypothétiques. Mais en
détournant notre regard de l’horreur du crime déjà accompli, elle ne rend que
trop aisée la compassion pour le criminel qui doit être puni. Et la compassion
porte à n’infliger que des punitions douces, voire pas de punition du tout.
Cependant, il est aussi un problème plus
profond lié à cette approche purement utilitariste de la sanction. Il a été
diagnostiqué très tôt par quelques esprits clairvoyants, comme par exemple
Edmund Burke. Dans ses Réflexions sur la
révolution en France, celui-ci écrivait ainsi :
« D’après
le système de cette philosophie barbare, qui n’a pu naître que dans des cœurs
glacés et des cervelles brouillées - système aussi dépourvu de sagesse et de
solidité que de bon goût et d’élégance -, les lois n’auront plus d’autres
gardiens que la terreur qu’elles inspirent et l’importance que chacun peut y
attacher pour des raisons personnelles ou l’attention que le soin de ses
intérêts privés lui permet de leur accorder. Dans le jardin de leur académie, on ne verra se dresser au
bout de chaque allée que la potence. Il ne reste à la chose publique rien qui
puisse parler au cœur des citoyens. (…) Mais cette sorte de raison qui bannit
les sentiments est incapable de les remplacer. Les affections publiques,
combinées avec les mœurs, sont nécessaires à la loi – quelquefois comme
complément, quelquefois comme correctif, mais toujours comme auxiliaire. »
Ce à quoi Burke fait allusion est le
fait que les lois ne peuvent pas se soutenir par la seule terreur qu’elles
inspirent, sauf dans les régimes les plus tyranniques.
La loi prescrit des punitions pour ceux
qui n’y obéiraient pas, et ces punitions sont effectivement indispensables pour
que la loi soit respectée par le plus grand nombre, mais il serait erroné d’en
déduire que la plupart des individus obéissent à la loi parce qu’ils craignent
les sanctions édictées par celle-ci.
Pour beaucoup de gens, le ressort
essentiel de l’honnêteté n’est pas la peur d’être puni mais le sens de
l’honneur, et son corolaire, le sens de la honte. On se conduit avec droiture –
la plupart du temps - parce qu’on aurait honte d’être surpris en train de
tricher, de voler, de se mal conduire en général, et qu’on aurait mauvaise
conscience après l’avoir fait. Pour ce genre de personnes le simple fait d’être
publiquement soupçonné d’être un délinquant est une punition : elles auraient
honte d’être arrêtées devant leurs voisins, même si la police devait ensuite
conclure à leur innocence. Sur ce point le diagnostic de Montesquieu, ce subtil
observateur de la nature humaine, parait fort juste : « Les hommes,
fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens; ils aiment la morale;
et, si je ne traitais pas un sujet si grave, je dirais que cela se voit
admirablement bien sur les théâtres : on est sûr de plaire au peuple par les
sentiments que la morale avoue, et on est sûr de le choquer par ceux qu'elle
réprouve. »
Mais si le sens de la honte et de
l’honneur est naturel à l’être humain et ne peut être éradiqué, il est aussi
hautement « éducable », c’est-à-dire susceptible de s’attacher à des
objets très divers en fonction de l’éducation reçue, en fonction des lois, en
fonction de la religion, en fonction du régime politique, et d’autres choses
encore. De ce point de vue les lois pénales ont un rôle essentiel. Ces lois ne
servent pas seulement à punir, mais aussi à éduquer. Ou, pour le dire
autrement, la loi pénale ne se contente pas de sanctionner, elle récompense
aussi.
Elle sanctionne les délinquants, cela
est évident, mais elle récompense aussi les honnêtes gens en donnant
satisfaction à leur indignation, à l’indignation que suscite en eux la vue du
crime et du criminel.
En satisfaisant cette demande des
honnêtes gens que les criminels soient châtiés pour ce qu’ils ont fait, la loi
leur donne implicitement raison. Elle confirme qu’ils ont raison d’éprouver
répulsion et indignation devant le crime, par conséquent elle conforte leur
honnêteté et les aide à l’inculquer à leurs enfants.
L’indignation que suscite le spectacle
du crime ne peut, en effet, être pleinement satisfaite que si le criminel est
jugé et condamné publiquement pour ce qu’il a fait. Elle ne demande pas
seulement la punition mais aussi les formes solennelles de la justice, et la
condamnation du coupable ne sert pas seulement à lui infliger un châtiment mais
aussi, et peut-être surtout, à réaffirmer avec toute la majesté nécessaire que
ce châtiment est justifié, que ce
qu’a fait le criminel est mal et que
pour ce mal il mérite de souffrir à son tour. C’est pour cette raison, par
exemple, que les Israéliens ont estimé nécessaire de juger Eichmann avant de
l’exécuter, bien que l’amener devant ses juges ait été une opération fort
risquée pour l’Etat israélien. L’assassiner sommairement dans la ville
d’Amérique du Sud où il s’était réfugié n’aurait pas suffi à satisfaire la
demande de justice des Israéliens.
