Selon le célèbre jugement
d’Aristote dans La Poétique, la
poésie est chose « plus philosophique et plus noble que l’histoire. »
Il est en est ainsi car, dit-il, « la poésie dit, plutôt le général,
l'histoire le particulier. Le général, c'est telle ou telle chose qu'il arrive
à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la
nécessité : c'est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue
des noms aux personnages. Le particulier, c'est ce qu'a fait Alcibiade, ou ce
qui lui est arrivé. »
Pour le dire autrement, le
particulier en tant que particulier est dépourvu d’intérêt. Nous ne pouvons
nous intéresser sérieusement à ce qu’a fait Alcibiade, ou à ce qui lui est
arrivé, plus de 2400 ans après qu’il l’ait fait, que parce que nous pensons que
ce qu’a fait Alcibiade contient un enseignement intemporel, parce que cela nous
dévoile quelque chose de la nature humaine, de la nature de la politique, ou
une autre chose semblable. A travers les événements singuliers de la vie
d’Alcibiade, nous recherchons implicitement le général, l’universel. Un
historien qui serait strictement un historien, qui se contenterait de collecter
les faits du passé, serait à peu près semblable à un collectionneur de paquets
de cigarettes, et son activité susciterait autant d’intérêt. Pire, à la
différence du collectionneur de paquets de cigarettes, l’historien au sens
strict ne pourrait même pas commencer sa collection, car comment choisir parmi
l’immensité infinie des évènements passés ? Comment découper les
« faits » dans l’océan sans fond de l’histoire humaine ? Le
simple fait de relater l’un plutôt que l’autre suppose un principe de choix, et
ce principe repose nécessairement sur une idée générale de ce qu’est la vie
humaine et de ce qui vaut la peine d’être connu ; autrement dit tout choix
présuppose que le fait particulier qui est choisi contient, comme le dit
Thucydide, le saint patron des historiens, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, « un trésor pour
tous les temps ».
Bref, l’histoire au sens strict
est impossible. Seule peut exister l’histoire « poétique »,
c’est-à-dire l’histoire qui vise le général à travers le particulier, la
différence principale entre le poète et l’historien étant que le premier
invente les évènements et les personnages, alors que le second ne parle que de
ce qui s’est réellement passé.
Ceci étant bien compris, on
pourra alors distinguer deux sortes d’historiens. Ceux qui savent que leur
activité de collecte et de narration des évènements du passé vise ultimement à
quelque vérité générale, et ceux qui l’ignorent ou qui essayent de le cacher
pour se conformer à l’idée qu’ils se font de ce qu’est le travail d’un
historien. Les premiers pourront faire des livres d’histoire passionnants et
qui pourront éventuellement être « un trésor pour tous les temps »,
tandis que les seconds tendront à se réfugier derrière des murailles de faits
insignifiants et à produire des livres qu’aucune personne qui n’y est pas
contrainte pour des raisons professionnelles ne pourrait avoir envie de lire.
L’historien américain Victor
Davis Hanson appartient très clairement à la première catégorie. Sa spécialité
est l’histoire militaire, mais il ne se cache pas de rechercher à travers
l’histoire des conflits passés quelque enseignement général, quelques vérités
universelles. Victor Davis Hanson s’est tout particulièrement intéressé à la
Grèce antique. Il a, par conséquent, lu et étudié les grands auteurs de
l’antiquité grecque et latine, de Homer à Tacite en passant par Aristote et
Plutarque. Il est, pourrait-on dire, un classiciste par goût et par formation,
et ceci explique sans doute largement cela.
Son classicisme parait aussi
l’avoir immunisé contre le politiquement correct qui sévit dans les universités
américaines, ce qui en fait un historien doublement recommandable.
Dans Carnage and culture, Victor Davis Hanson cherche ainsi une réponse
à une question très politiquement incorrecte : comment expliquer la
supériorité militaire de l’Occident ?
Le première chose à faire pour
trouver la réponse est de ne pas se réfugier derrière l’arbre pour éviter de
voir la forêt.
