
Une fois de plus, la Grande-Bretagne
parait avoir entre ses mains la destinée des Européens. Comme en 1805 face à
Napoléon, comme en 1940 face à Hitler, les Anglais se retrouvent seuls, seuls à
lutter pour préserver leur indépendance et, ce faisant, pour garder vivante la
flamme de la liberté politique, menacée de s’éteindre partout sur le continent.
Mais, cette fois-ci, la guerre ne sera pas perdue ou gagnée sur les champs de
bataille et avec le sang des peuples. La guerre, aujourd’hui, se déroule dans
les tribunaux, dans les médias, au sein des institutions représentatives et des
administrations, et si le sang ne coule pas, les enjeux n’en sont pas moins extrêmement
élevés. Si le Brexit a finalement lieu, une brèche aura été ouverte dans le
despotisme bureaucratique européen. Cette brèche ne sera peut-être pas
exploitée immédiatement par d’autres peuples pour recouvrer leur indépendance,
mais elle ne pourra pas être refermée et les amis de la liberté pourront garder
espoir. Il ne tiendra plus qu’à nous de suivre la voie ouverte par les Anglais.
Si le Brexit n’a pas lieu, en revanche, la souveraineté nationale aura vécu. La
« gouvernance européenne » régnera sans partage, et avec elle l’idéologie
diversitaire, dont elle est inséparable. Les patriotes et les amis de la
liberté n’auront plus le choix qu’entre l’exil (mais sur quelle terre ?)
et la fuite dans le désert (mais où trouver un lieu hors d’atteinte ?).
Si vous voulez vous en
convaincre, si vous voulez comprendre comment les Anglais se sont retrouvés
dans l’impossible situation qui est la leur actuellement et pourquoi leur
bataille est aussi la nôtre, lisez donc le formidable article de Christopher
Caldwell paru dans la dernière livraison de The Claremont review of books.
Pourquoi le Brexit n’a-t-il pas eu
lieu ?
Par Christopher
Caldwell
Originellement paru dans The Claremont review
of books, summer 2019
La première allocution du nouveau
premier ministre britannique, Boris Johnson, à la Chambre des communes, le 25
juillet, a coïncidé avec l'arrivée d'une vague de chaleur si dévastatrice
qu'elle a provoqué des spéculations sur l'apocalypse du réchauffement
planétaire. De la vapeur sortait de la Tamise, des fils électriques aériens
fondaient sur la ligne ferroviaire Londres-Luton, et le jardin botanique de
l'Université de Cambridge enregistrait la température la plus élevée (102° F)
de l'histoire des îles britanniques. Bien sûr, il y a eu des plaisanteries
parmi les experts politiques sur le « brassage d’air » et la
« débâcle » du gouvernement, mais il y a eu aussi des ruminations
plus sombres. La Grande-Bretagne sombrait dans le « populisme », pouvait-on
lire dans les pages du Guardian, de l'Independent et des journaux
du continent européen. Le fait que le conservateur Johnson avait emménagé au 10
Downing Street signifiait que la Grande-Bretagne était maintenant sous le
contrôle d'un « clown », d'un « saboteur » ou, pire, de
l'équivalent britannique du président américain Donald Trump.
Que l'on soutienne ou non Johnson,
l’anticonformiste avec ses cheveux en bataille, il était évident au premier
coup d’œil qu'il ne présentait aucun des traits que l'adjectif « populiste »
est généralement censé évoquer. Diplômé d'Eton et d'Oxford, il avait été
correspondant à l'étranger, rédacteur en chef du vénérable hebdomadaire The
Spectator, maire de Londres, et, jusqu'à sa démission en 2018, secrétaire
aux Affaires étrangères. Les véritables motifs de l'hostilité de l'élite à son
égard se trouvaient ailleurs : Boris Johnson était arrivé au pouvoir en
promettant que le gouvernement respecterait son engagement de faire sortir le
Royaume-Uni de l'Union européenne le 31 octobre – « ça passe ou ça
casse », selon son expression.
Lors d'un référendum très attendu,
en 2016, les électeurs britanniques avaient approuvé cette sortie de l’Union
Européenne, ou « Brexit ». À un moment où les politiciens
britanniques de tous les partis dits de gouvernement s'étaient opposés au
Brexit dans une unanimité presque sans faille, Johnson s’était fait son
principal défenseur.
Le prédécesseur de Johnson, la
Conservatrice Theresa May, avait trouvé la tâche de mettre en œuvre le mandat donné
par le référendum au-dessus de ses forces, ou pas à son goût. Plus de trois ans
plus tard la Grande-Bretagne restait coincée dans l'U.E. Johnson a choisi une
approche différente - il a brûlé ses vaisseaux. Il a nommé Dominic Cummings, un
architecte de la campagne référendaire, pour diriger la mise en œuvre du
Brexit, et a rempli son cabinet de Brexiters convaincus, purgeant jusqu'au
dernier « traineur de pied », pour employer son expression. Il a
solennellement déclaré à un Parlement divisé qu'il ne nommerait « en aucun
cas » un nouveau commissaire britannique à l'Union européenne. Et il a
annoncé que, si les voisins européens de la Grande-Bretagne se montraient
réticents à laisser le pays suivre sa propre voie, il quitterait l'UE sans
accord, une voie que Theresa May jugeait trop dangereuse pour l’emprunter.
L'histoire donnera raison à l’un
des deux. Pour savoir lequel, nous devons comprendre pourquoi le Brexit n'a pas
eu lieu, pourquoi jusqu’à maintenant le gouvernement britannique n'a pas repris
son indépendance par rapport à l'UE, en dépit de la promesse explicite faite à
son peuple. Peut-être, dans un monde interdépendant, la souveraineté nationale
est-elle une rêverie irréaliste, comme l’ont toujours prétendu les partisans de
l'U.E. Ou peut-être que la capacité de l'Union Européenne à échapper à tout
contrôle démocratique s'est révélée encore plus puissante et inébranlable que
les partisans du Brexit ne l'avaient craint.
Le projet peur
L'UE a été conçue par des
politiciens ambitieux durant la guerre froide comme une fédération en devenir,
mais elle fut présentée au grand public comme un exercice d'amitié
internationale. Sa principale réalisation a été d'imposer la déréglementation
économique aux gouvernements nationaux dûment élus partout où ils lui ont
résisté, préparant ainsi les Européens au capitalisme mondialisé. Mais elle a
aussi revendiqué, de manière de plus en plus audacieuse, le droit de décider du
destin des pays qui la composent, s'immisçant dans la question des brimades
scolaires en Espagne, des retraites en Italie, et de la régulation de la presse
en Hongrie. Les électeurs européens ont perdu patience à l'égard de l'U.E.,
alors même que l’enthousiasme pour celle-ci n’a fait que s’accroitre au sein
des élites gouvernementales du continent.
Le Premier ministre conservateur
Edward Heath a fait entrer le Royaume-Uni dans la Communauté économique
européenne (CEE) en 1973, et les électeurs ont ratifié la décision par
référendum deux ans plus tard. Mais le mécontentement s'est peu à peu répandu,
surtout après que le traité de Maastricht, en 1992, ait transformé la Communauté
européenne en Union européenne, mettant ses pays membres sur la voie d'une « union
toujours plus étroite ». Maastricht a été adopté de justesse et avec
beaucoup de rancœur par le Parlement britannique et sa ratification a
empoisonné la politique anglaise, surtout chez les conservateurs, ou les Tories,
comme on les appelle parfois. Chaque fois que l’on a demandé aux Britanniques quel
était leur sentiment vis-à-vis de l'U.E., d'une manière qui n'a pas joué sur
leurs complexes (ne pas aimer l'U.E. est le fait des gens de la classe
inférieure) ou sur leur peur (quitter l'U.E. provoquera une dépression
économique), ils l’ont rejeté. Il a fallu une vigilance constante pour empêcher
le sentiment anti-européen de remonter à la surface.
