En cette période électorale, il
n’est pas mauvais de réfléchir à la question de la constance en politique. Nos
hommes politiques sont en effet régulièrement accusés d’inconstance parce
qu’ils modifient ou semblent modifier leurs opinions sur telle ou telle
question, parce qu’ils ne font pas ce qu’ils avaient dit qu’ils feraient, ou au
contraire parce qu’ils font ce qu’ils n’avaient pas dit qu’ils feraient. Cette
attention à leur constance est légitime, et ces reproches peuvent
éventuellement être fondés. Mais la question de la constance en politique est
bien plus compliquée qu’elle ne semble au premier abord, lorsqu’on l’examine
sérieusement et dans le silence des passions. C’est que la politique est, dans
une large mesure, l’art de s’adapter à des circonstances sans cesse
changeantes, et, d’autre part, autorise rarement les certitudes. Il m’a donc
semblé pertinent de vous présenter les réflexions sur le sujet de celui qui fut
non seulement un des plus grands hommes d’Etat du 20ème siècle, mais
qui en plus avait eu de très bonnes raisons personnelles de méditer sur cette
question de la constance en politique.
De la constance en politique
Sur ce sujet, personne ne s’est
exprimé plus audacieusement qu’Emerson :
« Pourquoi demeureriez-vous
fidèle à des principes périmés ? Pourquoi traineriez-vous partout le poids
mort de votre mémoire, de peur de contredire une affirmation que vous avez
émise en tel ou tel lieu public ? Supposez que vous vous
contredisiez ? Et puis après ?... »
Une absurde constance est le
démon qui tracasse les petits esprits ; il est comme vénéré par les hommes
d’Etat médiocres, les philosophes sans génie et les théologiens étroits…
Dites vigoureusement ce que vous
pensez aujourd’hui ! Demain dites tout aussi vigoureusement ce que demain
vous fera penser, quand bien même cela contredirait tout ce que vous avez dit
aujourd’hui. »
Ce sont là des paroles dignes
d’attention et susceptibles de faire réfléchir sur un sujet bien rebattu. Il
faudrait, pour commencer, établir une distinction entre deux sortes
d’inconstance politique. D’abord, un homme d’Etat, plongé dans le plein courant
des évènements sans cesse changeants et préoccupé de maintenir l’équilibre du
bateau tout en lui faisant poursuivre sa course régulière, peut faire porter
tout le poids de l’embarcation, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Les
raisons opposées qu’il a d’agir ainsi, dans chaque cas, peuvent apparaitre non
seulement motivées très différemment, mais contradictoires par l’esprit qui les
a dictées et divergentes dans leur application. Cependant, le but à atteindre
sera demeuré le même tout au long de la manœuvre. Il se peut que les
résolutions de l’homme politique, ses desseins, sa conception du problème
n’aient pas varié ; les méthodes dont il use peuvent être, théoriquement,
inconciliables. Dans ce cas nous ne pouvons parler d’inconstance. En réalité il
s’agit ici de la plus profonde constance. La seule manière, pour un individu,
de demeurer constant parmi des circonstances changeantes, c’est de changer avec
elles, tout en ordonnant son action selon une pensée dominante et directrice.
Lord Halifax, alors qu’on le tournait en dérision et qu’on lui reprochait de
louvoyer, fit la célèbre réponse que voici : « je louvoie, comme la
zone tempérée louvoie entre le climat où les hommes sont rôtis et celui où ils
sont frigorifiés. »
On ne saurait trouver, dans ce
domaine, d’exemple plus mémorable que celui de Burke. Ses Réflexions sur les présents sujets de mécontentement, ses écrits et
discours en faveur d’une politique américaine de conciliation constituent
l’arsenal le plus puissant et le mieux établi du libéralisme dans les pays de
langue anglaise. D’autre part, ses Lettres
sur une paix régicide, ses Réflexions
sur la Révolution française continueront à fournir aux conservateurs de
tous les temps les armes les plus meurtrières contre le libéralisme. D’un côté
il apparait comme un apôtre éminent de la liberté ; de l’autre, comme le
champion redoutable de l’autorité. Mais ce serait chose méprisable et mesquine
de lancer une accusation d’inconstance politique contre cette grande mémoire.
