Comme vous
pourrez le constater, mes chers lecteurs, cet article est inhabituellement
long. Trop long même, pour un article de blog, j’en ai bien conscience. Mais, à
la différence de ce que je fais habituellement, il ne m’a pas semblé possible
de le couper en plusieurs parties – sans d’ailleurs que j’arrive à m’expliquer
exactement pourquoi. Quoiqu’il en soit, après avoir beaucoup hésité, je me suis
finalement décidé à vous le livrer en une seule fois – ce qui bien sûr ne vous empêche
nullement de le lire en autant de fois que vous le voudrez.
Et pour vous
donner tout le temps de parcourir cet indigeste pavé, je le laisserai sûrement
en « une » deux ou trois semaines.
Bonne
lecture tout de même (pour ceux qui en auront le courage…)
Pourquoi faudrait-il parler des mauvais livres ?
Ceux-ci sont déjà légions, n’est-ce pas, en quelque sorte, les multiplier bien
inutilement que de prendre la peine d’écrire pour expliquer pourquoi ils sont
mauvais ? Le temps dont nous disposons pour bien faire est si court,
n’est-ce pas le gaspiller que d’en utiliser une partie pour dire le mal que
l’on a pensé d’un livre, au lieu de l’employer à essayer de faire connaître ce
qui, à votre avis, vaut la peine de l’être ?
Je comprends, certes, ce qu’un tel exercice peut,
parfois, avoir de nécessaire. Je comprends aussi le plaisir – pas entièrement
recommandable – que certains peuvent y trouver. Mais, pour ma part, je m’y
adonne le moins possible. Sauf à y être contraint, par exemple pour des raisons
professionnelles, je ne lis jamais d’ouvrage dont je serais convaincu qu’il est
mauvais avant même de l’avoir ouvert.
Je n’ai donc pas ouvert L’empire du moindre mal, de Jean-Claude Michéa, en ayant un a
priori défavorable sur l’auteur, bien au contraire. Ayant quelque idée des
thèses par lui défendues je ne m’attendais évidemment pas à être d’accord avec
ses conclusions, mais, d’une certaine manière, cela ne rendait la perspective
de le lire que plus attrayante, car « celui qui ne connaît que ses propres
arguments connaît mal sa cause. »
Je savais aussi que l’auteur était tenu en grande
estime par cette partie de la gauche qui essaye encore de penser, au lieu de se
contenter de marteler les slogans du « vivre-ensemble », et qu’il
avait aussi les faveurs de certains de ceux qui se classent eux-mêmes du côté
de la « réaction ». Je pensais donc au moins y trouver matière à
réflexion.
C’est peu dire que je fus déçu. Déçu non pas par
ses positions ou ses conclusions, mais par sa manière d’y parvenir. Au fur et à
mesure que j’avançais dans ma lecture s’imposait à moi cette remarque de
Montesquieu, dans sa Défense de l’Esprit
des lois :
« Cet art de trouver dans une chose, qui
naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu’un esprit qui ne raisonne
pas juste peut leur donner, n’est point utile aux hommes ; ceux qui le
pratiquent ressemblent aux corbeaux, qui fuient les corps vivants, et volent de
tous côtés pour chercher des cadavres. »
Celui qui veut critiquer sérieusement le
libéralisme, comme cherche à le faire Michéa, doit d’abord et avant tout lire, car le libéralisme, avant même
d’être un mode de gouvernement, est un courant de pensée qui a été conçu,
exposé, défendu par certains des plus grands esprits que l’Occident, et par
conséquent la terre entière, ait porté. Mais lire, et spécialement les plus
grands auteurs, n’est pas une petite affaire. Comme le disait si justement
Goethe : « Les braves gens ne savent pas ce qu'il en coûte de temps
et de peine pour apprendre à lire. J'ai travaillé à cela quatre-vingts ans, et
je ne peux pas dire encore que j'y sois arrivé. »
Lire un journal, lire un roman quelconque ou un
ouvrage universitaire ordinaire, cela n’est rien, et n’importe qui ayant appris
à déchiffrer un texte peut le faire. Mais lire une de ces œuvres profondément
méditées sorties d’un esprit de génie, c’est bien autre chose, et connaître son
alphabet ne suffit pas. Il y faut une attention de tous les instants et,
surtout, beaucoup d’humilité. Garder constamment à l’esprit que celui qui a
écrit nous était très supérieur, qu’il a profondément réfléchi à ce qu’il
couché sur le papier, et que, par conséquent, si nous trouvons des objections à
lui faire, le plus probable est que lui-même y ait songé bien avant nous et y
ait apporté une réponse que nous n’avons même pas aperçu. Garder aussi à
l’esprit que, dans un livre de ce genre, rien n’est fortuit ni superflu et que
celui qui n’a pas saisi toutes les parties du tout n’a pas saisi le tout. « Dans
les livres fait pour l’amusement, trois ou quatre pages donnent l’idée du style
et des agréments de l’ouvrage : dans les livres de raisonnement, on ne
tient rien, si on ne tient toute la chaine. »
Parce que ces auteurs de génie étaient malgré tout
des hommes, nous ne pouvons bien sûr exclure totalement la possibilité qu’ils
se soient finalement trompés, qu’ils aient mal raisonné à un moment ou l’autre,
qu’ils aient affirmé plus qu’ils ne pouvaient prouver. Mais nous n’aurons le
droit de formuler de telles hypothèses qu’avec réticence, et après de longues
années de fréquentation assidue et respectueuse de ces auteurs, que ceux-ci se
nomment Platon, Saint Augustin, Shakespeare, ou encore Montesquieu. Notre
devise, gravée en lettres capitales au fond de notre esprit, devrait être
« Fools rush in, where angels fear
to tread ».