Le Premier ministre Conservateur
(grand-c) David Cameron a donné son assentiment au référendum de 2016 afin de
calmer une rébellion de ses collègues conservateurs (petits-c). Il l'a fait à
contrecœur et s'est mis à la tête des forces pro-européennes, les partisans du
« Remain ». Bien que les experts aient émis des doutes sur le fait
que les électeurs veuillent se retirer de l'UE, Cameron a bien compris que ces
experts se racontaient des histoires. C'est pourquoi il a transformé la
campagne de 2016 en « Projet Peur », pour reprendre une expression
que l'un de ses propres militants avait inventée pour un référendum différent,
deux ans auparavant. Il a engagé des hommes d'affaires britanniques pour
décrire les conséquences désastreuses que le Brexit aurait sur l'emploi. Il a
commandé des études au ministère des finances pour illustrer l'impact mortel du
Brexit sur l'économie britannique, et a utilisé les fonds publics pour faire
imprimer ces études dans des brochures qui ont été distribuées à chaque ménage
du pays. Il a invité les dirigeants du monde entier à mettre en garde les
Britanniques contre le mépris dans lequel la classe dirigeante internationale
tiendrait le Royaume-Uni s'ils préféraient Londres à Bruxelles. Le président
américain Barack Obama est même allé jusqu'à dire aux électeurs britanniques
que, s'ils décidaient de quitter l'UE, ils se retrouveraient « au bout de
la file d'attente » dans leurs relations avec les États-Unis.
Ces bombes, fabriquées avec soin
et conçues pour exploser au moment choisi, ont été lancées à raison d'une par
cycle de nouvelles tout au long du printemps 2016. Peu de temps avant le vote,
Cameron avait même rassemblé des vétérans de la Seconde Guerre mondiale à ses
côtés pour avertir que, si ses auditeurs étaient assez téméraires pour quitter
l'UE, le Royaume-Uni pourrait bientôt faire à nouveau connaissance avec, selon
son expression, les « rangées de pierres tombales blanches, dans les
cimetières militaires du Commonwealth entretenus avec amour ».
Bref, ce fut une campagne tout à
fait injuste. Mais, parce que le camp contre lequel les dés avaient été pipés a
gagné, le référendum a semblé avoir un effet apaisant. La participation avait
été massive et la victoire, 52% contre 48%, extraordinaire. Les 17,4 millions
de personnes qui ont voté pour quitter l'UE étaient le plus grand nombre de
Britanniques qui aient jamais voté pour quoi que ce soit. Seul le référendum de
1975 s’en était approché. Aucun parti politique ne s’était jamais approché d’un
tel score, à pratiquement 3 millions de voix près.
L’indépendance
ignorée
Il était raisonnable de supposer
que, dans le for intérieur des Britanniques, en l'absence des pressions exercées
par les pairs et des propos alarmistes du gouvernement, les sentiments étaient
encore plus favorables au Brexit que ce que l’impressionnante majorité sortie
des urnes pouvait exprimer, et que le changement de régime se ferait presque de
lui-même. « Le gouvernement mettra en œuvre ce que vous déciderez »,
avaient promis les tracts distribués lors du référendum. Les forces favorables
au Brexit se sont donc dispersées. Nigel Farage, dont le Parti de
l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP) s'était concentré entièrement sur le
mécontentement à l'égard de l'Union européenne, se retira de la politique. Les Tories
reprirent leurs activités habituelles. Après la démission de Cameron, les
membres du parti choisirent comme successeur l'ancienne ministre de l'Intérieur
Theresa May, qui n'avait même pas soutenu le Brexit. Cela semblait sans importance.
« Brexit signifie Brexit », avait consciencieusement récité Theresa
May. Il s’agissait désormais d’une politique du gouvernement. Le Brexit serait
une question bureaucratique subalterne par rapport à ce May se proposait
d’accomplir en tant que Premier Ministre, et qu’elle avait dévoilé lorsqu’elle
avait consacré son premier grand discours à « Sept injustices brûlantes »,
la plupart d'entre elles impliquant la race, la classe et le sexe.
Le 29 mars
2017, le Parlement activa l'article 50, qui fixait la date du départ de la
Grande-Bretagne de l'UE exactement deux ans plus tard. Désormais le Brexit
semblait absolument inéluctable. May déclencha alors (et faillit perdre) une
élection générale, dans laquelle la question Brexit n'eut pratiquement aucun
effet, car ses ennemis Travaillistes traitèrent la question comme réglée. Et
puis, deux ans plus tard...
Pas de Brexit. Il avait été
ajourné. Certes, la Grande-Bretagne retrouvera son indépendance le 31 octobre,
si les adversaires du Brexit ne trouvent pas un moyen de le bloquer. Mais ces
adversaires comprennent presque toute l'élite politique, économique et
journalistique de la Grande-Bretagne, et ils ont fait preuve de grande
d'ingéniosité pour trouver des moyens de le bloquer jusqu'ici. L'exercice
démocratique le plus vaste et le plus décisif auquel le pays ait jamais
participé - l'aboutissement de décennies d'introspection, au cours desquelles
il avait insisté sur son indépendance, son identité nationale et la primauté de
son système constitutionnel – court le risque d'être simplement ignoré.
May a quitté son poste en
disgrâce et en larmes, marmonnant des choses à propos « d’audits sur les
disparités raciales », de « rapports sur les rémunérations hommes/femmes »
et du traitement équitable des homosexuels. Des sujets parfaitement légitimes en
une autre occasion, mais pas au moment où la souveraineté même du pays était en
jeu. Son incapacité à comprendre les enjeux de son mandat de trois ans en tant
que Premier Ministre a fait d'elle le ratage politique le plus important du
pays depuis Neville Chamberlain. Qu'est-ce que cela signifie pour Boris Johnson
? Au grand désarroi de tous les Remainers (dont beaucoup le méprisent), et même
d'un bon nombre de Brexiters (dont beaucoup l'envient), cela le place dans la
situation la plus Churchillienne de tous les Premiers Ministres depuis Margaret
Thatcher après les grèves de « l’hiver du mécontentement » en 1979,
ou peut-être depuis Churchill lui-même en 1940.
La presse, pour l’essentiel, voit
l'impasse dans laquelle se trouve actuellement la Grande-Bretagne comme le
résultat d'un oubli ou d'une erreur, que ce soit de la part de May ou de la
part des électeurs. « Le Parlement a bousillé le Brexit », a écrit le
journal conservateur The Telegraph. Une « fracture nationale a
commencé à se dessiner en juin 2016, lorsque la Grande-Bretagne a voté
pour quitter l'Union européenne », selon le journal progressiste The
Observer.
