L’avortement est-il un droit
fondamental ?
Jeudi soir une courte passe
d’armes a opposé François Fillon et Alain Juppé à ce sujet. Ce fut un beau
moment de faux-culterie de part et d’autre.
Revoyons la scène au ralenti.
Juppé, qui avant le premier tour
avait « super la pêche » (traduisez : qui avait déjà commencé à
choisir la liste des gens qu’il inviterait lors de sa première garden-party à
l’Elysée), avait ce soir-là le teint cireux et les mâchoires serrées de celui
qui joue son va-tout et qui le sait. Droopy-Fillon ayant définitivement trop
d’avance pour être battu à la régulière, restait à essayer de lui couper les
jarrets par quelque coup de Jarnac.
Le meilleur d’entre nous poussa
donc sa botte : « Attention, attention, braves gens, et surtout vous
gentes dames, l’homme aux sourcils broussailleux qui se tient devant vous
considère que l’avortement n’est pas un DROUAFONDAMENTAL.
M’entendez-vous ? il l’a dit, avoué, reconnu, ce pelé, ce galeux, ce fils
caché du maréchal Pétain. Vous ne pouvez
pas apporter vos suffrages à un tel homme, c’est l’évidence même. »
Entendant cela, Droopillon, qui
avait vu venir l’attaque dans les jours précédents, monta immédiatement sur ses
grands chevaux pour proclamer que jamais, au grand jamais, il n’avait envisagé
de remettre en cause la loi Veil, et que c’était une attaque indigne de la part
« d’Alain », et patacouffin.
Ce à quoi « Alain »
rétorqua : « mais tu as bien dit que l’avortement n’était pas un DROUAFONDAMENTAL »
(parce que tu es catholique et que tu voudrais rétablir l’inquisition, salopard,
se retint-il d’ajouter, mais en le pensant si fort que tout le monde
l’entendit).
Droopillon reconnu que, certes,
il avait bien dit une telle chose mais, ajouta-t-il de l’air de la blanche
colombe que n’atteint pas la bave du crapaud, il avait utilisé cette expression
« droit fondamental » dans son acception juridique. L’avortement
n’est pas un droit fondamental, dit-il en substance, parce qu’il ne figure pas
dans la Constitution, ce qui est la définition communément admise par les
juristes du « droit fondamental ». Ni plus, ni moins, fin de
l’histoire et passons à autre chose.
Sentant que le coup était manqué,
le futur-ex-président-de-la-République-élu-par-les-sondages tint néanmoins à
ajouter « Eh bien moi je n’en continue pas moins à dire que l’avortement
est un DROUAFONDAMENTAL (alors que toi tu es la réincarnation de Bernardo Gui,
ordure) ».
Durant ce court échange neuf
millions de téléspectateurs ont donc pu assister au lamentable spectacle d’un
homme dit de droite servant servilement la soupe au féminisme pour tenter de
battre son concurrent, et d’un catholique pratiquant se vantant d’avoir voté
toutes les lois facilitant le recours à l’avortement.
Formellement François Fillon a
remporté la passe d’armes, car il paré le coup de son ennemi et qu’il a
juridiquement raison.
Sur le fond tous deux ont joué
sur l’ambiguïté de la notion de droit fondamental, et sont foutus de la gueule
du monde.
Tout le monde comprend bien qu’un
droit dit fondamental est un droit plus important que les autres. Mais
qu’est-ce qui permet de différencier un droit fondamental d’un droit non
fondamental ?
A cela il y a deux réponses
possibles.
La réponse des juristes qui est
de dire qu’un droit fondamental est un droit inscrit au sommet de la pyramide
des normes, autrement dit dans la Constitution.
Et la réponse du sens commun, qui
est dire qu’un droit fondamental est un droit auquel le législateur ne peut
porter atteinte sans injustice.
La réponse des juristes est
positiviste. C’est le législateur (ou le pouvoir constituant) qui décide ce
qu’est un droit fondamental, c’est-à-dire, en démocratie, la majorité du
moment. Donc ce qui est un droit fondamental aujourd’hui pourrait ne plus
l’être demain, et inversement.