Ce ne sont pas là les seules règles nécessaires
pour bien lire les plus grands auteurs, mais elles font assurément partie des prérequis
indispensables.
« Je demande une grâce que je crains qu’on ne
m’accorde pas », écrivait Montesquieu dans sa préface de l’Esprit des lois, « c’est de ne
pas juger, par la lecture d’un moment, d’un travail de vingt années ;
d’approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si
l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que
dans le dessein de l’ouvrage. »
Michéa ne lui a pas accordé cette grâce. Ni à lui,
ni à Tocqueville, ni à Locke, ni a aucun de ces grands penseurs qu’il identifie
comme « libéraux ». Dans son livre, tout y est rapetissé, déformé,
simplifié, caricaturé parfois, sous le prétexte fallacieux de mettre au jour la
« logique philosophique » du libéralisme. Car si faire preuve de
logique et énoncer les prémisses implicites sur lesquelles repose un
raisonnement, ainsi que les conclusions auxquelles il conduit, sont choses
recommandables et légitimes, prétendre comprendre un auteur, et
particulièrement un grand auteur, mieux qu’il se comprenait lui-même est non
seulement extrêmement présomptueux mais constitue surtout un aller sans retour
pour le solipsisme interprétatif. Celui qui lit un grand auteur en étant
persuadé qu’il peut le comprendre mieux qu’il se comprenait lui-même n’apportera
jamais le soin et l’énergie nécessaire pour le comprendre. Tout ce dont il ne
percevra pas la logique lui apparaitra comme une faute de raisonnement, tout ce
qui ira à l’encontre de ses convictions sera ignoré ou interprété comme une
« naïveté », un sophisme, ou une erreur évidente. Celui qui lit un
grand auteur en pensant qu’il peut le comprendre mieux qu’il se comprenait
lui-même n’y trouvera jamais que ce qu’il a apporté avec lui, c’est-à-dire une
confirmation de ses propres préjugés.
Ainsi, l’une des premières choses qui saute aux
yeux en parcourant L’empire du moindre
mal est la place très réduite accordée aux textes des auteurs que Michéa
exécute – on n’ose pas dire « étudie ». Très peu de citations, pas la
moindre analyse approfondie d’un passage essentiel d’une grande œuvre, rien qui
à la fois attesterait d’un véritable effort de lecture et permettrait au
lecteur de Michéa de se faire par lui-même une idée de la valeur des
interprétations proposées. Pas même de référence aux précédents ouvrages de
Michéa dans lesquels cet indispensable travail serait accompli, car après tout
nul n’est tenu de tout redémontrer à chaque fois.
Soyons plus juste et mesuré que Michéa
lui-même : peut-être le reste de son œuvre complète-t-il cette lacune.
Peut-être, mais on peut légitimement en douter, et le lecteur qui déciderait de
ne pas poursuivre l’expérience au-delà de L’empire
du moindre mal serait assurément très pardonnable. Pour ne prendre que
quelques exemples, quel effort de lecture et de réflexion peut-on attendre de
la part d’un auteur qui parle sans sourciller des « innombrables entorses
à l’observation empirique et au raisonnement logique » qu’aurait commis
Adam Smith ? Qui affirme gravement que, pour Bastiat, la
« suppression quasi-totale de l’impôt » a « la dignité d’une
véritable obsession personnelle » et que ce dernier ne s’est pas aperçu
« du caractère contradictoire de la solution qu’il proposait » ?
Qui nous informe en passant, comme d’une chose évidente, que Constant et
Tocqueville souffraient de « contradictions psychologiques apparemment
insolubles » ?
Michéa est tellement plus intelligent que tous
gens-là ; il voit ce que eux-mêmes ne pouvaient pas voir, il comprend ce
qu’ils ont été incapables de comprendre : pourquoi, au nom du Ciel,
perdrait-il son temps à lire méticuleusement les milliers de pages qu’ils ont
écrits ? Pourquoi ferait-il l’effort de rechercher la cohérence de ce qui,
spontanément, lui apparaît comme incohérent ? Il faudrait pour cela être
plus qu’un saint, et Michéa ne semble pas avoir beaucoup de religion.