Oui, dans leurs confrontations
avec des armées non occidentales, au cours des millénaires, les armées
occidentales ont connu quelques défaites spectaculaires : Cannes, Carrhes,
Little Big Horn, Isandhlwana, Dien-Bien-Phu, etc. Mais ces défaites, qui souvent
furent suivies de victoires décisives contre les mêmes adversaires, ne peuvent
pas cacher que, lorsqu’une armée occidentale rencontre une armée non
occidentale, l’histoire nous apprend qu’il est sage de parier que la première
va l’emporter. Presque toutes les défaites occidentales eurent lieu loin du sol
de la mère patrie, et face à des adversaires utilisant en tout ou partie des
armes produites par l’Occident. Comme l’écrit Victor Davis Hanson, « il
n’existe pratiquement pas d’exemples d’armées non occidentales ayant vaincu une
armée européenne en Europe avec des armes non-européennes. » Il est
d’ailleurs significatif que les armées non occidentales aient peu à peu adopté
l’armement et les tactiques occidentales, et non pas l’inverse.
Par conséquent, aujourd’hui comme
hier et sans doute comme demain, « l’histoire du dynamisme militaire de
par le monde est ultimement une enquête sur les prouesses des armes
occidentales ».
La supériorité des armées
occidentales sur les armées non occidentales est un fait historique avéré
au-delà du moindre doute raisonnable, et seule la peur des implications
dérangeantes de ce fait peut nous empêcher de le reconnaitre.
Car si nous admettons la
supériorité militaire de l’Occident au cours des millénaires, il faudra bien
trouver une ou des explications à ce fait massif, et il est à peu près évident
que, de la supériorité militaire, nous serons conduits à admettre des
supériorités d’un autre ordre, qui, de proche en proche, pourraient nous amener
à devoir reconnaitre la supériorité pure et simple de la civilisation
occidentale. Horribile dictu !
Victor Davis Hanson n’est pas
effrayé par une conclusion de ce genre, et il ne se cache pas derrière son
petit doigt. Sa conclusion est effectivement que la supériorité militaire de
l’Occident s’explique en définitive par une série de facteurs
« culturels » (d’où le titre de son livre) qui forment « le
noyau de la civilisation occidentale ».
Il a souvent été remarqué, comme
pour minimiser la signification de cette supériorité, que, dans leurs
confrontations avec les armées non-occidentales, les Occidentaux ont la plupart
du temps bénéficié d’un armement de meilleure qualité. Que l’on songe par
exemple aux soldats Aztèques face aux conquistadors de Cortès, aux Zoulous face
aux tuniques rouges britanniques, ou aux Gaulois face aux légions romaines
(Gaulois qui culturellement n’étaient pas occidentaux, puisque, pour Victor
Davis Hanson, l’Occident se défini comme « la culture de l’antiquité
classique qui a émergé en Grèce et à Rome » puis s’est ensuite répandue
sur le sol européen, avant de bourgeonner en dehors de l’Europe après la
Renaissance). Mais cette supériorité technique, bien réelle, doit elle-même
être expliquée. Elle n’est pas un élément qui pourrait être détaché du reste de
la civilisation occidentale. En atteste le fait que, même lorsque les armées
non-occidentales ont adopté l’armement occidental, cela n’a pas suffit à leur
assurer la parité sur le long terme avec les armées occidentales.
Les Zoulous et les tribus
indiennes d’Amérique du Nord, par exemple, ont très vite disposé d’armes à feu.
Mais ils n’ont jamais pu apprendre à s’en servir avec la même efficacité que
les soldats anglais ou américains qui leur faisaient face. Sans même parler de
leur incapacité à fabriquer eux-mêmes ces armes. Au moment de la bataille de
Lépante, la flotte chrétienne était technologiquement supérieure à celle des
Ottomans, en dépit du fait que les ressources de l’empire étaient,
théoriquement, bien supérieures à celle des ses adversaires et que le Sultan
faisait appel à des spécialistes occidentaux pour construire et équiper sa
flotte. En 1942, au moment de la bataille de Midway, la flotte japonaise,
entièrement construite selon les standards occidentaux, était qualitativement
supérieure à la flotte. Mais à peine deux ans plus tard, en 1944, la situation
était entièrement inversée. Les Japonais en 1944 utilisaient peu ou prou le
même matériel qu’en 1942, alors que les Américains avaient entre temps développé
tout un ensemble d’armes nouvelles, et de qualité bien supérieure au matériel
japonais.
Comme l’écrit Victor Davis
Hanson, « la manière occidentale de faire la guerre n’est pas seulement
fondée sur la supériorité technologique, mais sur tout un ensemble
d’institutions politiques, sociales, culturelles qui produisent des avantages
militaires qui vont bien au-delà du fait de posséder des armes sophistiquées.