Mais cette explication est tout à
fait fausse. Les divisions étaient déjà là. En Grande-Bretagne, comme ailleurs
dans le monde, le conflit a été déclenché par des innovations administratives
qui sont apparues depuis la guerre froide. Celles-ci ont transféré le pouvoir
des mains des électeurs et des parlements vers les gestionnaires de
l'information, à l'intérieur comme à l'extérieur du gouvernement. D’idées
constitutionnelles millénaires à des idées vieilles de cinq ans. De l'habeas
corpus à l'identité de genre. Et parce que c'est la Grande-Bretagne qui a
le plus contribué à construire l'idéal de liberté qui est aujourd'hui menacé, le
Brexit clarifie les enjeux constitutionnels pour le monde entier comme rien
d'autre n’aurait pu le faire.
Durant des décennies, les
citoyens britanniques se sont divisés en deux partis de force à peu près égale.
Les Brexiters sont le parti de la constitution britannique non écrite telle
qu'elle existait depuis la Révolution glorieuse de 1688-1689 jusqu'à l'adhésion
de la Grande-Bretagne à l'Union européenne en 1973. C'est la tradition de la « suprématie
parlementaire », selon l’expression de John Locke, ou de la « souveraineté
parlementaire », comme on l'appelait plus souvent. Cette doctrine peut
être déroutante. Dans un contexte constitutionnel, « Parlement »
signifie la Chambre des communes, plus les Lords, plus la Reine. « La
Reine en son Parlement » est l'autorité suprême en matière d'élaboration
des lois et de la Constitution. La Chambre des communes légifère et (dans une
moindre mesure) la Chambre des Lords aussi ; le Cabinet exerce des prérogatives
exécutives au nom de la Reine. Les tribunaux ne peuvent pas
« annuler » quelle que législation que ce soit, bien que
traditionnellement les Lords aient eu le rôle d’interpréter la loi en dernier
ressort. Des parties importantes de cet arrangement ont été démantelées, et si
vous favorisez ce démantèlement, vous êtes probablement un Remainer.
Les Remainers sont le parti de la
tradition constitutionnelle de l'Union européenne, la tradition des droits de
l'homme et du contrôle juridictionnel de la loi. Et, pour rendre les choses
plus confuses encore, la tradition des référendums. Le vote de 1973 pour entrer
dans la CEE a été le premier que le Royaume-Uni ait jamais connu. Le référendum
sur le Brexit en 2016 a, paradoxalement, utilisé une innovation introduite par
l'UE pour mettre un terme à l'ère de l'UE.
Ce n'est qu'une fois le processus
de sécession britannique engagé qu'il a été possible de comprendre pleinement
le conflit entre ces deux traditions constitutionnelles. L'Europe fédérale
avait pénétré la vie constitutionnelle britannique beaucoup plus profondément
que les Brexiters ne s’en étaient rendus compte et que les Remainers ne
pouvaient l'admettre. Le droit de l'UE s’était « enraciné », pour employer un
terme juridique britannique. Lorsque le Brexit a commencé à déraciner ce droit,
il a menacé de déraciner avec lui les privilèges de toute une classe de gens
situés au sommet de la société. En réponse, cette classe s'est unie avec une
puissante solidarité. Juste après le vote du Brexit, l'essayiste James Meek, du
London Review of Books, a raconté comment l’un de ses amis, un gentil
libéral, cosmopolite, lui avait demandé : « Mais que font tous ces puissants groupes
d’intérêt de la City qui sont censés contrôler le gouvernement ? Pourquoi
n'interviennent-ils pas en coulisse pour arrêter ça ? »
La politique britannique
commençait à ressembler à quelque chose que le conseiller de Donald Trump,
Steve Bannon, avait dit, dans un contexte différent, en février 2017 : « Si
vous pensez qu'ils vont vous rendre votre pays sans se battre, vous vous
trompez lourdement. »
La Constitution et
les tribunaux
De nombreux hommes politiques ont
averti dès le début que la conception britannique de la liberté ne survivrait
pas à une incorporation dans l'U.E. Les premiers diagnostics les plus éloquents
vinrent du Parti travailliste et non des Conservateurs. Cela s’explique par le
fait que la disposition fondamentale de l'UE est de favoriser l'expertise
technocratique plutôt que le gouvernement représentatif, et les Conservateurs
n'ont généralement pas été le parti britannique qui a accordé la plus haute
priorité aux passions des masses. En 1962, comme le Premier ministre
conservateur Harold Macmillan envisageait d'adhérer à la CEE, le dirigeant
travailliste Hugh Gaitskell avait averti : « Cela signifie la fin de la
Grande-Bretagne en tant qu'État-nation indépendant... ». « C'est la
fin de mille ans d'histoire. Vous pouvez dire : "Que cela finisse",
mais, mon Dieu, c'est une décision qui mérite d'un peu d'attention et de
réflexion. »
Gaitskell avait raison, mais ce
n'est que ces dernières années que les gens ont commencé à voir exactement
pourquoi il avait raison. Il a toujours été entendu que l'adhésion à la CEE, en
1973, compromettait la souveraineté nationale de la Grande-Bretagne. Tous les
pays qui adhéraient devaient reconnaître la suprématie du droit européen sur le
leur. C'était une affaire mortellement sérieuse, si l’on réfléchissait à toutes
les conséquences qui en découlaient. D'une part, l’adhésion a privé la
monarchie britannique de sa raison d’être (déjà quelque peu résiduelle). Les
monarques ne sont pas des sous-fifres : en rejoignant la CEE, on pourrait dire
que la Grande-Bretagne avait déposé sa reine. Les politiciens pro-européens ont
assuré à leurs électeurs que ce n'était pas aussi grave que cela. La
Grande-Bretagne, disaient-ils, a dû céder un peu de sa souveraineté pour
bénéficier des avantages de la coopération, comme elle l'a fait, disons, avec
l'OTAN. D'autres pays européens l'avaient fait sans détruire leurs systèmes
politiques.
Mais c'était une analogie
défectueuse, comme l'explique de manière convaincante le politologue Vernon
Bogdanor dans son récent livre, Beyond Brexit. L'OTAN était un traité.
La CEE était une fusion. Qui plus est, la CEE à laquelle la Grande-Bretagne a
adhéré avait été conçue par les grands pays d'Europe continentale en fonction
de leurs propres traditions et intérêts. Elle n'était pas conforme à celles de
la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne n'avait pas d'institution comme la
Commission Européenne, un organe non élu qui avait (et qui a toujours) le
pouvoir d’initiative législative. Les politiciens britanniques ne comprenaient
pas intuitivement les règles de l’Europe et ils étaient moins capables d’exploiter
le système. Les institutions politiques britanniques n'étaient pas adaptées pour
former des hommes politiques destinés à travailler au sein des institutions
européennes.
Et, comme le montre Bogdanor, il
y avait un problème encore plus grand que la perte de la souveraineté
nationale. L'UE a détruit le système de souveraineté parlementaire qui
était au cœur de la constitution britannique. En dépit de tous ses accessoires monarchiques,
la Grande-Bretagne a toujours été une démocratie représentative beaucoup plus
pure que les États-Unis, parce qu'elle interdit aux tribunaux de contrôler la
législation pour quelque motif que ce soit. Les politiciens britanniques ont
essayé d’apaiser l’opinion publique en lui donnant l'assurance que, là où le
droit britannique et le droit de l'UE s'opposeraient, le droit britannique l’emporterait.
Mais la reconnaissance par les traités de la suprématie juridique de l'UE
signifiait que désormais le droit européen était le droit britannique.