L’historien discerne facilement les raisons et les forces qui le
poussèrent ; il voit quels immenses changements intervinrent dans les
données des problèmes que Burke eut à résoudre ; il comprend ainsi ce qui
dicta à cet esprit profond et sincère des actes politiques entièrement opposés.
Son âme se révoltait contre la
tyrannie, qu’elle se manifestât sous l’aspect d’un monarque despotique, d’une
Cour et d’un système parlementaire corrompus, ou qu’elle se dressât contre lui,
en proférant les mots d’ordre d’une liberté impossible, tout abandonnée aux
injonctions autoritaires d’une plèbe grossière et de sectaires pervers.
Personne ne peut lire le Burke de la liberté et le Burke de l’autorité sans
éprouver le sentiment qu’il s’agit du même homme, poursuivant les mêmes
desseins, cherchant à atteindre les mêmes idéals de vie sociale et de
gouvernement et les défendant contre les assauts des extrémistes et de gauche
et de droite. Dans toutes les circonstances, il s’agit du même homme, menacé
des mêmes dangers ; mais l’attaque se livre de différentes directions et
sous différentes formes. Sans cesse, le même Burke fait front, avec des armes différentes
tirées du même arsenal. Les situations où ils se trouvent peuvent varier ;
son objectif demeure le même.
Il est inévitable que de
fréquentes modifications se produisent dans le domaine de la vie active. On
poursuit une politique jusqu’à un certain point. A un moment donné, il devient
évident qu’on ne saurait la soutenir plus longtemps. De nouveaux faits
interviennent, qui la rendent nettement surannée ; de nouvelles
difficultés qui la rendent impraticable. Une nouvelle solution, peut-être
l’opposée, s’impose avec une force irrésistible. Pour adopter cette nouvelle
politique, il est souvent nécessaire de renoncer à l’ancienne. Il arrive
parfois que les mêmes hommes, le même gouvernement, le même parti aient à
exécuter cette volte-face. Ce peut être leur devoir d’agir ainsi, parce que
c’est la seule manière pour eux de s’acquitter de leurs responsabilités, ou
parce qu’ils représentent la seule combinaison politique assez forte pour faire
ce que requièrent de pareilles circonstances. Dans un cas pareil, l’inconstance
n’est pas seulement théorique, mais traduite dans les faits, et doit être
franchement avouée. Au lieu d’arguments en faveur de la contrainte, il faut en
produire en faveur de la conciliation et les mêmes lèvres doivent formuler les
uns comme les autres. Mais tout cela est susceptible d’une explication
raisonnable et honorable. Des hommes d’Etat peuvent dire, sans ménagements : « Nous
avons échoué en voulant contraindre ; maintenant, il nous faut
concilier », ou, alternativement : « Nous avons échoué en
voulant concilier ; maintenant il nous faut contraindre. »
L’Irlande, en exerçant sur notre
vie nationale son influence mystérieuse et sinistre, a déterminé de nombreux
renversements de cette sorte dans la politique britannique. Nous avons vu, en
1866, Gladstone, après cinq ans d’un régime de coercition, après les violentes
accusations portées contre les nationalistes irlandais, « marchant, à
force de rapines, à la désintégration de l’Empire », en venir, en l’espace
d’un mois, à ces actes politiques de réconciliation, auxquels il dévoua le
reste de sa vie. Fidèle à sa manière habituelle, majestueuse, sacerdotale,
Gladstone donna plusieurs raisons encourageantes et persuasives et il est
certain que son être tout entier fut comme exalté et inspiré par cette nouvelle
orientation. Mais sous toute cette éloquence, sous ces déclamations
magnifiquement sonores, se dissimulait une raison tout à fait pratique d’opérer
ce revirement. Cette raison, dans le privé du moins, Gladstone ne la cachait
pas.