La supériorité technologique ne peut pas être simplement importée ; sous
peine de devenir immédiatement statique, et par conséquent obsolète, il est
nécessaire d’adopter également la libre pensée, la méthode scientifique, la
recherche sans limite et la production capitaliste qui l’accompagnent. »
Par ailleurs, comme nous le
verrons, la supériorité technologique est peu de choses sans l’organisation et
la discipline. Des armes sophistiquées demandent en général une organisation
militaire sophistiquée pour pouvoir tirer parti de leur potentiel meurtrier,
organisation militaire qui dépend elle-même d’une organisation sociale et
politique adéquate.
***
Victor Davis Hanson met en
lumière neuf éléments de cette « culture » occidentale qui, selon
lui, a assuré la supériorité pérenne des armes occidentales, à travers neuf
batailles particulièrement significatives. La liberté (Salamine – 480 avant J.C),
la recherche d’un choc décisif au cours duquel anéantir l’adversaire
(Gaugamèles – 331 avant J.C), une armée de citoyens soldats (Cannes – 216 avant
J.C), l’infanterie lourde (Poitiers - 732), la technologie (Tenochtitlàn – 1520-1521),
le libre marché (Lepante - 1571), la discipline (Rorke’s drift - 1879),
l’individualisme (Midway - 1942), l’auto-critique (l’offensive du Têt - 1968).
Chaque bataille est utilisée pour
mettre en avant un élément particulier, mais dans chacune d’entre elles se
retrouvent en fait à peu près tous les facteurs explicatifs mis en avant par
Victor Davis Hanson.
Si l’on voulait synthétiser de
manière à peu près fidèle les facteurs qui expliquent supériorité martiale de
l’Occident selon Victor Davis Hanson, on pourrait dire que seuls les peuples
occidentaux connaissent la liberté ordonnée - la liberté rationnelle, selon
l’expression des auteurs de la Constitution des Etats-Unis - tandis que les
peuples non occidentaux vivent sous le régime, soit de la liberté désordonnée,
celle de la horde ou de la tribu, soit du despotisme.
Nul n’ignore que la démocratie
moderne – la démocratie dite libérale – est une invention occidentale, et que
les notions même de démocratie et de république nous viennent de l’antiquité
gréco-romaine. Mais même durant le temps très long où l’Europe a vécu sous des
régimes de types monarchique, on peut soutenir que les sujets de ces monarchies
jouissaient, en règle générale, d’un degré et d’un type de liberté qui étaient
inconnus des autres peuples de la terre.
Mais que signifie, d’un point de
vue militaire, la liberté ordonnée, et quels avantages procure-t-elle ?
Cela signifie un juste équilibre entre la discipline et l’initiative
individuelle, entre la perpétuation des traditions et l’innovation, entre le
courage et la prudence, ou en tout cas un meilleur équilibre que celui
prévalant chez les peuples non occidentaux. Plus généralement cela signifie que
les armées composées d’hommes libres – ou, pour parler plus prudemment, les
armées composées d’hommes jouissant d’un certain degré de liberté politique –
sont, sur le long terme, meilleures que celles composées d’hommes qui ignorent
la liberté politique.
Essayons d’illustrer cette
proposition en reprenant quelques-uns des exemples donnés par Victor Davis
Hanson.
La bataille de Cannes est un
exemple particulièrement frappant car elle est une défaite retentissante des
légions romaines. Près de 50 000 tués en une seule après-midi, soit
environ 200 hommes par minute, ce qui, comme le note Victor Davis Hanson,
représente une véritable prouesse physique étant donné l’armement disponible à
l’époque. La victoire d’Hannibal fut d’autant plus remarquable que son armée
était inférieure en nombre et moins bien équipée que les légions romaines. Mais
cette victoire, comme ses victoires précédentes à Trasimène ou Trébie, ne
changea rien à l’issue de la guerre. En moins d’une année les Romains avaient
compensé leurs pertes, tandis qu’Hannibal voyait ses effectifs fondre
inexorablement. Victoires tactiques brillantes, et défaite stratégique
inéluctable, telle semblait être le destin du Carthaginois.
La différence essentielle entre
l’armée de Rome et l’armée d’Hannibal, et celle qui décida finalement de la
victoire, selon l’historien américain, était que la première était une armée de
citoyens soldats, tandis que la seconde était composée principalement de
mercenaires. Or des institutions libres permettent de recruter dans l’armée la
plus grande partie de la population masculine, et non pas seulement les nobles
ou les gens fortunés, et d’autre part cette armée aura une cohésion plus forte
et pourra être maintenue plus longtemps en campagne qu’une armée de mercenaires,
un rassemblement tribal, ou une armée d’esclaves.