Dans les années 1980, les juges britanniques ont commencé à estimer que des
lois votées par le parlement avaient été invalidées par des lois britanniques
ultérieures - un processus normal et séculaire, sauf que ces nouvelles lois « britanniques »
avaient été incorporées dans les codes anglais non pas par voie législative
mais par l'engagement pris par la Grande-Bretagne d’accepter les lois faites
sur le continent. Bogdanor, qui est un Remainer et partisan du système des « droits
de l'homme », ne condamne pas nécessairement cette évolution. Mais cela
signifiait que, par des moyens détournés, le contrôle judiciaire de la loi avait
été introduit dans une culture constitutionnelle où il n’avait jamais existé.
Les ONG et les fondations ont
commencé à introduire des recours contentieux - concernant les droits des
migrants, les droits des homosexuels, le droit de perquisition – qui ont
démantelé la structure séculaire érigée à partir des droits et devoirs liés à
la citoyenneté britannique. Une nouvelle structure a commencé à apparaitre,
basée (comme le sont tous les systèmes semblables en Europe) sur le droit
américain post-Civil Rights Act et sur les habitudes procédurières des avocats
américains.
En 1998, le Premier ministre
travailliste Tony Blair a fait adopter la loi sur le Human Rights Act, qui a
transposé en droit britannique la Convention européenne des droits de l'homme
(un document pré-UE datant de 1953). Elle a également obligé la Grande-Bretagne
à se conformer aux décisions rendues par la Cour européenne des droits de
l'homme, qui siège dans la ville française de Strasbourg. L'article 8.1 de la
Convention (« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et
familiale, de son domicile et de sa correspondance ») était censé protéger
les personnes des regards indiscrets de l'Etat, comme le fait notre quatrième Amendement.
Mais comme l'a noté le juge et universitaire Jonathan (Lord) Sumption dans une
série de conférences données cet été, cet article est rapidement devenu « l'équivalent
fonctionnel » du 14e amendement américain qui traite du droit à un procès
équitable : un prétexte pour toutes sortes d'aventures judiciaires. Les
juges britanniques ont découvert que l'article 8 :
« couvre potentiellement
tout ce qui porte atteinte à l'autonomie d'une personne, à moins que la Cour ne
le juge justifié[...] le statut juridique des enfants illégitimes,
l'immigration et l’expulsion du territoire national, l'extradition, les
condamnations pénales, le casier judiciaire, l'avortement, l'insémination
artificielle, l'homosexualité et les unions homosexuelles, l’enlèvement
d'enfants, l’encadrement des manifestations sur la voie publique, les droits du
travail et la sécurité sociale, les lois environnementales et de planification,
la lutte contre le bruit, l'expulsion locative, et beaucoup d'autres choses
encore. »
À la fin des années 1990, Tony
Blair entreprit une réforme de la Chambre des Lords qui priva tous les pairs
héréditaires, sauf quelques dizaines, de leur droit de siéger. Il remplaça ceux
qui avaient été évincés par un corps qui se voulait plus méritocratique, mais
qui a fini par être moins diversifié et sans doute plus lié à la classe sociale
- un groupe de directeurs de fondations donnant dans l’activisme politique,
« d'avocats spécialistes des droits de l’homme » (comme on appelle
les agitateurs juridiques), de directeurs de think-tanks, de journalistes partisans
et d'acolytes politiques. Les fonctions judiciaires que la Chambre des Lords
exerçait autrefois furent transférées à une véritable Cour suprême, qui a pris
le relais en tant que haute cour du pays.
Finalement même un journal aussi
farouchement opposé au Brexit que The Economist s'est rendu compte que
certains des principaux problèmes de la Grande-Bretagne découlaient d'une
ingérence dans sa Constitution. La Loi sur les législatures à durée déterminée,
adoptée en 2011 sous l’égide de David Cameron, en particulier, a rendu beaucoup
plus difficile la tenue des élections générales qui auraient normalement été provoquées
par la répudiation retentissante du plan de retrait de Theresa May. Blair et
Cameron, note le magazine, « sont arrivés au pouvoir au moment où
l'histoire était réputée avoir pris fin. Ils ne voyaient pas la nécessité de
faire particulièrement attention à la Constitution. » L'adhésion à l'UE a
caché ces problèmes - si la Grande-Bretagne ne faisait pas attention à sa Constitution
à l'époque, c'était en partie parce qu'elle en utilisait une autre.
Ces changements dans la culture
constitutionnelle de la Grande-Bretagne sont devenus évidents à travers la
crise migratoire continuelle qu’a connue l’Europe ces dernières décennies. Plus
les tribunaux prenaient le contrôle de la politique migratoire, plus
l'immigration était difficile à contrôler. En tant que ministre de l'Intérieur
de David Cameron, May avait promis de limiter la croissance démographique
galopante de la Grande-Bretagne à « des dizaines de milliers par an, et
non des centaines de milliers ». Mais depuis lors, le solde migratoire net
s’est élevé à environ un quart de million, atteignant même 333.000 en 2015.
L'an dernier, selon Migration Watch U.K., le solde migratoire était de
258 000. Cela signifie que 74 000 Européens se sont ajoutés aux 232 000
non-Européens qui sont arrivés et aux 48 000 Britanniques qui sont partis.
May n'était qu'un bonimenteur en matière de politique migratoire, mais aucun
politicien n'avait fait mieux depuis trois décennies. Une fois que le pouvoir
judiciaire règne sur la politique, tous les politiciens ne sont que des bonimenteurs.
Si vous avez compris cela, vous êtes en bonne voie pour comprendre le Brexit.
Le transfert de compétences des parlements
vers les tribunaux est une chose formidable pour les riches, en raison de la
façon dont la Constitution interagit avec la sociologie du travail. Là où la
magistrature est issue des professions juridiques et où l’on accède aux
professions juridiques par le biais d’écoles coûteuses et élitistes, la judiciarisation
signifie toujours un transfert de pouvoir du pays dans son ensemble vers la
partie la plus riche de la société. C'est vrai quel que soit le prétexte grandiose
avancé pour justifier ce transfert : l'harmonie raciale, la paix
européenne, l’égalité entre les sexes. À l'ère de la mondialisation, le
contrôle judiciaire des lois est un outil que les gens puissants s'attendent à
trouver dans une Constitution, de la même façon qu'on pourrait s'attendre à
trouver un sèche-cheveux dans une chambre d'hôtel.
Négocier le
retrait
Dès le début, un certain nombre
de Remainers avaient demandé un second référendum, arguant que le peuple ne
savait pas vraiment pour quoi il votait lorsqu'il avait choisi Brexit. Le
journal The Independent a eu le culot d'appeler cet hypothétique
deuxième round un « Vote du peuple », bien qu'il l'ait parfois
qualifiée de « dernier mot ». Le Peuple lui-même était méfiant.
C'était le plus vieux stratagème de l'U.E. que d'organiser des deuxièmes
référendums quand - et seulement quand - les souhaits d’une population
divergeaient de ceux de Bruxelles. Il avait été utilisé au Danemark en 1993 et
en Irlande en 2002 et 2009. En 2017, cependant, ces recommencements étaient
devenus partout en Europe le symbole du mépris pour les électeurs. C'est
pourquoi le Parlement britannique vota à une écrasante majorité, en mars 2017,
pour valider le référendum, activer l'article 50 de l'UE et fixer la date du
retrait de la Grande-Bretagne.