Le soupçon que Michéa est constitutionnellement
incapable d’accorder aux grands auteurs dont il parle le soin et l’attention
soutenue que ceux-ci exigeraient pour être pleinement compris se renforce
d’ailleurs au fur et à mesure qu’il apparaît que ses propres références se
situent largement du côté de la psychanalyse, c’est-à-dire d’une
« science » qui prétend nous permettre de comprendre nos semblables
mieux qu’ils se comprennent eux-mêmes. Ainsi L’empire du moindre mal a-t-il du moins le mérite de nous rappeler
le prix intellectuel très élevé que doivent presque toujours acquitter les
malheureux qui se sont laissés séduire par les sirènes de la psychanalyse.
Si les citations sont rares et les exégèses
sérieuses inexistantes, le lecteur trouvera en revanche en abondance des
références à des ouvrages universitaires de troisième ou quatrième catégorie,
que cela soit pour s’appuyer sur leur prétendue autorité, ou bien pour engager
des polémiques avec leurs auteurs. L’une des caractéristiques les plus
désagréables de L’empire du moindre mal
est en effet la propension marquée de son auteur à prendre à partie des
poids-légers intellectuels, pour ne pas dire des minus habens titrés et plus ou moins à la mode. Que, par exemple, le
« juriste » Daniel Borillo soit un braillard nuisible et – pour le
coup – véritablement obsédé sexuel, voilà ce dont nulle personne de bonne foi
qui se sera penché sur sa production ne pourra douter. Mais, précisément parce
qu’il se situe si bas sur l’échelle des esprits, que peut-on gagner à montrer
encore et encore les absurdités auxquelles conduit sa
« pensée » ? Strictement rien, si ce n’est de se donner à peu de
frais une haute estime de ses propres capacités intellectuelles. Quand à
laisser entendre que les « théories » incohérentes proférées par les
énergumènes de ce genre seraient la vérité effective du libéralisme de
Montesquieu ou Tocqueville, c’est abuser gravement de la crédulité de ses
lecteurs, ou bien démontrer que l’on est incapable de lire véritablement davantage qu’une étiquette de boite à camembert.
Ainsi, essayer de réfuter méthodiquement chacune
des affirmations de Michéa au sujet du libéralisme est à la fois impossible et
inutile. Impossible car, les thèses défendues par Michéa ayant la prétention de
« simplifier la question » et de dévoiler « la logique
libérale » dont les grands libéraux sont censés ne pas s’être aperçus,
elles ne sauraient être réfutées par un patient travail d’exégèse. Lorsque le
contradicteur aura montré, avec beaucoup d’efforts et de temps, que le sens
donné par Michéa à tel ou tel passage d’un grand auteur n’est manifestement pas
le bon, celui-ci pourra toujours arguer qu’il ne se soucie pas des détails mais
de la figure d’ensemble, avant de se réfugier dans l’une ou l’autre des
milliers de pages que cet auteur a produit de son vivant pour en tirer telle ou
telle autre citation mal interprétée et censée montrer ce qu’est la fameuse
« logique du libéralisme ». Et ainsi de suite, jusqu’à ce que le
contradicteur, lassé de le poursuivre en vain, abandonne la partie. Mais c’est
aussi inutile, car ceux qui ont de la bonne foi, de la patience et des yeux
pour lire pourront constater par eux-mêmes, en allant directement à la source,
tout ce que ses interprétations des classiques du libéralisme ont de forcé, de
tronqué, de tendancieux.
Cela n’est pas à dire pour autant que Jean-Claude
Michéa n’écrive jamais rien qui mérite d’être considéré, car il est
incontestablement vrai que même les horloges arrêtées donnent l’heure
correctement deux fois par jour ; et il est vrai aussi qu’il est souvent
possible de tirer quelque parti des critiques de nos ennemis. Tout en étant
partiaux et injuste envers nous, ceux-ci ont en général l’œil acéré pour
détecter ces défauts que nos amis ne voient pas, où dont ils préfèrent ne pas
nous informer.
Qu’est-ce donc que le libéralisme pour Jean-Claude
Michéa ? Pour le dire très simplement, c’est l’égoïsme érigé en règle, le
règne du moi-je, du calcul de l’intérêt personnel comme seule ligne de conduite,
c’est l’individu autonome, dégagé de tout lien humain, considéré comme l’alpha
et l’oméga, le point de départ et l’aboutissement de toute l’organisation
sociale. C’est ainsi que, selon Michéa, Ayn Rand exprime les
« implications morales ultimes du paradigme libéral » lorsqu’elle
affirme qu’une éthique capitaliste cohérente « prône et soutient fièrement l’égoïsme rationnel ».
Pour le dire de manière un tout petit peu plus compliquée, le libéralisme
reposerait sur l’idée que chercher à imposer une certaine idée du Bien
conduirait à la guerre de tous contre tous, mais qu’en revanche il serait
possible de donner naissance à une société « libre, pacifique et prospère »
en laissant les individus agir uniquement « en fonction de leur intérêt
particulier ».
Ainsi, selon Michéa, le libéralisme reposerait sur
une « anthropologie de la lassitude » qui considèrerait l’homme comme
irrémédiablement égoïste, préoccupé de sa seule conservation confortable,
incapable de vertu, de dévouement, de générosité ou, pour reprendre une formule
de Pascal que Michéa aime à citer, « incapable de vrai et de bien ».