« Dans l’antiquité »,
écrit Victor Davis Hanson, « les autres peuples (ni Grecs ni Romains) ont
toujours pu mobiliser d’énormes masses de guerriers – Gaulois, Espagnols,
Perses, Africains, et d’autres – mais en aucune manière ces rassemblements
tribaux ou ces armées de mercenaires ne constituaient une nation en armes. (…)
elles demeuraient fondamentalement des armées d’un jour – des rassemblements ad
hoc et migratoires, dont les conditions de service dépendaient exclusivement de
la paye, du pillage, et du magnétisme et du talent d’un chef ou d’un régime
particulier. Lorsque de telles armées étaient gorgées de butin, elles refluaient ;
lorsqu’elles étaient vaincues elles se dispersaient ; et lorsqu’elles
étaient victorieuses, elles n’étaient souvent efficaces que le temps d’une
autre victoire, et pas plus. »
On peut ajouter, comme le fait
Victor Davis Hanson en s’appuyant sur le jugement de nombre d’auteurs de
l’antiquité, que le courage du citoyen-soldat est en définitive supérieur, ou
en tout cas plus solide et durable que celui des autres types de soldat.
Aristote remarquait ainsi dans l’Ethique
à Nicomaque que le courage civique est celui qui ressemble le plus au
courage proprement dit : « le citoyen, en effet, parait supporter les
dangers à cause des pénalités provenant de la loi, des reproches ou des
honneurs. Et pour cette raison, les peuples les plus courageux sont apparemment
ceux chez lesquels les lâches sont voués au mépris, et les braves à l’estime
publique. » Le citoyen-soldat ne se bat pas pour le butin, ni pour sa
gloire individuelle, mais par sens de l’honneur, par crainte du blâme, par
sentiment de solidarité avec ses frères d’armes qui sont aussi ses concitoyens,
par fidélité envers des institutions et pas seulement envers des chefs. Et il
le fait volontairement, en participant aux décisions qui conduisent la nation à
prendre les armes, ou du moins en ayant le sentiment d’avoir eu son mot à dire
sur ces décisions. Dans une campagne prolongée cet ensemble de motifs s’avère
plus solides que tous les autres.
Dans son histoire de la seconde
guerre punique, Polybe attribuait ainsi le mérite principal de la victoire des
Romains à l’excellence de leurs institutions :
« Cependant le sénat ne
négligea aucune des mesures qu'il était possible de prendre : il s'empressa de
relever le courage du peuple, de fortifier la ville ; enfin il adopta les
conseils les plus fermes et les plus efficaces, comme la suite le fit bien
voir. En effet, voilà les Romains éprouvés par de cruelles défaites, dépossédés
de leur gloire militaire, et bientôt, grâce à la force particulière de leur gouvernement,
à la sagesse de leurs résolutions, non-seulement ils recouvrèrent la puissance
en Italie par leurs victoires sur Carthage, mais encore, peu après, ils
devinrent maîtres de l'univers. »
La République fut ensuite
remplacée par l’empire, l’empire par une multitude royaumes et de principautés,
mais le sens de la liberté politique ne fut jamais entièrement perdu en Europe,
pas plus que la science héritée des grecques. Une tradition tout à la fois
rationaliste et civique persista, tradition inconnue ailleurs dans le monde.
C’est cette tradition qui, selon
Victor Davis Hanson, explique en définitive pourquoi les Européens finirent par
dominer tous les continents, progressivement, à partir de la Renaissance. Leurs
capacités militaires devenues très supérieures à celles de tous les autres
peuples de la terre étaient l’un des fruits de la liberté ordonnée propre à
l’Europe.
Dans aucune autre occasion,
peut-être, cette supériorité ne fut aussi éclatante que durant la conquête du
Mexique par Cortés.
Depuis cette extraordinaire
épopée, les historiens n’ont pas cessé d’essayer de comprendre comment une
poignée d’Espagnols, à des milliers de kilomètres de chez eux, avaient pu
abattre en l’espace de deux ans le plus puissant empire du continent américain.
Bien des raisons ont été
avancées, depuis les qualités personnelles de Cortés jusqu’aux superstitions
des Aztèques en passant par les maladies apportées d’Europe par les Espagnols.
Mais toutes les raisons conjoncturelles, aussi valides soient-elles, palissent
derrière une raison fondamentale : Cortés et ses conquistadors ont vaincu
les Aztèques parce qu’ils maitrisaient infiniment mieux l’art de la guerre que
ceux-ci ; et ils maitrisaient mieux l’art de la guerre car ils étaient les
héritiers d’une très longue tradition rationaliste et civique.