La réponse du sens commun est
jusnaturaliste. Elle suppose qu’il existe quelque chose comme un droit naturel,
c’est-à-dire des critères de justice indépendants du caprice des hommes et
qu’aucune décision humaine ne peut changer, pas plus qu’une décision humaine ne
saurait changer le fait que deux plus deux font quatre. Le droit naturel, c’est
précisément ce que l’on peut opposer au caprice des hommes et aux variations du
droit positif : à chaque fois que nous critiquons une décision du législateur
nous faisons implicitement appel à une notion de droit naturel. Nous affirmons,
ou nous présupposons, qu’il existe des critères de justice immuables que le
législateur – le droit positif – devrait respecter, et qu’il est injuste
lorsqu’il ne les respecte pas.
Ultimement la réponse du sens
commun est supérieure à la réponse des juristes, qu’elle englobe, car nos Constitutions
reposent sur une certaine idée du droit naturel. Le sommet de la pyramide des
normes chère aux juristes est censée être la traduction de certaines normes de
droit naturel. Rappelons que selon l’article 2 de la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen : « Le but de toute association politique est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits
sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. » Et
que selon son article 16 « Toute société dans laquelle la garantie des
droits (naturels, donc) n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs
déterminée, n’a point de Constitution. »
En affirmant que le droit à
l’avortement est un droit fondamental, Alain Juppé sous-entendait donc, comme
n’importe quelle féministe, qu’il s’agit d’un droit naturel, et que ce serait
une affreuse injustice que d’ôter aux femmes la possibilité d’avorter
lorsqu’elles le désirent. Juppé le pense-t-il vraiment ? le plus probable
est que lui-même n’en sait rien et même s’en tamponne le coquillard. La visée
électorale de l’argument était tellement apparente que même un enfant de dix
ans pouvait la voir.
De son côté François Fillon, qui
en bon catholique doit normalement croire à l’existence de la loi naturelle,
s’est réfugié derrière une conception purement positiviste du droit, ce qui est
d’autant moins glorieux que, lorsqu’il avait nié initialement que l’avortement
fut un droit fondamental, il savait parfaitement que son électorat entendait :
« le droit d’avorter n’est pas du droit naturel (et est même contraire au
droit naturel) » ; ou bien croit-on qu’il avait juste voulu faire un
petit cours de droit impromptu lors de cette interview ? Si vous êtes prêt
à croire ça, vous êtes vraiment prêt à croire n’importe quoi.
Deux beaux exemplaires de
chauve-souris donc : « je suis de droite, voyez mes ailes, je suis
progressiste, voyez mes poils ».
Mais, me direz-vous, il est tout
de même compréhensible que Fillon n’ait pas voulu ouvrir le front de
l’avortement et qu’il ait préféré botter en touche. Certes, cela peut se
concevoir, en politique ce qui est souhaitable est loin d’être toujours
identique à ce qui est possible. Mais en ce cas on ne commence pas par faire de
la retape électorale en lançant le sujet, car sinon on est conduit à s’aplatir
publiquement devant les gardiens du temple féministe, comme il l’a fait.
Ayant soulevé cette question du
droit à l’avortement, qu’est-ce donc que le mieux coiffé d’entre nous aurait dû
répondre au meilleur d’entre nous ?
Quelque chose comme ça il me
semble :
« Vois-tu mon cher Alain, pour
nous autres républicains, les droits fondamentaux ce sont les droits énoncés
par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ce sont les droits
naturels des individus et les droits civiques et politiques qui, en société,
sont nécessaires pour garantir les droits naturels des individus. J’ai bien lu
la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, je n’y ai pas trouvé
mention d’un droit à avorter ». « Pas plus d’ailleurs que d’un droit
à avoir des congés payés, et pourtant, vois-tu, je n’entends nullement
supprimer les congés payés », aurait-il pu ajouter pour passer à autre
chose.
Cela aurait eu le mérite d’être
philosophiquement irréprochable et de ne rien concéder sur le fond du débat
tout en déviant l’attaque.
Bon, je sais bien que j’en
demande beaucoup trop avec une telle réponse. Faut pas demander à un homme
politique contemporain de maitriser les fondamentaux de la philosophie
politique moderne, je ne l’ignore pas.
Mon conseil à François Fillon
sera donc beaucoup plus simple : puisque vous n’êtes pas prêt à livrer
bataille sur ce terrain, ne parlez plus jamais d’avortement. Sinon vous
contribuerez à faire reculer une cause qui tient à cœur à nombre de vos
électeurs, et qui est censée vous tenir à cœur aussi. Plus jamais.
M’est avis que c’est désormais ce
qu’il va faire, même sans m’avoir lu.