Bien évidemment, le procès ne sert pas
seulement à donner satisfaction à l’indignation morale des honnêtes gens, il
sert aussi à la canaliser et à s’assurer qu’elle est bien dirigée vers ceux qui
sont effectivement coupables. En cela aussi la loi a un rôle éducatif très
important. Mais il n’en reste pas moins qu’elle fait droit à la demande
exprimée par l’homme du commun que les criminels soient châtiés à la hauteur de
leurs actes. Elle réaffirme à chaque procès le caractère légitime de cette
demande, le caractère moralement condamnable du crime et le caractère louable
de l’honnêteté.
Cela n’est possible, cependant, que pour
autant que le système pénal est structuré autour d’une conception
essentiellement rétributive de la peine : une société juste est une
société dans laquelle chacun reçoit ce qui lui est dû, et ce que méritent les
méchants c’est de souffrir, tandis que les honnêtes gens méritent de vivre
« dans l’allégresse »[3].
En revanche, dans un système pénal
structuré autour de l’idée de dissuasion, la loi enseigne tout autre chose aux
citoyens. Elle leur apprend que nos actes sont en eux-mêmes moralement
indifférents, mais que la loi est ainsi faite qu’il n’est pas de notre intérêt
de commettre certains d’entre eux, car nous serons punis pour cela. Si du moins
nous sommes pris. La question n’est plus, en effet, de savoir comment, dans
telle ou telle circonstance, se conduirait un honnête homme, mais de savoir si
nous risquons d’être découverts lorsque nous enfreignons la loi.
Une conception purement utilitariste du
châtiment refuse de faire droit à l’indignation morale, à l’idée de juste
châtiment. Elle le fait pour des raisons qui ne sont pas entièrement
mauvaises : la frontière entre l’indignation justifiée et l’indignation
injustifiée, voire la haine la plus irrationnelle, est parfois bien mince. Mais
la conséquence inévitable est qu’elle apprend aux citoyens à calculer leur
conduite au plus juste : est-il ou non de mon intérêt de respecter telle
ou telle loi ? Si les risques d’être pris sont élevés, mieux vaut sans
doute respecter la loi, mais s’ils sont faibles, pourquoi ne pas tenter sa
chance ?
Or, dans une démocratie, les occasions
dans lesquelles il est possible de violer la loi presque sans risque sont
nécessairement innombrables. Un gouvernement démocratique est un gouvernement
aux pouvoirs limités, dont la capacité de surveiller et de contraindre est
relativement faible. Dans d’autres régimes l’usage de la force peut, jusqu’à un
certain point, suppléer l’absence de bonne volonté des citoyens. Mais dans un
régime libre il faut absolument que la plupart des citoyens la plupart du temps
accomplissent spontanément leurs devoirs. S’ils doivent y être contraints de
manière habituelle, le régime cesse d’être libre. Ce qui signifie que
l’obéissance à la loi ne peut en aucun cas reposer seulement, ni même
principalement, sur la terreur qu’elle inspire. Dès lors que le sens de la
honte vis-à-vis de certains actes a été émoussé, dès lors que les mœurs ne
viennent plus au secours de la loi, celle-ci perdra la plus grande partie de
son efficacité. Les gens faibles et craintifs continueront d’y obéir, mais tous
ceux qui disposent d’un peu d’audace et de raison y désobéiront aussi souvent
qu’ils le pourront, c’est-à-dire très souvent.
Peut-être un disciple de Beccaria
répondrait-il à cela que, en désobéissant, à la loi j’encourage les autres à en
faire autant et que ce faisant je finirais par provoquer un retour à l’état de
nature, dans lequel règne la guerre de tous contre tous et où la vie est
courte, misérable et brutale. Or personne de raisonnable ne peut souhaiter
vivre dans l’état de nature. Par conséquent il est de mon intérêt bien compris
d’obéir à la loi.
Mais un homme aussi raisonneur que le
supposent Beccaria et ses disciples ne verra-t-il pas plutôt que son
comportement individuel ne risque nullement de provoquer un retour à l’état de
nature, et que son intérêt bien compris est de désobéir à la loi tout en
faisant en sorte que les autres y obéissent, bref que la meilleure ligne de
conduite est celle de l’hypocrisie et de la recherche d’alliés pour exploiter
les plus faible et les plus crédules ?