Durant l’intervalle qui s’écoule
entre sa chute, en 1885, et son retour au pouvoir, en 1886, un gouvernement
conservateur fût à la tête des affaires, grâce à l’appui des électeurs
irlandais, et le peuple – à tort, certes, mais sincèrement, pensa que les conservateurs
préparaient eux-mêmes une solution de la question d’Irlande, selon les
principes du Home Rule. Placé devant
ce fait supposé, Gladstone jugea impossible pour le parti libéral d’appliquer
plus longtemps à l’égard de l’Irlande des mesures coercitives et de refuser de
faire droit aux revendications irlandaises. Mais Gladstone se trompait dans sa
façon de concevoir la politique qu’allaient soutenir les conservateurs. Jamais,
à cette date, le parti conservateur n’eût été capable d’adopter la solution du Home Rule. Les tories pouvaient bien
avoir été en coquetterie avec les électeurs irlandais : c’était là une
manœuvre dans leur violente campagne contre les libéraux. ; mais toute
ouverture décidée en faveur du Home Rule
eût entrainé une scission radicale dans le parti ; les chefs eussent été
détrônés et c’en eut été fini de l’autorité des conservateurs comme moyen de
gouvernement. Le faux calcul de Gladstone porta, pour vingt ans, les Tories au
pouvoir. Néanmoins, l’histoire estimera probablement que Gladstone eut raison,
et dans son opposition au Home Rule
jusqu’à une certaine date, et dans son adhésion au même principe plus tard.
Certainement la volte-face qu’il accomplit sur cette question, en 1886, et pour
laquelle on le jugea d’une manière si sévère, fut, en définitive, un revirement
moindre que celui qu’opéra tout le parti conservateur, à propos du même
problème, trente-cinq ans plus tard, en 1921.
A côté de l’action politique
dictée par la marche même des évènements, il existe une inconstance inspirée
par un changement des dispositions intimes de l’individu. Le cœur a ses raisons
que la raison ne connait pas. Peu d’hommes évitent de tels revirements ;
peu d’hommes politiques ont été capables de les garder secrets. D’ordinaire, la
jeunesse est pour la liberté, pour les réformes ; l’âge mûr, pour les
compromis avisés ; la vieillesse pour le repos et le statu quo. Il est
normal de passer de la gauche à la droite, et souvent de l’extrême gauche à
l’extrême droite. L’évolution de Gladstone se fit, chose surprenante, dans le
sens opposé. Au cours de l’immense période de notre histoire nationale, sur
laquelle s’étend sa vie politique, il passa régulièrement et irrésistiblement
de la position qui faisait de lui « l’espoir naissant des austères et
inflexibles tories » à celle du plus grand homme d’Etat libéral du XIXème
siècle. Cette évolution majestueuse implique d’énormes variations de
sentiments. Du jeune député dont le discours contre l’abolition de l’esclavage
retint l’attention de la chambre des communes en 1833, du ministre devenu
célèbre, qui soutint les Etats confédérés contre les Nordistes, dans les années
1860, à l’orateur passionné qui plaida la cause de l’indépendance bulgare, vers
1880, au premier ministre vénérable vouant les ultimes manifestations de son
indomptable énergie à la cause de l’Irlande, il y a une distance qui doit se
mesurer presque à l’échelle des grandeurs astronomiques.