Cette « vision négative de l’homme »,
cet « empire du moindre mal » une fois institué conduirait à défaire
peu à peu tous les liens humains, au nom de l’égoïsme rationnel, et finirait
ainsi par « réintroduire à tous les niveaux de l’existence sociale cette guerre de tous contre tous (sous la
double forme, pour commencer, de la
guerre économique et de la guerre juridique) dont le dépassement définitif
était, théoriquement, sa raison d’être initiale. »
Derrière cette caractérisation du libéralisme
comme essentiellement « égoïste » et destructeur de toute
sociabilité, on reconnaitra sans peine l’analyse formulée par Marx (qui, soit
dit en passant, est l’auteur classique que Michéa cite le plus souvent et le
plus précisément), notamment dans A
propos de la question juive : « Avant tout, nous constatons que les
droits dits de l’homme, les droits de l’homme, par opposition aux droits du
citoyen, ne sont rien d’autre que les droits des membres de la société
bourgeoise, c'est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de
la collectivité. (…) l’application pratique du droit à la liberté est le droit
de l’homme à la propriété privée. (…) Le droit de l’homme à la propriété privée
est donc le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement, sans se
rapporter à d’autres hommes, indépendamment de la société, c’est le droit à l’égoïsme.
Cette liberté individuelle là, de même que son application, constituent le
fondement de la société bourgeoise. (…) Aucun des droits dits de l’homme ne
dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est comme membre de la société
bourgeoise, c'est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé
et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté. »
Qu’y a-t-il, dans ce portrait au noir, qu’un
observateur impartial et bien informé pourrait juger au moins approximativement
exact ? Deux choses, semble-t-il.
D’une part il est indéniable que le libéralisme
place très fortement l’accent sur l’individu et ses droits inaliénables, à la
différence par exemple des devoirs que nous aurions envers nos semblables ou
bien envers l’Auteur de toutes choses. Le libéralisme originel part des droits
naturels que posséderait chaque être humain pour en déduire la forme que
devrait revêtir un ordre politique juste, à savoir un gouvernement aux pouvoirs
soigneusement limités et dont le but premier (mais pas unique) est précisément
de protéger les droits individuels. Ce qui est premier ce sont les droits, pas
les devoirs, et les devoirs doivent être compris comme découlant des droits. En
ce sens, il est effectivement possible de dire que le libéralisme promeut un
certain « égoïsme », qu’il encourage les hommes à se penser comme des
individus, à ordonner leurs vies en partant d’eux-mêmes et de leurs droits
individuels.
D’autre part, il parait raisonnable d’accorder
(bien que cela soit vivement contesté par certains de ceux qui aujourd’hui se
réclament du libéralisme) que, selon les termes de James Ceaser : « la
théorie libérale n’a jamais développé les instruments adéquats pour se
maintenir elle-même ; elle a toujours eu besoin de quelque chose de plus qu’elle-même
pour survivre. » Pour le dire autrement, le régime libéral vit
nécessairement sur un capital moral emprunté et qu’il a tendance à éroder au
cours du temps.
Ces deux points suffisent-ils pour donner raison à
Michéa ? En aucun cas.
Il ne suffit pas, tout d’abord, contrairement à ce
que semble penser l’auteur de L’empire du
moindre mal, de prononcer le mot « égoïsme » pour pouvoir
condamner une théorie philosophique ou un régime politique. Que le terme soit
habituellement utilisé de manière péjorative est une chose, mais des gens qui
se disent « philosophes » devraient, semble-t-il, être capables de
voir un petit peu plus loin que l’opinion commune. La question fondamentale qui
se trouve derrière la notion « d’égoïsme » est celle des motifs de
l’action humaine, et cette question-là est tout sauf facile à résoudre. Ainsi,
est-il possible de concevoir une action, entendue au sens large, qui n’ait pas
pour origine le désir d’un certain bien pour
celui qui agit ? Peut-il exister un comportement authentiquement et
totalement désintéressé ? Ou à
l’inverse, si nous accordons que nous avons des devoirs, quels sont-ils et quel
est leur fondement rationnel ? Quels motifs avons-nous de nous y
conformer ? Problèmes redoutables et que seuls les imprudents ou les ignorants
peuvent prétendre résoudre à peu de frais et avec certitude : « Fools rush in, where angels fear to tread ».
Lorsque, par exemple, Aristote affirme, au début
de La politique que « tous les
hommes font tout en vue de ce qui leur parait un bien », n’est-il pas en
train de reconnaître que nous sommes tous d’une certaine manière
« égoïstes », c’est-à-dire à la recherche de notre propre bien ?
Lorsque, dans l’Ethique à Nicomaque,
il avance qu’il existe deux formes « d’égoïsme », une bonne et une
mauvaise, et que « l’homme de bien sera suprêmement égoïste »,
devrons-nous en déduire qu’Aristote était un « libéral » avant la
lettre ? Mais en ce cas qui ne sera pas « libéral » ?
Sommes-nous séduits par les grands mots de vertu,
de justice, de générosité, etc. ? Viendra toujours le moment où il faudra
se demander ce que recouvrent exactement ces grands mots, et poser la
question : pourquoi faut-il être
vertueux, juste, généreux, etc. ?