L’armement des Espagnols, il est
vrai, était très supérieur à celui des Aztèques : armes et armures en
acier, mousquets, arbalètes, canons, chevaux. Mais il faut expliquer pourquoi
les Aztèques ont été incapables de développer des armes de ce genre, alors
qu’ils disposaient de toutes les ressources nécessaires pour le faire ; il
faut expliquer pourquoi ils ignoraient l’usage de la roue, et par conséquent
toutes les machines de guerre faisant appel au principe de la roue ; et
ainsi de suite. Les Espagnols n’ont pas seulement apporté avec eux des armes
inconnues des Aztèques, ils ont également fait preuve, tout au long de la
campagne, d’une inventivité sans faille pour résoudre les problèmes imprévus
qui se posaient à eux. Une inventivité dont leurs adversaires étaient
dépourvus.
Après la désastreuse retraite de
la Noche Triste, au cours de laquelle
les Espagnols et leurs alliés furent pratiquement anéantis, Cortés décida de
prendre d’assaut Tenochtitlan, la capitale de l’empire, pour abattre
définitivement ses ennemis. Tenochtitlan étant une île, il fut décidé de monter
un blocus naval, et pour ce faire les Espagnols construisirent treize
brigantins, des embarcations à voile et à rames d’un faible tirant d’eau, à
l’aide des matériaux récupérés sur les navires qui les avait amenés au Mexique.
Les brigantins furent transportés en pièces détachés, sur des centaines de
kilomètres, puis remontés et lancés sur le lac Texcoco pour couper les
approvisionnements de Tenochtitlan. Selon Victor Davis Hanson, les brigantins
furent le facteur décisif qui décida de la victoire des Espagnols. Le plus
remarquable est que ces bateaux improvisés avec des matériaux de fortune se
révélèrent bien plus ingénieusement construits que n’importe quelle embarcation
conçue par les Aztèques durant toute la durée de leur civilisation :
« un tour de force rendu possible seulement grâce à un usage systématique
de la science et de la raison omniprésent en Occident depuis deux mille
ans ».
« La supériorité
technologique occidentale », écrit Victor Davis Hanson, « n’est pas
seulement le résultat de la renaissance militaire du 16ème siècle ou
un accident de l’histoire, et encore moins la conséquence des ressources
naturelles, mais elle découle d’une méthode
de recherche séculaire, d’une mentalité particulière qui remonte aux Grecs, et
pas avant. »
Cet usage de la raison va de pair
avec un sens de la liberté individuelle réglée, un équilibre délicat entre la
fierté ombrageuse de l’individu sûr de ses droits et l’obéissance à la loi,
inconnu lui aussi des sujets de l’empire Aztèque. La liberté de penser, de
chercher, de proposer des solutions nouvelles, sont inextricablement liées avec
la liberté politique et les mœurs qui l’accompagnent.
« Pratiquement tous les
éléments de la tradition martiale occidentale jouèrent leur rôle pour assurer
la victoire des Espagnols, triomphant des problèmes d’infériorité numérique, de
logistique, et d’une géographie inconnue. Les centaines de milliers de pages de
procès, d’enquêtes officielles et d’actes judiciaires qui furent écrites après
la conquête attestent que chaque conquistador possédait un sens aigu de sa
liberté et de ses droits : un sens à la fois civique et militaire de la
part d’individus possédant des droits et des privilèges auxquels ni Cortés ni
la couronne d’Espagne ne pouvaient porter atteinte de manière
arbitraire. »
Les peuples méso-américains, que
cela soit dans l’empire Aztèque ou dans l’empire du Pérou, vivaient eux depuis
des temps immémoriaux sous une forme ou une autre de despotisme théocratique.
Ils ignoraient la liberté politique aussi bien que l’usage systématique de la
raison, et c’est en définitive ce qui causa leur perte face à une poignée de
conquistadors pourvu des armes intellectuelles forgées par l’Occident durant
deux millénaires.
Victor Davis Hanson conclu au
sujet de la conquête du Mexique : « Le courage sur le champ de
bataille est une caractéristique humaine. Mais la capacité à produire en masse
des armes susceptibles de neutraliser ce courage est un phénomène culturel.