Ce serait faire preuve
d’ingratitude que d’examiner à quel point l’ambition du pouvoir a contribué,
inconsciemment mais continuellement, à déterminer pareille évolution. Les idées
acquièrent un mouvement propre. Il faut tenir compte, dans leur développement,
d’une sorte de vitesse acquise. La faveur populaire, lorsqu’elle s’exprime
largement, est un aiguillon, dont l’effet se révèle d’une puissance presque
irrésistible. Les ressentiments engendrés par les attaques de l’adversaire, les
responsabilités effectives de chef de parti, tout joue son rôle. Et, dans
l’ensemble, l’appui du nombre fournit au moins une explication aux grands
revirements politiques. « Je n’ai jamais marché, disait Napoléon, que
soutenu par l’opinion de quatre à cinq millions d’hommes. » A cette
déclaration, nous pouvons ajouter, sans risquer d’être taxé de cynisme, ces
deux autres propos : « Dans un pays démocratique, et qui possède des
institutions représentatives, il est parfois nécessaire de déférer à l’opinion
des autres », ou encore : « Je suis leur chef, donc je les
suis. » La carrière de Gladstone retrouve toute son unité et son
intégrité, si l’on songe que les deux dernières opinions que je viens de
rapporter ont exercé sur sa vie politique une influence bien moins grande que
dans celle de beaucoup d’hommes en vue moins remarquables, qui jamais ne furent
accusés d’inconstance.
Il est évident qu’un chef
politique, responsable de la direction des affaires doit, même s’il demeure
inébranlable dans ses sentiments et ses résolutions, donner son avis sur maint
sujet d’intérêt général, tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Voyez, par
exemple, la question de la puissance militaire d’une nation à un moment donné,
et des dépenses que nécessite cette puissance. Le problème ne peut être résolu
dans l’abstrait, de façon absolue, ou en ne tenant compte que des lois
naturelles. Il faut tenir compte de données relatives, telles que les
circonstances du moment, la vue qu’un homme d’Etat peut avoir des dangers,
réels ou virtuels, qui menacent son pays. Etait-ce par exemple faire preuve
d’inconstance politique, de la part d’un ministre britannique, que d’insister
pour l’équipement aussi complet et rapide que possible de la flotte, dans les
années qui précédèrent la déclaration de la Grande Guerre et que de réclamer
une flotte plus modeste et de strictes économies, dans les années qui suivirent
la destruction de la puissance navale de l’Allemagne ? Il pouvait penser
que le danger était passé et que, par conséquent, une préparation militaire
intensive n’était plus nécessaire. Il pouvait croire qu’une longue période de
paix succèderait à l’épuisement provoqué par la guerre mondiale et que le
rétablissement des finances et du commerce était plus nécessaire au pays que
l’entretien, longtemps poursuivi, d’une puissante force armée. Il pouvait estimer
que, en fait de mesures de défense nationale, la flotte allait céder le pas à
l’aviation. Et, plaidant pour l’accroissement de la flotte ou pour sa réduction,
réclamant soit de nouvelles dépenses soit des économies, il pouvait fort bien,
dans l’un et l’autre cas, avoir raison et se montrer parfaitement logique avec
lui-même. Cependant, il serait facile de faire voir une importante
contradiction entre les arguments utilisés successivement dans l’une et l’autre
période. Des questions de cette sorte ne se résolvent pas par la logique
intrinsèque d’un raisonnement valable dans les deux cas. Elles exigent que l’on
ait pris d’abord une juste vue des faits prépondérants, qui déterminent le
caractère de chacune des périodes considérées. Toutefois, de tels changements
d’opinion doivent être examinés, dans chaque cas particulier, en tenant compte
de la situation personnelle de l’individu. Si, dans les deux cas, l’on peut
prouver qu’il nage dans le sens du courant général de l’opinion son droit à se
targuer d’une véritable constance politique doit être examiné plus
attentivement que s’il nage contre le courant.
Un examen plus approfondi doit
aussi intervenir dans le cas de changements d’opinion relatifs non à des
évènements mais à des corps de doctrine. On ne saurait trouver, dans la
politique anglaise contemporaine, plus grand contraste qu’entre les discours
prononcés, vers 1880, en faveur du libre-échange par le regretté Joseph
Chamberlain, alors qu’il était ministre du commerce, et les discours
protectionnistes qu’il tint au début de ce siècle, durant la campagne des
tarifs. Nous constatons dans ce cas, non pas l’influence perturbatrice des
évènements, mais l’application intentionnelle de principes bien définis. Ceux
qui liront les discours libre-échangistes de Joe Chamberlain remarqueront que
presque tous les raisonnements dont il usa, en 1904, pour soutenir le
protectionnisme, avaient été déjà formulés par lui, mais accompagnés d’une
vigoureuse réfutation, en 1884. Pourtant, ses amis politiques comme ses adversaires
ne doutèrent pas, en général, de la sincérité de ses nouvelles opinions. Et
après tout, dès le moment où il en était arrivé à des vues différentes en
matière d’économie politique, ne valait-il pas mieux qu’il fit bénéficier son
pays, sans hésitation, des vérités qu’il estimait avoir découvertes ?