Au début de La
République, Glaucon met Socrate au défi de lui prouver qu’il est bien
d’être juste, c’est-à-dire que la justice est un bien par elle-même pour celui
qui la pratique, indépendamment de toutes les récompenses qu’elle pourrait lui
valoir. En d’autres termes, Glaucon demande à Socrate de lui exposer le
fondement rationnel sur lequel reposent nos devoirs envers autrui. La seule
longueur de La République,
c’est-à-dire le temps dont Socrate a besoin pour relever ce défi, suffit à
prouver la difficulté extrême de l’entreprise ; et certains lecteurs
attentifs pourront même trouver que, en vérité, Socrate ne répond pas d’une
manière satisfaisante à la question initiale de Glaucon.
Autrement dit, partir de l’individu porteur de
droits, comme le fait le libéralisme, n’a rien qui choque la raison – pourvu
précisément que l’on se donne la peine de réfléchir un peu, dans le silence des
passions – et il n’est pas évident par soi-même que ce point de départ serait
erroné. Peut-être l’est-il, peut-être ne suffit-il pas pour rendre justice à
toute la complexité de l’être humain, mais pour le savoir il faudrait commencer
par accorder aux libéraux le bénéfice du doute, par laisser ouverte la
possibilité que la compréhension « libérale » de la nature humaine
soit vraie purement et simplement, et donc par examiner très soigneusement
leurs arguments – au lieu de les balayer du revers de la main en déclarant que
cette compréhension est « naïve » et contraires aux « acquis
fondamentaux de l’anthropologie moderne ».
Aurions-nous réussi à surmonter ces épreuves
redoutables que nous ne serions pas au bout de nos peines, car il nous faudrait
encore distinguer entre ce qui est vrai et ce qui est politiquement
bienfaisant, entre principes et prudence. C’est ainsi, par exemple, que
Tocqueville peut à la fois pointer les limites théoriques de « la doctrine
de l’intérêt bien entendu » par laquelle les Américains prétendent
expliquer tous les actes de leurs vies, et estimer que cette doctrine est
« la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps ».
« C’est donc principalement vers elle », ajoute-t-il, « que
l’esprit des moralistes de nos jours doit se tourner. Alors même qu’ils la
jugeraient imparfaite, il faudrait encore l’adopter comme nécessaire. »
Peut-être, après tout, Tocqueville se trompe-t-il en émettant un tel jugement,
mais pour le savoir il serait nécessaire de peser soigneusement ses raisons, ce
que ne fera certes jamais celui qui estime qu’il souffrait simplement de
« contradictions psychologiques ».
Toutes ces difficultés, toutes ces subtilités
échappent décidemment à Michéa, ou alors, s’il les a aperçues, il n’en donne
pas le moindre signe à ses lecteurs. On ignore jusqu’à quel point Michéa s’est
donné la peine de lire Montesquieu, mais il aurait à coup sûr grandement
profité à méditer l’adage de ce dernier selon lequel « le bon sens
consiste beaucoup à connaître les nuances des choses. »
Semblent également lui échapper que les premiers à
reconnaître les limites de la théorie libérale ainsi que les difficultés
particulières auxquelles un régime fondé sur cette théorie se trouverait exposé
ont été les penseurs libéraux eux-mêmes, ou tout au moins certains d’entre eux,
ce qui pourtant ne les a pas conduit à se détourner du libéralisme.
Lorsque Montesquieu écrit : « nous voyons que
dans les pays où l’on est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de
toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites
choses, celles que l’humanité demande, s’y font, ou s’y donnent pour de
l’argent », il formule une critique d’un des aspects du libéralisme qui est tout
aussi percutante que tout ce que Michéa peut écrire sur ce sujet – et qui bien
sûr le dépasse de cent coudées en termes d’élégance et de précision. Cela ne
conduit pas pour autant Montesquieu à condamner le commerce, bien loin de là,
mais pour comprendre pourquoi il faudrait méditer soigneusement ses raisons et
se demander quelles sont, selon Montesquieu, les vraies alternatives à
« l’esprit de commerce », avec leurs inconvénients et leurs
avantages.
Cet oubli, ou cette méconnaissance, des critiques
internes du libéralisme amène fort logiquement Michéa à ignorer superbement
tous les possibles remèdes libéraux aux maux libéraux, pour paraphraser
Publius. Il est ainsi frappant de constater que l’auteur de L’empire du moindre mal ne dit pas un
mot du Fédéraliste (connaît-il
seulement l’existence de ce livre ?). Pourtant, il semblerait raisonnable
de penser que quelqu’un qui prétend écrire un « essai sur la civilisation
libérale » se serait soucié de prendre connaissance de ce qu’avaient à
dire ceux qui ont fondé la république des Etats-Unis, c’est-à-dire, de l’aveu
général, le centre nerveux de ladite « civilisation libérale ». Il
est vrai, cependant, que si Michéa avait lu Le
Fédéraliste il n’aurait sans doute pas pu écrire L’empire du moindre mal, car il aurait découvert dans les pages de
cet ouvrage vénérable des réponses, ou au moins des contre-arguments, à presque
toutes les critiques qu’il adresse au libéralisme – et il aurait pu constater
de visu qu’il n’est nullement besoin de considérer l’homme comme « incapable
de vrai et de bien » pour défendre le régime libéral, et même pour engager
en sa faveur « sa vie, sa fortune, et son bien le plus sacré, l’honneur ».