Avant même que Beccaria n’écrive son
traité Des délits et des peines,
Rousseau y avait déjà répondu dans la première version de son Contrat Social :
« Je
sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine »,
dit l’homme indépendant que le sage étouffe, « mais il faut que je sois
malheureux, ou que je fasse le malheur des autres, et personne ne m’est plus
cher que moi. » « C’est vainement », pourra-t-il ajouter,
« que je voudrais concilier mon intérêt avec celui d’autrui ; tout ce
que vous me dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si tandis
que je l’observerais scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils
l’observeraient tous envers moi ; mais quelle sûreté pouvez-vous me donner
là-dessus, et ma situation peut-elle être pire que de me voir exposé à tous les
maux que les plus forts voudront me faire, sans oser me dédommager sur les plus
faibles ? Ou donnez-moi des garants contre toute entreprise injuste, ou
n’espérez pas que je m’en abstienne à mon tour. Vous avez beau me dire qu’en
renonçant aux devoirs que m’impose la loi naturelle, je me prive en même temps
de ses droits et que mes violences autoriseront toutes celles dont on voudra
user envers moi. J’y consens d’autant plus volontiers que je ne vois point
comment ma modération pourrait m’en garantir. Au surplus ce sera mon affaire de
mettre les forts dans mes intérêts en partageant avec eux les dépouilles des
faibles ; cela vaudra mieux que la justice pour mon avantage, et pour ma
sûreté. »
Ecoutons encore Montesquieu, qui
attachait une extrême importance à la question des lois criminelles et y avait
profondément réfléchi : « Dans les Etats modérés, l’amour de la
patrie, la honte, la crainte du blâme, sont des motifs réprimants, qui peuvent
arrêter bien des crimes. La plus grande peine d’une mauvaise action sera d’en
être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n’auront
pas besoin de tant de force. » Et encore : « Suivons la nature,
qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau ; et que la plus grande
partie de la peine soit l’infamie de la souffrir. »
Mais pour que la honte fasse son effet,
il faut que la peine soit perçue comme méritée, pas simplement comme
douloureuse, et une peine ne peut être perçue comme méritée que par des hommes
capables de s’indigner au spectacle du crime. La peine doit être l’expression
concrète de la désapprobation de la communauté envers l’acte qui a été commis.
Que cette peine puisse servir à dissuader d’autres criminels en puissance est
une bonne chose, mais ce n’est pas pour cela qu’elle est infligée. En fait, un
système pénal qui n’aurait en vue que la dissuasion finirait par rendre la
dissuasion de plus en plus difficile. En ne donnant plus la caution de la loi à
l’indignation des honnêtes citoyens, mieux, en désapprouvant implicitement
cette indignation, en émoussant leur sens du juste et de l’injuste pour y
substituer un simple calcul d’utilité, le législateur n’aura bientôt plus à sa
disposition que la crainte pour conduire les hommes. Il sera réduit à
l’alternative d’infliger des peines de plus en plus sévères ou de tolérer de
plus en plus de désordres.
Dans un régime démocratique moderne, où
la montée aux extrêmes des sanctions n’est pas envisageable, cela signifie que
les pouvoirs publics devront progressivement relever le seuil de ce qu’ils
considèrent comme un taux de délinquance « acceptable » et que les particuliers
devront multiplier les précautions pour ne pas être victimes de cette
progression de la délinquance. Ils apprendront à éviter de prendre les
transports en commun passées certaines heures, ils apprendront à fermer leurs
voitures et leurs maisons à clef, ils feront en sorte d’éviter certains
quartiers ou certaines rues, ils apprendront à vivre avec une appréhension
constante. En bref, ils feront ce qu’ont fait les citoyens de la plupart des
démocraties occidentales depuis la fin des années 1960.
[1] Pour un
point sur la littérature scientifique récente à ce sujet, Voir “Rehabilitation
and treatment programs” et “Crime and public policy”, dans Crime and public policy, James Q. Wilson et Joan Petersilia, Oxford
University Press, 2011.
[2] Xavier
Bébin, Quand la justice crée l’insécurité,
Fayard, 2013. Ainsi que mon compte rendu.
[3] «
Beaucoup de douleurs sont la part du méchant, Mais celui qui se confie en
l'Éternel est environné de sa grâce. Justes, réjouissez-vous en l'Éternel et
soyez dans l'allégresse! Poussez des cris de joie, vous tous qui êtes droits de
cœur! » Psaumes 32 : 10.