Cortés, comme Alexandre le grand, Jules César, Don Juan d’Autriche, ou d’autres
capitaines occidentaux, ont souvent annihilé sans pitié des adversaires
numériquement supérieurs non pas parce que leurs propres soldats étaient
nécessairement meilleurs, mais parce que leur tradition de libre recherche, de
rationalisme et de science l’était assurément. »
La liberté politique tend à
engendrer certaines mœurs – ce que Tocqueville appelait « les habitudes du
cœur » - mœurs qui sont en même temps le soutien indispensable de cette
liberté : un certain esprit d’indépendance, l’habitude d’user de sa raison
pour déterminer par soi-même ce qui est bien ou mal – ce que Tocqueville,
encore lui, appelait la méthode philosophique des Américains – le refus de se
soumettre aveuglément à un prince ou à une hiérarchie, l’habitude de discuter
des questions publiques, la conscience de son rang et de ses droits, etc.
Bien que nous ayons tendance à
identifier la liberté politique avec la démocratie, nous ne devons pas
commettre l’erreur de croire que cette sorte de liberté paradoxale, faite
d’indépendance et d’obéissance spontanée, n’existe que dans ce type de régime.
Dans l’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville expliquait :
« Quelque soumis que fussent les hommes de l'Ancien Régime aux volontés du
roi, il y avait une sorte d'obéissance qui leur était inconnue : ils ne
savaient pas ce que c'était que se plier sous un pouvoir illégitime ou
contesté, qu'on honore peu, que souvent on méprise, mais qu'on subit volontiers
parce qu'il sert ou peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut
toujours étrangère. Le roi leur inspirait des sentiments qu'aucun des princes
les plus absolus qui ont paru depuis dans le monde n'a pu faire naître, et qui
sont même devenus pour nous presque incompréhensibles, tant la Révolution en a
extirpé de nos coeurs jusqu'à la racine. Ils avaient pour lui tout à la fois la
tendresse qu'on a pour un père et le respect qu'on ne doit qu'à Dieu. En se
soumettant à ses commandements les plus arbitraires, ils cédaient moins encore
à la contrainte qu'à l'amour, et il leur arrivait souvent ainsi de conserver
leur âme très libre jusque dans la plus extrême dépendance. »
Et Montesquieu écrivait dans l’Esprit des lois : « Il n'y a
rien dans la monarchie que les lois, la religion et l'honneur prescrivent tant
que l'obéissance aux volontés du prince : mais cet honneur nous dicte que le
prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce
qu'elle nous rendrait incapables de le servir. Crillon refusa d'assassiner le
duc de Guise, mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la
Saint-Barthélemy, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire
massacrer les huguenots, le vicomte d'Orte, qui commandait dans Bayonne,
écrivit au roi : « Sire, je n'ai trouvé parmi les habitants et les gens de
guerre que de bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau ; ainsi, eux
et moi, supplions Votre Majesté d'employer nos bras et nos vies à choses
faisables. » Ce grand et généreux courage regardait une lâcheté comme une chose
impossible. »
Aussi, nous devons nous garder de
confondre les monarchies ou les principautés occidentales avec les monarchies
orientales. Dans les premières la plupart des sujets ne participaient certes
pas à la direction des affaires publiques, mais ils ne connaissaient pas
l’obéissance servile qui était la règle dans les secondes. Et cette différence
se faisait sentir sur le champ de bataille. Les soldats de Xerxès ou de Darius,
par exemple, étaient des esclaves qui obéissaient sans murmurer, et nul, pas
même les généraux, ne pouvait discuter les décisions du souverain sans risquer
de perdre la vie. Alexandre le grand se prétendait descendant de Zeus et son
père, Philippe de Macédoine, avait anéanti la liberté des cités grecques, mais
il régnait dans son entourage une liberté de paroles inconnue à la cour du
Grand Roi. Cela signifie que de véritables délibérations pouvaient avoir lieu
avant la bataille, et que les généraux ou les officiers savaient qu’ils ne
risquaient pas d’être exécutés pour avoir fait preuve d’initiative individuelle,
pourvu que cette initiative soit raisonnablement justifiée.
Des armées ainsi conduites se
révèlent, si ce n’est à chaque bataille, du moins sur le long terme,
supérieures à des armées dans lesquelles la peur ou la superstition font régner
une obéissance aveugle.
Inversement, mais finalement pour
les mêmes raisons, les armées occidentales se caractérisent, depuis le temps
des phalanges grecques et des légions romaines, par une sorte de discipline
rationnelle qui est aussi éloignée du désordre fougueux de la horde que de
l’uniformité silencieuse des armées despotiques.
On pourrait dire, de manière
synthétique, que les armées occidentales sont composées de soldats et non de
guerriers. L’accent est mis non sur la valeur individuelle, mais sur
l’efficacité collective.