Jean-Claude Michéa ne répugne pas à citer Pierre
Manent – et pour cela on aurait envie de beaucoup lui pardonner – mais il
aurait dû se souvenir de ce que celui-ci écrivait, en guise d’avertissement à
certains critiques du libéralisme : « le libéralisme l’a emporté à la
suite d’une longue bataille intellectuelle et politique qui a mobilisé les
esprits les plus aigus dans tous les partis. Les raisons et la raison furent
mobilisées. Le libéralisme représente-t-il une victoire de la raison ? C’est ce
qu’il pense de lui-même. En tout cas il persuada les peuples par ses raisons,
et aussi par le fait que nos pays apparurent d’autant mieux gouvernés, et la
vie sociale d’autant mieux organisée, que le régime était plus libéral.
Beaucoup de critiques légitimes peuvent être adressées au régime libéral, y
compris ou spécialement dans une perspective chrétienne, mais elles sont
vaines, à vrai dire frivoles, si elles ne savent pas reconnaître les faits que
je viens de rappeler. Vaines et même frivoles si elles ne commencent pas par le
prendre au sérieux. »
Vaines et frivoles, assurément, et la meilleure
preuve en est que, sous la plume de Jean-Claude Michéa, la victoire, pourtant
incontestable, du libéralisme devient incompréhensible. Comment une idéologie
si « naïve », si « étrange au regard de ce que l’histoire et
l’anthropologie nous apprennent », une idéologie basée sur tant de
contradictions flagrantes, une idéologie, enfin, si contre-nature, a-t-elle
bien pu s’imposer un peu partout ? Que l’Occident ait pu, dans un moment
d’égarement et alors qu’il était fatigué de décennies de guerres religieuses,
céder aux sirènes du libéralisme, passe encore – à la limite et en fermant les
yeux sur beaucoup de questions. Mais qu’un peu partout sur la terre se soit
répandu l’affreux régime libéral, au point que « le triomphe universel du
capitalisme » (terme que Jean-Claude Michéa emploi de manière
interchangeable avec « libéralisme ») soit devenu « éminemment
plausible », voilà qui passe l’entendement. En somme, l’auteur de L’empire du moindre mal se retrouve
devant le même genre de difficulté que certains partisans intempérants et
irréfléchis des Lumières qui, à force de dépeindre la religion chrétienne comme
l’empire des ténèbres et l’infâme qu’il faudrait écraser, deviennent incapables
d’expliquer qu’une superstition aussi stupide et oppressive ait pu exercer une
emprise aussi durable et aussi profonde sur tant de peuples - y compris sur
certains des meilleurs esprits des siècles passés - et qu’elle ait pu
participer au développement de la civilisation la plus brillante et la plus
avancée que la terre ait jamais porté.
A l’anthropologie extrêmement simplifiée qu’il
attribue au libéralisme – et que l’on pourrait caractériser comme une
simplification des écrits de Hobbes – Michéa oppose un contre-modèle tout aussi
sommaire : celui de la common
decency. Bien que Michéa ne donne pas d’explication systématique de ce que
recouvrirait ce terme, qu’il emprunte à Orwell, il n’est pas difficile de voir
qu’il y met tout ce qui lui semble être l’opposé du libéralisme. Si le
libéralisme est « l’égoïsme et l’esprit de calcul », la common decency recouvrira les vertus ou
« dispositions psychologiques et culturelles à la générosité et à la
loyauté ». En somme, si la devise du libéral est censé être « moi
d’abord les autres après – s’il en reste », la devise de l’homme ordinaire
et « décent » devrait être « les autres d’abord et moi après –
s’il en reste ».
Tout cela serait bel et bon, et l’on serait tenté d’applaudir
des deux mains à cette ode à la générosité et aux vertus de l’homme du commun,
si un peu de réflexion ne révélait pas que cette common decency est finalement tout aussi problématique que le
libéralisme fantomatique que nous présente Jean-Claude Michéa.
Bien des questions et des difficultés mériteraient
d’être soulevées au sujet de la common
decency telle que la conçoit notre auteur mais, pour ne pas allonger plus
que de raison une discussion déjà trop longue, contentons-nous de deux
remarques.
En premier lieu, il faut noter que Michéa est
remarquablement flou sur le contenu concret de cette common decency, et plus encore sur les manières dont il serait
possible de promouvoir et diffuser ces vertus « sociales ». Cette
obscurité pourrait éventuellement être attribuée au fait que L’empire du moindre mal se veut un
« travail théorique », et non pas un plan d’action pratique, si certaines
des affirmations de son auteur ne laissaient pas penser qu’il se raconte des
histoires – et par conséquent nous raconte des histoires – à ce sujet.