Mais il restait quelques détails
à régler. L'article 50 prévoyait une période de négociation de deux ans entre
le pays sécessionniste et l'UE, afin que les deux parties puissent organiser
des relations optimales après la séparation. Dès le début, il y avait une
dangereuse asymétrie de motifs. La Grande-Bretagne n'avait rien contre ses
voisins sur le continent - elle cherchait seulement à retrouver le droit de
prendre ses propres décisions. Les dirigeants de l'U.E., en revanche, étaient
incités à infliger un maximum de difficultés à la Grande-Bretagne. Dans la
plupart des pays membres, on reprochait à l'UE la stagnation de l'économie, les
inégalités vertigineuses et l'immigration incontrôlée. Si l'on accordait à la
Grande-Bretagne une sortie sans douleur, d'autres l’imiteraient.
Au début du processus de
négociation, l'ambassadeur de la Grande-Bretagne auprès de l'UE, Ivan Rogers,
fin connaisseur des arcanes bruxelloises, remit sa démission, avertissant que
la Grande-Bretagne allait sortir la corde au cou de la table des négociations.
« L'expérience sérieuse des négociations multilatérales est rare à
Whitehall, écrivait-il, et ce n'est pas le cas à la Commission[européenne] ni
au Conseil ». Il avait raison à ce sujet, et ce fut une leçon de
sociologie du Brexit. En Angleterre, tout au moins, la carte électorale
du Brexit ressemblait à ce à quoi ressemblerait la carte électorale de la
victoire présidentielle de Donald Trump plus tard cette année-là. Rester dans
l’U.E était le choix de ceux qui bénéficiaient de l'économie mondialisée. Le Remain
a remporté un succès écrasant dans quelques îlots compacts peuplés de gens
riches, d'intellectuels et de membres des minorités - Londres, Oxford,
Cambridge. Les rangs des politiciens favorables au Remain débordaient de
gens instruits, au fait des nouvelles technologies et cosmopolites. Le Brexit
a gagné partout ailleurs. C'était le choix de la Grande-Bretagne d'hier, la
Grande-Bretagne des perdants.
Même après sa victoire, le Brexit
s'est trouvé constamment surpassé, surclassé et débordé par le camp du Remain.
May a fait de David Davis, un apparatchik en fin de carrière, son négociateur
en chef. Il ne semblait pas penser que le poste nécessiterait trop d'énergie,
d'expertise ou d'imagination, car, en fin de compte, la Grande-Bretagne
pourrait quitter la table des négociations sans aucun accord. Comment May a-t-elle
pu mettre le Brexit en danger en choisissant quelqu'un comme Davis pour le
sécuriser ? Comment Donald Trump a-t-il pu mettre sa présidence en danger en
choisissant quelqu'un comme Jeff Sessions pour la défendre ? La réponse était
la même dans les deux cas : dans le camp des populistes, les choix sont minces,
du point de vue du personnel.
Les négociateurs continentaux, en
revanche, appartenaient à la crème des classes instruites d'Europe. L'U.E. est
un Etat administratif très élaboré. En fait, cet Etat est particulièrement
logique et efficace, car il s'est développé avant la société sous-jacente - il
n'y a donc pas de considérations pragmatiques ou traditionnelles qui viennent
compliquer ses règles ou réduire ses attributions. Rogers aimait le charabia
juridique, notant que les tacticiens de l'U.E. sauraient comment refuser les «
déterminations d'adéquation » en vertu du « GDPR » (General Data Protection
Regulation) et qu'ils étaient maîtres des « décisions d'équivalence » - quoi
que cela puisse signifier. Son livre sur l'ensemble du processus du Brexit, Le
Brexit en neuf leçons, allait devenir la bible des intellectuels londoniens
pro-UE, de l'historien Simon Schama à la créatrice d’Harry Potter, J.K.
Rowling. Mais en lisant ce livre, on est frappé par l’aveuglement de son
auteur.
Rabaissant constamment le grand
public parce qu'il ne comprend pas les tenants et aboutissants de la
négociation d'accords commerciaux, Rogers, malgré toute son intelligence, ne
comprend pas que a) il s'agissait d'une négociation portant sur quelque chose
de plus fondamental que le commerce, et b) le peuple souverain fixe les
paramètres des négociateurs et non l’inverse. Rogers ne voit pas que ses
compatriotes ne ressentent pas la même loyauté que lui envers l'U.E. et son «
processus ». Il est incapable d’imaginer pourquoi les gens pourraient vouloir
s’en débarrasser.
Là où se trouve la
loyauté
Rogers et d'autres experts
britanniques faisaient étrangement peu de cas des puissants leviers de
négociations dont disposait leur propre camp. La Grande-Bretagne était le plus
grand importateur de voitures allemandes. Elle avait un déficit commercial avec
la plupart des pays du continent, ce qui signifie que toute rupture des
pourparlers mettrait à l'arrêt plus d'usines européennes que d'usines
britanniques. Elle était, avec la France, l'une des deux seules puissances
militaires sérieuses en Europe occidentale. Elle entretenait avec les
États-Unis une relation en matière de renseignements dont l'Europe continentale
avait désespérément besoin. Elle abritait 40% des serveurs informatiques
européens. Elle devait récupérer ses riches zones de pêche - des bancs de
maquereau au nord de l'Écosse, des bancs de crevettes au sud-ouest de Cornwall
– dans lesquelles les navires de l'Union européenne réalisent 59 % de leurs
prises. Et c'était la capitale financière du monde. L'UE n'aurait d'autre choix
que de faire des affaires avec une Grande-Bretagne indépendante.
Et pourtant, il y avait une
tonalité sinistre dans la manière dont les membres de l’élite décrivaient les
discussions qui allaient suivre la mise en œuvre de l'article 50. Des gens
souhaitaient du mal à leur propre pays dans une négociation internationale. «
Si j'étais un négociateur de l'UE », a écrit le député libéral-démocrate Sir Ed
Davey dans The Independent, en fantasmant sur l'humiliation de son
propre pays, « ma position de départ serait d'augmenter les frais de divorce à
50 milliards de livres, en arguant que le Royaume-Uni doit maintenant payer à
l'UE le coût d’un Brexit sans accord, après avoir refusé le premier accord.
Étant donné l'impact très négatif d'un Brexit sans accord sur tout, de nos
éleveurs de moutons à notre NHS [National Health Service], il me semble que
n'importe quel gouvernement britannique serait si désespéré de conclure un
accord que 50 milliards de livres pourraient soudain sembler une bonne affaire.
»
Le cœur des Remainers était avec
les négociateurs européens, et non avec les Brexiters qui étaient censés être
leurs compatriotes. Il peut y avoir une explication « épistémologique »
innocente à cela. Lorsqu’un régime est en train de changer, le vieux monde est
fait de choses concrètes qui ont perdu leur légitimité, alors que le monde à
venir est fait de choses légitimes qui ne sont pas encore devenues concrètes.
Rogers détestait toute l'entreprise consistant à démanteler les structures
existantes de l'Union européenne : « Nous privilégions la possibilité théorique
de faire nos propres lois plutôt que le pouvoir réel d'établir les règles selon
lesquelles, en pratique, nous serons gouvernés. » Le chroniqueur du Financial
Times, Martin Wolf, ne voyait pas non plus pourquoi les Brexiters
répugnaient à lier la politique commerciale de la Grande-Bretagne à celle de
l'Union européenne. « Cela empêcherait seulement le Royaume-Uni de conclure des
accords commerciaux qui sont moins importants que de maintenir de bonnes
relations avec l'UE », écrivait-il.