Cependant il faut remarquer qu’au cours de cet intervalle de vingt ans, les
données du problème étaient demeurées sensiblement les mêmes ; que d’autre
part, ce problème était, en grande partie, théorique et qu’il était toujours,
dans son essence, le même problème. Il ne conviendrait pas, dans le cas de
Chamberlain, de mettre en question l’honnêteté des intentions ou le constant
souci du bien public. Mais il est clair que l’on se trouve en présence d’une
contradiction dans les arguments employés et l’on peut dire qu’ici un homme
politique en est venu véritablement à se déjuger lui-même.
Nous pouvons préciser mieux
encore la distinction que nous venons d’établir. En 1884, Chamberlain plaidait
en faveur d’un droit sur les importations payé par le consommateur
anglais ; en 1904, il demandait qu’il fût acquitté, du moins dans une
large mesure, par l’étranger. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que les
raisonnements sur lesquels reposent ces deux manières de voir sont
fondamentalement incompatibles et il est difficile de comprendre comment un
homme qui avait pu concevoir, d’abord, clairement la première de ces deux
politiques fut capable d’envisager et de soutenir, par la suite, avec la même
vigueur et la même fermeté, la politique exactement opposée. Du point de vue
tactique en tout cas, il eût mieux valu pour Chamberlain renoncer complètement
à toute argumentation abstraite et s’appuyer exclusivement sur des faits –
faits mondiaux qui, en réalité, constituaient ses véritables raisons :
nécessité de consolider la situation de l’empire britannique par
l’établissement d’un Zollverein, nécessité de rallier à cette politique
l’industrie anglaise et les travailleurs inscrits au parti conservateur. En
réalité, ces considérations l’emportaient, dans la pensée de Chamberlain, sur
la valeur de ses théories exclusivement économiques. Peu importe, dès lors,
qu’il y eût contradiction.
Un homme d’Etat devrait toujours
s’efforcer de faire ce qu’il considère, en définitive, comme le plus avantageux
pour son pays. Il ne devrait pas être retenu d’agir ainsi par la nécessité
d’abandonner un puissant corps de doctrine auquel, jusqu’alors, il s’est montré
sincèrement attaché. Toutefois, ceux qui sont forcés d’opérer de si
mélancoliques conversions, ont le droit de penser qu’ils n’ont pas eu de
chance. L’admirable sir Robert Peel est incontestablement du nombre de ceux que
l’opinion a jugés trop sévèrement pour avoir fait de soudaines volte-face. Lord
John Russel, avec un peu d’amertume, observe à son propos :
« Il changea deux fois
d’opinions sur la plus grande question politique du jour. La première fois,
lorsqu’il s’agit de défendre l’Eglise protestante et les principes politiques
fondamentaux sur lesquels elle repose contre les attaques des catholiques, dont
on prétendait qu’elles allaient la ruiner, le très honorable gentleman
entreprit de mener la défense. La seconde fois, lorsque les Corn Laws furent
violemment attaquées à la Chambre et dans le public, il se mit à la tête de son
parti, afin de s’opposer à tout changement et pour défendre le protectionnisme.