Ainsi, Michéa pense manifestement que, dans la
lutte entre libéralisme égoïste et common
decency généreuse, le peuple est fondamentalement du bon côté, puisqu’il
affirme que « les vertus humaines de base sont encore largement répandues
dans les classes populaires » ; à quoi il oppose implicitement les
élites corrompues et mondialisées, qui n’auraient de cesse que de détruire ce
qui reste du monde humain au nom de leur liberté chérie. Cette vision est
touchante et l’on ne peut s’empêcher, en lisant Michéa, de penser parfois à ce
passage de L’éducation sentimentale :
« Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il fallait d’abord passer
le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes
sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans
leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. » On accordera sans
difficulté qu’une partie de nos élites politiques et médiatiques correspond
assez bien à la description qu’il en fait, et l’on pourra facilement trouver un
certain nombre d’exemples de gens qui ne semblent utiliser leur position
éminente que pour vilipender et détruire travail, famille et patrie, et pour
brouiller définitivement la frontière entre la liberté et la licence. On
accordera tout aussi volontiers que les idées
progressistes trouvent un terrain plus favorable chez les CSP+ que chez les
CSP-. Mais une fois ceci accordé, il sera nécessaire d’ajouter que, si la common decency prospère quelque part, il
semble que ce soit bien davantage au sein des catégories supérieures de la
population qu’au sein des classes populaires.
Si la common
decency se défini par l’entraide, la loyauté, la générosité, et autres
choses du même genre, il semble difficile de nier que, au quotidien, elle
trouvera à s’exercer d’abord et avant tout au sein de la famille. Mais où donc
les familles sont-elles les plus solides ? Où se marie-t-on le plus et
divorce-t-on le moins ? Dans les CSP+. A l’inverse, où trouve-t-on le plus
de ce que l’on appelle pudiquement les familles monoparentales, de mères
adolescentes, de pères absents ou irresponsables ? Ou trouve-t-on le plus
de violences conjugales et de mauvais traitements envers les enfants ?
Dans les CSP-.
Si la common
decency implique de donner de son temps à la collectivité, alors sans doute
la participation à la vie civique et associative en feront partie. Mais là encore
les catégories aisées l’emportent largement sur les catégories populaires.
Assurément la common
decency doit impliquer le respect de la vie, de l’honneur et des biens
d’autrui, ainsi que le respect de la loi et des règles élémentaires de la vie
en commun. Mais où donc la violence, la délinquance et les incivilités
sont-elles, et de très loin, les plus répandues ? Encore une fois, dans
les catégories inférieures de la population.
Enfin, où donc la pratique religieuse est-elle la
plus répandue, pratique religieuse qui, on le sait, est très fortement corrélée
avec le don de son temps et de son argent à des activités charitables ou
bénévoles ? Dans les couches aisées et diplômées de la population.
Ne prolongeons pas plus avant ce triste constat. Le
problème principal, en l’occurrence, n’est pas tellement que Michéa se trompe
manifestement sur les qualités de ces « catégories populaires » en
qui il voit le seul espoir de salut, il est qu’il se trompe du tout au tout sur
ce qui est capable de soutenir ou d’éroder la common decency.
Si, depuis une bonne quarantaine d’années, les
classes populaires se « démoralisent » à grande vitesse, la
responsabilité première n’en incombe pas au libéralisme ou au libre-échange,
mais bien à l’extension de l’Etat-providence qui a suivi la seconde guerre
mondiale un peu partout en Occident – ce pourquoi les catégories supérieures de
la population sont encore, relativement, épargnées : elles ne sont pas
devenues aussi dépendantes de la puissance publique dans leur vie quotidienne. Aux
Etats-Unis, Charles Murray a documenté en détails cette descente aux enfers
dans Losing ground et Coming apart.
Michéa dénonce le libéralisme qui détruirait les
« conditions d’existence matérielles » des classes populaires,
notamment en démantelant les « services publics », mais en vérité ce
dont les dites classes populaires auraient désespérément besoin, c’est de moins
d’Etat dans leur vie quotidienne, de moins de « services publics » et
« d’aide sociale » et de plus de responsabilité individuelle, de
moins de socialisme et de plus de libéralisme bien tempéré. Contrairement à ce
que pense Michéa, la liberté individuelle accordée par le régime libéral n’est
pas nécessairement l’ennemie du dévouement et de l’entraide. Par certains
aspects elle en est même au contraire la condition indispensable.
La seconde remarque est que la société dont rêve
Michéa est bien évidemment « égalitaire », et l’on pourrait dire que l’un
des aspects essentiels de la common
decency est de ne pas se croire meilleur qu’un autre : les hommes
« décents » sont ceux qui ne se placent pas au-dessus de leurs
semblables. Il est donc très troublant – et révélateur - de constater que
Michéa fait totalement l’impasse sur un aspect crucial du libéralisme :
son caractère égalitaire.