Tous les négociateurs du côté
britannique se sont comportés comme s'il n'y avait rien de plus important que
de maintenir de bonnes relations avec l'U.E. Il fallait peut-être s'y attendre.
L'U.E. poursuit l'objectif de « transcender » les Etats-nations qui la
composent (ce qui est une manière sophistiquée de dire qu’elle veut s’en
débarrasser). A mesure que l'Union se renforce, il faudra bien qu'un moment
vienne où la loyauté des sujets sera transférée des institutions de la nation à
celles de l'Europe fédérale. Le Brexit a montré que, pour les élites auxquelles
l'UE offre un grand rôle, ce moment est déjà arrivé. L'UE, et non la
Grande-Bretagne, est leur pays. Ils ne voyaient pas le Brexit comme le voyaient
la plupart des Britanniques - comme le soulèvement solennel et même sacré d'un
peuple ancien contre un usurpateur. Non. Les élites voyaient le Brexit comme
une nuisance locale dans la politique intérieure du seul gardien légitime des
intérêts à long terme de la Grande-Bretagne : l'UE.
Theresa May a fini par partager
ces opinions, en particulier après avoir renvoyé le conseiller conservateur
Nick Timothy dans les jours qui ont suivi sa défaite aux élections générales de
2017. C'est Timothy qui avait écrit son discours « Brexit signifie Brexit ».
Sans lui, elle aussi a perdu de vue ce que voulait dire Brexit. « Brexit »
s'est transformé en un mot qui signifiait le contraire de ce qu’il était censé
signifier. C'était maintenant une « tentative de limiter les dégâts », comme
Timothy le dira plus tard. May en est arrivée à croire que conduire le Brexit
signifiait honorer les émotions patriotiques qui avaient conduit à un accès de
colère nationale, tout en protégeant le pays contre toutes les actions
insensées qui pourraient résulter d’une telle colère - comme la rupture des
relations avec l'Union européenne. Mi-2017, May s’est décidée à engager des
experts. Olly Robbins, un conseiller favorable à l'U.E. qui avait fait carrière
sous Tony Blair et David Cameron (et qui avait été le successeur de Rogers en
tant que secrétaire privé de Blair), a pris la tête des négociations en
remplacement du Brexiter Davis.
Le filet de
sécurité irlandais
Les Brexiters commencèrent alors
à soupçonner les négociateurs de May d’être de connivence avec ceux de l'Union
européenne pour piéger la Grande-Bretagne à l’intérieur de l’Union. Le moyen
d'y parvenir serait l'Irlande. En 1998, la Grande-Bretagne avait négocié
l'Accord du Vendredi Saint, un traité visant à mettre fin à la guérilla que
l’organisation terroriste Armée Républicaine Irlandaise menait depuis des
décennies afin de réunir les six comtés d'Irlande du Nord appartenant au
Royaume-Uni avec les 26 comtés du Sud appartenant à la République d'Irlande.
L'U.E. a demandé à avoir la garantie, désormais appelée « filet de
sécurité irlandais », qu'après le Brexit, la Grande-Bretagne maintiendrait
une frontière « douce » avec l'Irlande, un Etat membre de l'UE.
C'était une demande inhabituelle
pour un certain nombre de raisons. Il n'y avait jamais eu de frontière dure
entre les deux pays, en dehors des périodes d’état d’urgence militaire. Il n'était
pas non plus nécessaire d'en avoir une maintenant. La Grande-Bretagne et
l'Irlande faisaient partie de la même région insulaire, séparée par l'océan et
le droit de l'espace de libre circulation « Schengen » de l'UE. La
Grande-Bretagne avait autant de raisons d'exiger des garanties frontalières de
la part de l'UE que l'UE l'avait fait avec la Grande-Bretagne. Et si de telles
frontières pouvaient présenter de nouveaux défis après le Brexit, il existait
des solutions éprouvées pour y faire face : la Suisse, par exemple, qui n’est
pas membre de l’UE, maintient ses frontières ouvertes et la liberté des déplacements
et des échanges commerciaux avec quatre grands pays de l'UE. Ces problèmes ne devinrent
« insolubles » que lorsque les diplomates de l'UE découvrirent qu'ils
pouvaient être utilisés pour embrouiller les négociations du Brexit.
En décembre 2017, May commit une
terrible erreur. Dans un rapport conjoint de l'UE et du Royaume-Uni, elle a
convenu qu'il n'y aurait « aucune diminution des droits » pour qui
que ce soit en Irlande du Nord. C'était une promesse incompatible avec le
Brexit. L'Irlande du Nord, comme partout ailleurs au Royaume-Uni, verrait son
régime constitutionnel d'origine restauré par le Brexit. À ce titre, il
passerait d'un régime qui fonctionne principalement par le biais de droits
conférés par les tribunaux à un régime politique qui fonctionne principalement
par le biais de la volonté du Parlement. Les Irlandais du Nord pourraient
éventuellement s’en trouver plus libres, heureux et autonomes, mais leurs « droits »
seraient délimités et protégés d’une manière différente et, à certains égards,
cette différence serait une diminution. Rogers avait raison au sujet de l’habileté
des négociateurs de l'UE. Ils avaient pris le « filet de sécurité irlandais »,
une question à laquelle personne n'avait jamais pensé jusqu'à ce que le Brexit
soit voté, et ils l'avaient transformé en un droit de veto de l'UE sur
l'ensemble du Brexit.
Certains ont suggéré que
l'Irlande du Nord reste soumise au même régime douanier que la République
d'Irlande. Mais selon les termes de l'accord de paix de 1998, ce n'était pas
possible. La garantie la plus importante apportée à l'Irlande du Nord avait été
que la Grande-Bretagne n'apporterait « aucun changement au statut de
l'Irlande du Nord [dans ses relations avec le reste du Royaume-Uni], sauf avec
le consentement de la majorité de sa population ». Le fait de soumettre
l'Irlande du Nord aux lois d'un pays étranger constituerait à l’évidence un
changement de statut assez important. Mais cette difficulté a incité les
négociateurs de May à trouver une solution plus ambitieuse. Le filet de
sécurité n'entraînerait aucun changement dans le statut de l'Irlande du Nord si
l'ensemble du Royaume-Uni pouvait être inclus dans la zone douanière
européenne. Ainsi, la Grande-Bretagne pouvait résoudre les problèmes créés par
son départ de l'Union Européenne en acceptant de rester soumise à l'Union Européenne
!
Un abîme s'est ouvert en juillet
2018(…) lorsque May a publié un plan décrivant les relations futures avec
Bruxelles. Il appelait à une harmonisation avec les règles et règlements de
l'UE, décrivait le filet de sécurité comme s’il était impossible d’y échapper
et envisageait un rôle pour la Cour de Justice de l’Union Européenne. Johnson
déclara que May se portait « volontaire pour le vasselage économique »
et il démissionna de son poste de ministre des affaires étrangères. « Nous
continuons à faire l'erreur fatale de sous-estimer l'intelligence du public, en
disant une chose à l'UE sur ce que nous faisons et en disant une autre aux
électeurs », a-t-il expliqué. « Par bien des aspects, c'est...un faux
Brexit. » Davis démissionna aussi.