Je veux croire que, dans ces deux occasions, il prit le parti le plus sage et
le plus heureux pour le pays : dans le premier cas, il demanda et obtint
la suppression des incapacités civiles, qui jusqu’alors affectaient les
catholiques ; dans le second, il abolit le protectionnisme. Mais que ses
partisans, c’est-à-dire des hommes qui s’étaient engagés à fond, compromis même
dans ces graves affaires, confiants en sa sagesse politique, en sa
perspicacité, entrainés par sa puissante éloquence et par cet art de persuader
qu’il manifestait dans la discussion, que ses partisans, dis-je, après l’avoir
vu changer ainsi d’opinion et proposer des mesures si différentes de celles sur
la foi desquelles ils l’avaient suivi, aient fait preuve d’une vive irritation,
cela n’est pas seulement naturel : il serait, au contraire, surprenant
qu’ils ne l’aient pas témoignée. »
C’est là un commentaire assez
dur, mais certes pas injuste, inspiré par la carrière politique de l’un des
plus éminents et des plus nobles de nos hommes d’Etat. Ce qui est en question
ici, ce n’est pas seulement un changement de point de vue, mais les rapports
quotidiens de confiance qu’entretinrent, jusqu’à un certain moment, avec leur
chef, ceux qui suivaient ses ordres et ne purent accepter sa conversion
politique.
Un changement de parti est,
d’ordinaire, considéré comme un acte d’inconstance plus grave qu’un changement
d’opinion. En fait, aussi longtemps qu’un individu travaille au sein de son
parti, il se trouve rarement accusé d’inconstance, quelque preuve qu’on puisse
produire de variations considérables de ses opinions, à un certain moment, sur
tel ou tel sujet. Mais les partis eux-mêmes sont sujets à des volte-face et à
des actes d’inconstance tout aussi manifestes que ceux dont les individus nous
donnent le spectacle. Comment pourrait-il en être autrement dans le terrible
tourbillon des conflits parlementaires et des chances électorales ?
Changer de point de vue avec tout son parti, c’est certes faire preuve
d’inconstance, mais l’on se sent du moins soutenu par la puissance du nombre.
Demeurer constant, alors que le parti modifie son attitude, c’est lancer une
sorte de défi blessant. En outre, une telle rupture entraine un déplacement de
tous les rapports personnels et brise de vieilles amitiés. Cependant, une
conviction sincère, d’accord avec les exigences de l’heure et manifestée à
propos de quelque problème important, saura ne pas se laisser influencer par
tout autre ordre de sentiments ; il est bon, il est utile, il est dans
l’intérêt même de la nation, qu’il en soit ainsi. Le métier politique ne va pas
sans générosité.
Les hommes publics, certes, sont
sans cesse critiqués. On juge sévèrement leur caractère, les motifs qui les
font agir, mais, en définitive, et d’une façon générale, on les apprécie
équitablement. D’ailleurs, aujourd’hui, qu’en est-il de la constance en
politique ? La plus grande majorité conservatrice qu’un parlement moderne
ait connue est menée par le fondateur du parti socialiste[1].
Elle applaudit consciencieusement le même homme d’Etat qui, il y a quelques
années, était l’un des meneurs de la grève générale, et cette grève, l’an
dernier encore, il a tenté de l’incorporer à la légalité. Un ministre du
commerce[2],
qui fut toute sa vie partisan du libre-échange, a élaboré et fait passer à la
Chambre, au milieu d’applaudissements vigoureux, une solide loi protectionniste
sur les tarifs. Le gouvernement qui, l’autre jour, entra en charge avec la
mission d’empêcher la baisse de la livre sterling, n’est plus soutenu,
aujourd’hui déjà, que grâce aux efforts qu’il fait pour empêcher une hausse. Je
pourrais multiplier les exemples de ces étonnantes contradictions. Il suffit.
Citons, pour terminer, ces vers indulgents de Crabbe, en souhaitant qu’ils nous
vaillent une mesure égale de générosité :
Examine avec soin la vie d’un
homme ! année après année,
De jour en jour, met en lumière
tous ses actes !
Alors, quand bien même certains
pourront paraitre étranges,
Tu n’y constateras ni importante
ni soudaine contradiction.
Tu verras les limites où se
resserrent ces actes différents,
Et qu’entre eux il n’est pas d’abîme
mystérieux.
WINSTON CHURCHILL