« La discipline telle
qu’elle a émergé en Europe est la tentative d’institutionnaliser un type
particulier de courage par l’entrainement et la répétition, qui se manifeste
dans le fait tenir sa place dans la formation. Cette obsession occidentale de
l’exercice en rangs serrés est basée sur le fait que, si tous les hommes sont
enclins à s’enfuir lorsque la situation devient désespérée, l’entrainement et
les convictions sont susceptibles d’altérer ce comportement. La clef n’est pas
de faire de chaque homme un héros mais de créer des hommes qui, dans
l’ensemble, sont plus courageux que leurs alliés non entrainés lorsqu’il s’agit
de résister à une charge de l’ennemi, et qui, au plus fort de la bataille,
obéissent aux ordres de leurs supérieurs de protéger les hommes à leurs côtés.
Leur obéissance va à un système civique intemporel et persistant, non pas à une
tribu, une famille, ou aux amis du moment. »
C’est cette discipline patiemment
développée et systématisée qui a permis aux légions romaines d’écraser les
peuples du nord, physiquement bien supérieurs aux petits Italiens. C’est elle
qui a permis aux conquistadors de résister à des armées aztèques cent fois
supérieures en nombre. C’est elle qui a permis aux fantassins de Charles Martel
de vaincre les cavaliers d’Abd el-Rahman à Poitiers. C’est elle qui a permis à 150
soldats anglais de tenir en respect puis de mettre en déroute une armée de 4000
zoulous à Rorke’s drift.
Pris individuellement, ni les
Romains, ni les Francs, ni les Espagnols, ni les Anglais n’étaient plus
courageux que leurs adversaires. La supériorité de leur armement ne suffit pas
non plus à elle seule à expliquer la victoire des soldats occidentaux, car
cette supériorité ne peut s’exprimer qu’à la condition que chaque homme respecte
scrupuleusement les ordres et la formation. Le fantassin lourdement équipé qui
constituait l’ossature des légions romaines ou de l’armée franque était une
proie facile dès lors qu’il était isolé. Son équipement même le rendait
vulnérable face à des adversaires plus légers et plus mobiles. En revanche, dès
lors qu’il se présentait en formation serrée et qu’il pouvait manœuvrer en
corps, il était pratiquement invincible.
Les mousquets des Espagnols ou
les fusils Martini-Henry des soldats britanniques étaient certes des armes plus
efficaces que les arcs ou les sagaies de leurs adversaires. Mais ces armes à un
coup étaient lourdes, longues à recharger et d’une précision douteuse. Leur
efficacité résidait essentiellement dans leur utilisation collective. Ce sont
les salves bien coordonnées des Espagnols et des Anglais qui les rendaient
redoutables pour leurs ennemis, pas les qualités de tireur de chaque soldat
pris individuellement.
Victor Davis Hanson
explique : « En un sens abstrait, les soldats qui se battent comme un
seul homme – qui tirent en salves, qui chargent en groupe et en suivant les
ordres, qui se retirent lorsqu’on leur ordonne, qui ne poursuivent pas l’ennemi
précipitamment, prématurément, ou pour trop longtemps – l’emportent sur leurs
adversaires. »
***
Dans le livre VII de La politique, Aristote remarquait : «
Les peuples qui habitent les climats froids, même dans l'Europe, sont en
général pleins de courage. Mais ils sont certainement inférieurs en
intelligence et en industrie ; aussi conservent-ils leur liberté ; mais ils
sont politiquement indisciplinables, et n'ont jamais pu conquérir leurs
voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont plus d'intelligence, d'aptitude
pour les arts ; mais ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d'un
esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire,
réunit toutes les qualités des deux autres. Elle possède à la fois
l'intelligence et le courage. Elle sait en même temps garder son indépendance
et former de très bons gouvernements, capable, si elle était réunie eu un seul
État, de conquérir l'univers. »
Victor Davis Hanson connait très
vraisemblablement ce passage de La
politique, bien qu’il n’en fasse pas mention. Il est incontestable en tout
cas que son livre vient corroborer de manière frappante l’observation
d’Aristote.
Aristote parait lier les qualités
morales des peuples à la géographie, anticipant ainsi les développements de
Montesquieu, dans l’Esprit des lois,
sur les rapports entre le climat et les mœurs. Une lecture complète de La politique indiquerait sans doute que,
pour Aristote, la relation n’est pas si directe qu’elle peut sembler l’être
dans ce court passage du livre VII. Mais quoi qu’il en soit, Victor Davis
Hanson est très clair sur le fait que, selon lui, la supériorité militaire de
l’Occident n’est pas une question de race ou de climat, mais uniquement de
facteurs qu’il appelle « culturels ».