L'accord de retrait final issue
des négociations qui a été dévoilé au Parlement par Theresa May en novembre
dernier a horrifié tout le pays, les Remainers comme les Brexiters. L'équipe de
May avait été envoyée pour déclarer l'indépendance de la Grande-Bretagne et
était revenue avec une capitulation. L'accord ne contenait pas seulement (comme
prévu) des frais de « divorce » de 39 milliards de livres sterling
(50 milliards de dollars), mais laissait également aux tribunaux de l'UE la
liberté d'augmenter ces frais. Il enfermait la Grande-Bretagne dans une union
douanière avec l'UE, sans aucun mécanisme pour la quitter - jamais. L'U.E., et
l'U.E. seule, déciderait quand la Grande-Bretagne aurait rempli les exigences
du « filet de sécurité » et toute tentative de rupture unilatérale de
la part de la Grande-Bretagne serait résolue en donnant à l'U.E. compétence sur
les relations économiques de l'Irlande du Nord. Il soumettait la
Grande-Bretagne à des sanctions commerciales de la part de l'UE plus lourdes
que celles imposées à d'autres pays. Il exposait les cas dans lesquels le droit
européen conserverait sa suprématie sur le droit britannique.
Non seulement l'accord de retrait
ne mettait pas fin aux liens de la Grande-Bretagne avec l'UE, mais, au nom de
Brexit, il les approfondissait et les constitutionnalisait. C’était l’assurance
que les Conservateurs pro-Brexit ne voteraient pas en sa faveur. Mais l’accord
mettait également fin à l'adhésion officielle de la Grande-Bretagne aux
institutions de l'UE et, par conséquent, à son droit d’y faire entendre sa
voix, ce qui le rendait inacceptable pour les anti-Brexit de tous les partis.
En janvier, l’accord a été rejetée au Parlement par la plus grande majorité de
l'histoire parlementaire britannique. Il a ensuite été rejetée deux fois de
plus.
L'accord de retrait a enthousiasmé
les Remainers, même s'ils ne pouvaient pas voter en sa faveur, et il a donné un
nouveau souffle à leur cause. Ils pouvaient désormais présenter cet accord non
pas comme un document tordu, élaboré par une bureaucratie pro-Remain, mais
comme une représentation fidèle de la réalité moderne. Nous vous avions dit
qu'il n'y avait pas de meilleur arrangement possible que l'Union européenne !
Le « Projet peur » est revenu en force, porté par le Financial
Times, le Guardian et l'Independent. Les appels en faveur
d'un nouveau vote populaire sont également revenus, ainsi que tout le
vocabulaire effrayant sur la façon dont un Brexit sans accord ferait tomber la
Grande-Bretagne du « bord de la falaise » et « s'écraser »
hors de l'Union européenne.
Après l'échec de l'accord de
retrait, l’absence d’accord était la seule forme que pouvait prendre
l’indépendance. Il n'y aurait pas d'accord ou pas de Brexit. Et les Remainers s’inquiétaient
en réalisant qu’un Brexit sans accord était ce qui allait se produire. Il en
avait été convenu ainsi le 29 mars 2017 et le Brexit entrerait automatiquement
en vigueur le 29 mars 2019, à moins qu’entre-temps quelque chose puisse être
fait pour l'arrêter.
L'Etat profond
intervient
Il fut surprenant de constater
tout ce qui pouvait être fait pour l’arrêter. Les Remainers se confondaient
avec la classe dirigeante. Ils avaient une infinité d'outils à leur disposition,
et ils n'avaient plus peur des électeurs. Personne ne voulait se montrer
méprisant au point d'abroger le Brexit, mais le Parlement pouvait repousser un
Brexit sans accord, ce qu'il a fait. Les négociateurs de May avaient déjà
produit un accord de « Brexit » qui avait suscité des doutes parmi
les Brexiters eux-mêmes. Le Secrétaire du cabinet du Premier ministre, un puissant
haut fonctionnaire, rédigea maintenant une note de service de 14 pages dans
laquelle il avertissait qu’une absence d’accord entraînerait une hausse du prix
des aliments et de la criminalité. Quelqu'un dans l’entourage de May envoya
obligeamment la note au Daily Mail. Le chancelier de l'Échiquier, Philip
Hammond, avertit que le Parlement pourrait devoir abroger l'article 50 pour « protéger
la valeur de la livre ». May elle-même se mit à consulter le chef du Labour,
Jeremy Corbyn, pour voir si lui pouvait l'aider à faire adopter son accord.
Au cours des discussions elle offrit même d'accepter un second référendum. Peut-être
cet épisode révéla-t-il ce que May avait toujours pensé du Brexit. Que ce
n'était pas une exigence constitutionnelle mais un symptôme psychiatrique.
Certains des moments les plus
extraordinaires des débats qui ont eu lieu l’hiver dernier ont impliqué le Président
de la Chambre, John Bercow. Élu comme conservateur, il avait, à la manière de
David Souter, découvert une fois au pouvoir qu'en réalité il était opposé aux
politiques conservatrices sur la plupart des sujets, y compris le Brexit. Le 3
avril, Bercow a transféré le contrôle de la législation primaire des mains du « gouvernement »
(comme on appelle le cabinet lorsqu'il présente un projet de loi au Parlement)
à un groupe de rebelles opposés au Brexit. Cela a mis fin à une règle que le
Parlement appliquait depuis 330 ans et a plongé le pays dans une grave crise
constitutionnelle. Les opposants au Brexit ont utilisé leur contrôle du
processus législatif pour adopter la loi de 2019 sur le retrait de l'Union
européenne, qui ordonnait à Theresa May de demander un report du Brexit à
l'Union européenne. Et c'est ainsi qu'a débuté le processus qui a mené au
report au 31 octobre de la date limite pour le Brexit.
Une fois que le parlement se fut
emparé des pouvoirs de l'exécutif, il ne fut plus possible de faire rentrer le
génie dans sa bouteille. Les Brexiters comprenaient maintenant que Bercow
pourrait bloquer unilatéralement tout mouvement vers Brexit, ce qui rendait inutile
le débat parlementaire. Certains Conservateurs ont donc commencé à se demander
ce qui se passerait si le Parlement était prorogé - s'il ne siégeait pas
jusqu'à ce que la prochaine date fixée pour le Brexit soit dépassée ? Les Travaillistes
avaient eu recours à une telle prorogation en 1948, ce qui rendait cette
manœuvre moins radicale que ce qu’avait fait Bercow. Finalement, la manoeuvre a
été bloquée par un amendement de la Chambre des Lords qui interdit en substance
au Parlement de ne pas siéger en octobre.