Michéa voit à l’évidence dans Hobbes la
quintessence du libéralisme, avec son insistance sur les droits individuels, sa
vision sombre d’une humanité essentiellement égoïste et mue par la peur de la
mort violente aux mains des autres hommes. Mais il oublie, ou il ne voit pas,
que l’auteur du Léviathan insiste
tout aussi fortement sur un autre point : l’égalité fondamentale de tous
les hommes. C’est même ce qui justifie le titre de son livre : le puissant
Léviathan est celui qui a pour charge de « régner sur les enfants de
l’orgueil » et de les faire rentrer dans le rang. Les fauteurs de trouble,
ce sont ceux d’abord qui se croient meilleurs que les autres, et Hobbes ne
cesse de rappeler à ses lecteurs que, par nature, aucun homme ne peut prétendre
s’élever au-dessus de ses semblables. Bien que les successeurs de Hobbes aient
modifié l’enseignement de celui-ci sur plusieurs aspects très importants, ils
n’en ont pas moins accepté ce point capital : l’égalité fondamentale de
tous les êtres humains. Ainsi le régime libéral peut-il à bon droit se définir
comme un régime égalitaire ; le nom commun de ce régime est d’ailleurs
« démocratie libérale » ou « démocratie moderne ».
Bien entendu, l’égalité sur laquelle repose le
régime libéral est une égalité « formelle », comme diraient les
marxistes, c’est une égalité en droits naturels, pas une égalité dans la possession
des biens de ce monde ; ce pourquoi l’égalité libérale est parfaitement compatible
– théoriquement – avec de grandes inégalités matérielles. Elle n’en est pas
pour autant insignifiante, bien loin de là, et il est même possible de soutenir
que ce qui caractérise le mieux la démocratie libérale, ce qui la distingue le
plus des régimes qui l’ont précédé, c’est l’égalité des conditions. Telle est
du moins la thèse de Tocqueville, et celui-ci a quelques très solides arguments
à faire valoir pour la défendre.
Il parait en tout cas peu contestable que, partout
où il existe, le régime libéral soit le lieu d’une lutte constante entre deux
principes et entre deux passions : la passion pour la liberté et la
passion pour l’égalité. Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques,
pour parler comme Tocqueville, sont divisés, tiraillés entre ces deux passions
qui se partagent leur cœur et qui ne peuvent être également satisfaites. Dans
ce combat permanent entre la liberté et l’égalité, la passion pour l’égalité
semble bien avoir l’avantage sur le long terme, comme Tocqueville l’avait prédit.
Partout ses exigences se font sentir chaque jour un peu plus, et la plupart des
transformations politiques et sociales majeures depuis la fin de la seconde
guerre mondiale – pour ne remonter que jusque là – peuvent aisément être
reliées à la toute puissante passion pour l’égalité : de l’emprise
croissante des pouvoirs publics sur notre vie quotidienne, à la déstructuration
de la cellule familiale, en passant par l’immigration de masse, les
bouleversements de l’école et de l’université, ou encore la permissivité
sexuelle sans précédent – qui n’est rien d’autre que la conséquence de la
théorie de l’égalité de tous les « styles de vie » - tout, ou
presque, porte sa marque si reconnaissable.
Cela signifie que Michéa se trompe la plupart du
temps dans son diagnostic. Ce qui lui parait être la conséquence de
« l’égoïsme », du règne sans partage du calcul de l’intérêt personnel,
est en réalité le plus souvent la conséquence, directe ou quasi-directe, du
travail de l’égalité démocratique.
Que Michéa soit aveugle à l’aspect démocratique et
égalisateur du régime libéral n’est pas surprenant, puisque lui-même se veut
« socialiste » : si l’égalité est bonne et que le libéralisme
est mauvais, le libéralisme ne peut être égalitaire. Pourtant il l’est, au
moins en partie, et cet aveuglement montre bien que Jean-Claude Michéa, parce
qu’il n’a pas pris le libéralisme suffisamment au sérieux, d’un point de vue
intellectuel, est resté prisonnier de son horizon, comme tant d’autres avant et
sans doute après lui. Michéa est bien plus « libéral » qu’il ne le
croit, mais il est un mauvais libéral, c’est-à-dire que, loin de corriger les
défauts caractéristiques du régime libéral, ses critiques et ses suggestions
risquent bien plutôt de les accentuer. Son diagnostic est erroné, et par
conséquent ses remèdes sont inappropriés.
La dernière chose dont nous ayons besoin
aujourd’hui est de plus de « socialisme », ou d’un nouvel appel à
établir une société plus « égalitaire » et tournée vers les vertus
supposées de l’homme du commun, car ce serait appuyer précisément du côté où
nous penchons. Ce dont la démocratie libérale a aujourd’hui désespérément
besoin, ce dont elle a toujours eu besoin, c’est au contraire d’une dose
d’aristocratie, au sens vrai du terme. Ce dont nous avons le plus besoin, c’est
de remettre le principe d’égalité à sa juste place : de redécouvrir les
limites infranchissables que l’ordre naturel ou divin pose à notre passion pour
l’égalité, ainsi que le goût de l’excellence et le sens de la grandeur humaine,
notamment la grandeur intellectuelle et politique. Toutes choses, hélas, cruellement
absentes de L’empire du moindre mal.