En vérité, cependant, à la
lecture de son livre, il serait plus juste de dire que ces facteurs sont
essentiellement politiques.
Victor Davis Hanson cite ainsi,
en l’approuvant, l’historien américain Harry Turney-High qui écrivait, dans Primitive wars :
« L’invention décisive est celle de
l’Etat, c’est-à-dire du contrôle social civil à la différence de celui basé sur
la parenté. Le gouvernement civil est la ligne de fracture, le seuil, l’horizon
qui sépare ce qui est civilisé de ce qui ne l’est pas. Seul l’Etat peut lever
de vastes armées. Lui seul peut former et discipliner les hommes pour en faire
des soldats plutôt que des guerriers. Seul le gouvernement peut ordonner, et
non pas simplement demander, et lui seul peut punir ceux qui ne sont pas
d’humeur à se battre aujourd’hui… le guerrier primitif ne pouvait pas s’appuyer
sur un gouvernement structuré, organisé. Il était réticent à se soumettre à la
discipline, et il était incapable ou bien supportait impatiemment d’obéir à des
ordres précis. Il ne découvrait que les principes tactiques inhérents à la
chasse… il était trop focalisé sur le combat à venir pour planifier des
campagnes plutôt que des batailles. »
La suprématie militaire de l’Occident
est la conséquence de la supériorité de son organisation politique. Ou plutôt
la conséquence du fait que lui seul a découvert la politique, au plein sens du
terme.
Mais maintenant que le monde
entier s’est, en quelque sorte, mis à l’école de l’Occident, cette suprématie
militaire va-t-elle prendre fin ?
Il est d’autant plus tentant
d’adopter cette hypothèse que, par bien des aspects, l’Occident est en déclin,
relatif et absolu. Economiquement, démographiquement, son poids relatif a
largement diminué depuis la seconde guerre mondiale, et les démocraties
occidentales sont toutes, à des degrés divers, en proies à de graves
difficultés internes, d’ordre morale et politique. Par certains aspects ces
régimes apparaissent désormais comme décadents.
Pourtant, d’un point de vue
militaire, rien ne parait encore indiquer que l’Occident soit sur le point de
perdre sa prééminence. L’exemple
d’Israël face aux pays arabe, ou bien la guerre du golfe en 1991, ont rappelé
qu’il ne suffisait pas d’équiper et de former ses armées à l’occidentale pour
acquérir l’efficacité militaire occidentale. Les Etats-Unis ont certes perdu la
guerre du Vietnam, en ce sens qu’ils ont fini par se résigner à la chute de
leur allié sud-vietnamien. Mais ils n’ont pas été vaincus militairement, et la
guerre n’a été perdue sur le terrain politique que parce que l’armée américaine
devait se conformer à des règles d’engagement qui rendaient toute victoire
pratiquement impossible. Si toute sa puissance de feu avait pu être déployée,
aucun spécialiste ne doute sérieusement que la guerre aurait été finie en un ou
deux ans, tout au plus.
Aujourd’hui l’Occident se bat, un
peu partout sur la planète, contre des groupes armés ou des Etats se réclamant
de l’islam. Cette guerre ne sera pas perdue militairement. Si
« Rome » doit à nouveau s’effondrer face aux hordes barbares, ce ne
sera pas parce que ses légions auront été vaincues sur le champ de bataille. Ce
sera parce que les nations occidentales auront perdu le désir de se perpétuer,
parce qu’elles auront perdu confiance en la justesse de leur cause et qu’elles auront
laissé les germes de dissolution actuellement à l’œuvre en leur sein se
développer jusqu’au stade terminal. La destruction viendra de l’intérieur. Mais
même au cas où le combat prendrait finalement la forme d’une guerre civile,
nous pourrions tirer quelque réconfort du fait que nous sommes les héritiers
d’une tradition militaire qui, depuis deux millénaires et demi, s’est presque
constamment montrée supérieure à toutes les autres. Et, reprenant pour nous les
vers de Pétrarque cités par Machiavel à la fin du Prince, nous pourrions dire à notre tour, en manière d’espérance :
« Vaillance contre fureur/Prendra les armes ; et le combat sera bref/Car
l'antique valeur/Dans les coeurs occidentaux n'est pas encor’ morte. »