L'échec du Brexit a été la pire
humiliation subie par un gouvernement britannique depuis des décennies, une
humiliation aggravée par la prise de conscience soudaine que la Grande-Bretagne
devrait participer aux élections européennes fin mai. Début avril, Nigel Farage
annonça son retour à la politique et rassembla à la hâte une formation
hétéroclite appelée « le parti du Brexit ». Cinq semaines plus tard,
avec une liste composée d’inconnus, de has-beens et de soeurs de politiciens
célèbres, les Brexiters de Farage remportèrent 29 des 73 sièges de la Grande-Bretagne,
devenant ainsi le plus grand parti au Parlement européen ; les Conservateurs de
May n'en remportèrent que quatre. Johnson annonça sa candidature à la direction
du parti en disant : « Il y a un choix très réel qui se présente à nous
entre mener à bien le Brexit et, potentiellement, voir disparaitre ce grand
parti. »
Rendre les choses
explicites
La plupart des commentaires sur le Brexit traitent ceux qui l'ont voulu comme des hurluberlus et le Parlement qui
en a débattu comme un asile de fous. « Bousiller » est le verbe
employé dans la plupart des articles sur le sujet, articles qui en général
expliquent que l'hiver et le printemps difficiles qu’a connu la Grande-Bretagne
montrent à quel point le Brexit était une mauvaise idée dès le départ. Le
diplomate néerlandais Frans Timmermans, un vétéran de la Commission Européenne
impliqué dans les négociations, a déclaré à la BBC que ses homologues
britanniques avaient « couru partout comme des idiots ». Le président
du Conseil européen, Donald Tusk, a déclaré : « Je me demande à quoi
ressemble la place réservée en enfer pour ceux qui ont promu le Brexit sans
même avoir une esquisse de plan pour le faire advenir sans encombre ». Le
chroniqueur du Washington Post, Fareed Zakaria, a déclaré en mars : « La
Grande-Bretagne, célèbre pour sa prudence, sa bienséance et sa ponctualité,
ressemble soudain à une république bananière car elle prend des décisions
imprudentes, déforme la réalité et veut maintenant modifier le délai qu’elle
s’est elle-même imposé. »
Mais les raisons du chaos de
l'hiver dernier - et du fait que le Brexit n'a toujours pas eu lieu – sont à
rechercher ailleurs. Le Brexit est une lutte historique pour le pouvoir, et une
lutte exemplaire. Il oppose une élite astucieuse à une majorité malhabile. Ceux
qui dirigent les institutions de la « gouvernance » mondiale ont déjà
eu peur par le passé : la montée de la Syriza en Grèce, avec son attaque
contre la monnaie européenne commune, l'élection de Donald Trump, les
restrictions nationales à l'immigration mises en oeuvre par le ministre italien
Matteo Salvini et le président hongrois Viktor Orbán. Mais c'est le Brexit qui est
le combat décisif. Selon que le Brexit ait lieu ou non, le futur sera
radicalement différent. Ces gens, comme Zakaria, qui avertissent que voter pour
le Brexit a diminué l'importance de la Grande-Bretagne dans le monde – est-ce
qu’ils plaisantent ?
Ce n'est qu'une fois le
référendum remporté par le camp de ceux voulant quitter l’Union qu'il est
apparu clairement que le vote ne portait pas seulement sur une préférence
politique, mais aussi sur une identité. Pour chaque électeur, il s'agissait de
savoir s'il se considérait comme un Anglais ou un Européen, et s'il était
légitime d'être gouverné par un pouvoir ou par l'autre. Le référendum a donc
rendu explicites certaines choses.
Le principal héritage de l'Union
européenne au cours des trois dernières décennies a été la suppression de la
démocratie et de la souveraineté dans les pays qui en font partie. On peut
toujours se demander si c'est l'objectif principal de la fédération,
mais la suppression de l'autonomie des pays-membres compte certainement parmi
ses objectifs. L'extinction de la souveraineté nationale était la façon dont
les technocrates de l'UE prétendaient s’assurer que ce que l'Allemagne,
l'Italie et l'Espagne avaient déclenché au XXème siècle ne se reproduirait pas
au XXIème. Les architectes de l'ordre Bruxellois ont proclamé haut et fort
cette intention jusqu'à ce qu'ils découvrent qu'elle leur coûtait les élections
et le soutien de la population. La méfiance de l'UE à l'égard du nationalisme
est compréhensible. Mais son hostilité envers la démocratie est bien réelle.
Les élites européennes actuelles
s’imaginent toujours que leur rôle est de protéger l'Europe contre son côté
historique obscur. Ils sont convaincus que l'histoire les considérera comme les
pères fondateurs de la maison européenne commune. Dans la biographie imaginaire
qu'il transporte toujours dans sa tête, un bâtisseur britannique de l'Union
européenne, qu'il soit avocat spécialisé dans les droits de l'homme ou
journaliste engagé, se voit comme l'un des Justes de son temps, l'un des esprits
éclairés. C'est un homme qui a « fait face seul », qui « s’est
battu pour ses principes », et ainsi de suite. Peut-être même la postérité
le considérera-t-elle comme un James Madison européen.
Nombreux ont été ceux dans les
Etats membres qui ont cherché à dégonfler cette vanité des
« eurocrates », mais les intellectuels britanniques hostiles à l’U.E ont
été particulièrement directs et impitoyables. À la mi-juillet, Robin Harris, qui
fut longtemps conseiller du premier ministre Margaret Thatcher, a écrit un
article dans le Telegraph exhortant Boris Johnson à « une prise de
pouvoir pacifique mais révolutionnaire par le peuple britannique contre une
autorité supranationale et une élite collaborationniste, née ici mais déracinée ».
Imaginez le choc que peut
ressentir un homme qui a passé des décennies à travailler pour le rêve de
l’Union Européenne - Tony Blair ou Donald Tusk, par exemple – lorsqu’il voit
son œuvre assimilée à la « collaboration ». Une place spéciale en enfer, en
effet ! Ceux qui ont demandé le référendum sur le Brexit sont allé devant
l'électorat britannique en lui expliquant que ces soi-disant architectes de l'«
Europe », ces idéalistes, avaient été depuis toujours, non pas des Madison,
mais des Quisling. Pire encore, lorsque cette idée a été soumise au peuple
britannique, il a acquiescé.
Le Brexit n'était pas un « un accès
de colère », un cri de désespoir ou un message adressé à la Commission
européenne. C'était un avis d'expulsion. Il s'agissait du retrait officiel de
l’autorisation légale en vertu de laquelle Bruxelles avait gouverné le pays le
plus important d'Europe. Si la Grande-Bretagne souhaite vraiment que ses
anciennes dispositions constitutionnelles soient rétablies, alors cet avis peut
être amendé et réexaminé. Mais en l'état actuel des choses, le vote en faveur
du Brexit a rendu illégitime le pouvoir de l'UE sur le Royaume-Uni. Non pas
illégitime seulement lorsque Bruxelles aura eu une dernière chance de dissuader
la Grande-Bretagne de partir, mais illégitime dès maintenant. En 2016, les
Britanniques ont voté pour quitter l'Union européenne et non pour demander la
permission de quitter l'Union européenne. Il est difficile de voir comment le
maintien de la Grande-Bretagne au sein de l'UE pourrait profiter à l'une ou
l'autre partie.
Et pourtant, étant donné que la
Grande-Bretagne est le premier pays à avoir lancé un tel ultimatum, étant donné
que les élites pro-UE des autres pays européens ont raison de craindre qu’elle
fasse des émules, étant donné les ambitions morales du projet européen, étant
donné que les Britanniques qui soutiennent le Remain ont transféré leur cœur et
leur fidélité de l’autre côté du channel, étant donnée la disparité sociale
entre ceux qui gouvernent l'UE et la plupart de ceux qui veulent en sortir,
comment la réaction de l’establishment britannique aurait-elle pu être autre
chose qu’une guerre administrative, judiciaire, économique, politique et
parlementaire totale ? La bataille contre le Brexit se déroule dans toute
l'Europe, avec toutes les armes dont peut disposer une élite acculée.
Jusqu'à présent, cela s'est avéré
suffisant.