En
complément de la série consacrée à Coming Apart, il m’a semblé intéressant de
traduire et de vous présenter ce texte de Théodore Dalrymple, afin de donner un
sens plus concret à la déchéance des classes populaires dont parle Charles
Murray.
La
pauvreté continue de progresser en France, nous dit-on à peu près tous les ans ;
et je n’ai guère de doute qu’en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, bref
à peu près partout en Occident, ne retentissent périodiquement les mêmes
complainte, les mêmes cris d’indignation et les mêmes appels à ce que la puissance
publique « fasse enfin quelque chose » contre ce « fléau »
de la pauvreté.
Bien
entendu, cette préoccupation vis-à-vis de la pauvreté peut être tout à fait
sincère, particulièrement de la part du grand public, qui ne connait guère de
la question que ce que peuvent lui en dire les médias. Mais un peu de réflexion
pourrait nous amener à nous interroger plus avant : étant donné l’énorme
importance prise par l’Etat-providence depuis une soixantaine d’années dans à
peu près tous les pays occidentaux, étant donné les sommes astronomiques
dépensées chaque année en « protection sociale » et autres « transferts
sociaux », est-il vraiment sûr que la persistance de la pauvreté ait pour
cause l’indifférence ou le manque de moyens ? Encore un peu plus de
réflexion pourrait alors nous amener à nous demander si ce qui est
ordinairement présenté comme la solution ne serait plutôt la source d’une
grande partie des maux dont nous nous plaignons. Estimerions-nous bien raisonnable
de confier un programme de lutte contre la toxicomanie à des vendeurs de drogue ?
Et pourtant, il se pourrait bien que ce soit mutatis mutandis ce que nous faisions à propos de la pauvreté.
« Je
crois », disait Tocqueville, « que la bienfaisance doit être une
vertu mâle et raisonnée, non un goût faible et irréfléchi ; qu’il ne faut
pas faire le bien qui plaît le plus à celui qui donne, mais le plus
véritablement utile à celui qui reçoit ».
Peut-être
serait-il temps de mettre un peu de raison dans notre compassion.
Qu’est ce que la pauvreté ?
Qu’entendons-nous par
pauvreté ? Quelque chose de différent de ce qu’entendaient Dickens, ou
Blake ou Mayhew
. Aujourd’hui en Angleterre
personne ne s’attend sérieusement à souffrir de la faim, ou à vivre sans eau courante
ou sans soins médicaux ou même sans télévision. Dans les pays industrialisés la
pauvreté a été redéfinie, de sorte que quiconque se trouve au bas de l’échelle
de la répartition des revenus est pauvre de facto, pour ainsi dire - pauvre du
simple fait qu’il a moins que les riches. Et bien sûr, en vertu de cette
logique, la seule manière d’éliminer la pauvreté est de réaliser une
distribution égalitaire de la richesse - même si le résultat devait être d’appauvrir
la société dans son ensemble.
Une telle redistribution était le
but de l’Etat-providence. Mais il n’a pas éliminé la pauvreté, en dépit des
vastes sommes dépensées, et en dépit du fait que les pauvres sont maintenant
substantiellement plus riches - qu’ils ne sont même plus pauvres du tout, selon
les critères traditionnels. Aussi longtemps que les riches existeront, les
pauvres, tels que nous les définissons maintenant, existeront aussi.
Incontestablement, ils vivent
dans des conditions sordides - une expression bien plus appropriée pour décrire
leur condition que le terme pauvreté - en dépit d’un triplement du revenu
disponible par habitant, y compris le revenu des pauvres, depuis la dernière
guerre. Qu’ils vivent dans de telles conditions demande une explication - et
appeler cette condition pauvreté, en utilisant un mot plus approprié pour le
Londres de Mayhew que pour la réalité actuelle, nous empêche de saisir à quel
point le sort des « pauvres » a changé depuis ce temps. Il ne fait
pas de doute que nous aurons toujours des pauvres, mais aujourd’hui ceux-ci ne
sont plus pauvres à la manière d’autrefois.
Les pauvres anglais ont des vies
plus courtes et moins saines que celles de leurs compatriotes plus prospères.
Même si vous ne connaissiez pas les statistiques, une observation superficielle
des quartiers riches et des quartiers pauvres suffirait pour révéler leur moins
bonne santé, de la même manière que les observateurs de l’ère victorienne
remarquaient que les pauvres étaient, en moyenne, plus petit d’une tête que les
riches, du fait de générations successives de mauvaise alimentation et de mauvaises
conditions de vie. Mais les causes de la différence de santé actuelle ne sont
pas économiques. Il n’est absolument plus vrai que les pauvres n’ont pas les
moyens d’accéder à la médecine, ou de se procurer une alimentation
nourrissante ; ils ne vivent pas non plus dans des habitations surpeuplées
et dépourvues des installations sanitaires adéquates, comme du temps de Mayhew,
ou ne sont soumis à un travail harassant quatorze heures par jour dans l’air
infect des mines ou des usines. Les épidémiologistes estiment que la
consommation plus élevée de cigarettes parmi les pauvres explique la moitié de
la différence d’espérance de vie entre les riches et les pauvres en Angleterre
- et fumer autant coûte de l’argent.
Il est bien connu également que
le taux de mortalité infantile est deux fois supérieur dans les classes les
plus basses que dans les classes les plus élevées. Mais le taux de mortalité
infantile est deux fois plus élevé pour les naissances hors mariage que pour
les naissances légitimes, et le taux de naissances illégitimes s’élève
rapidement au fur et à mesure que vous descendez l’échelle sociale. Par
conséquent, la quasi disparition du mariage dans les classes les plus basses de
la population pourrait bien être responsable de l’essentiel de cet excès de
mortalité. C’est un mode de vie, et non pas la pauvreté en tant que telle, qui
tue. La cause de mort la plus commune entre quinze et quarante quatre ans est
désormais le suicide, suicide dont la fréquence a augmenté le plus précisément
parmi ceux qui vivent dans le monde des beaux-parents temporaires et de la
licence de comportement qui est celui du sous-prolétariat.
De la même manière qu’il est plus
facile de s’apercevoir que quelqu’un est en mauvaise santé lorsque vous ne
l’avez pas vu depuis quelque temps que lorsque vous le voyez quotidiennement,
un visiteur venu d’ailleurs perçoit souvent mieux le caractère d’une société
que ceux qui y vivent. Tous les quelques mois, des médecins venant de pays
comme les Philippines ou l’Inde débarquent à l’aéroport pour travailler pendant
un an dans mon hôpital. Il est fascinant d’observer la manière dont évolue leur
réaction à la misère britannique.
Au début, ils sont unanimement enthousiasmés
par les soins que nous donnons à tous, sans compter et sans hésiter, quelque
soit le statut économique. Eux-mêmes viennent de villes - Manille, Bombay,
Madras - dans lesquelles beaucoup des cas que nous traitons dans notre hôpital
seraient simplement abandonnés à la mort, souvent sans secours d’aucune sorte.
Et ils sont impressionnés par le fait que notre sollicitude s’étende au-delà du
domaine médical : que personne ne soit laissé sans nourriture, sans
vêtement, sans habitation, ou même sans distraction. Il semble exister une
administration publique pour s’occuper de tous les problèmes concevables.
Pendant quelques semaines ils pensent que tout ceci représente le summum de la
civilisation, particulièrement lorsqu’ils se rappellent les horreurs qu’ils ont
vu chez eux. La pauvreté - telle qu’ils la connaissaient - a été abolie.
Avant que beaucoup de temps ne
s’écoule, cependant, ils commencent à ressentir un certain malaise. Un médecin
philippin, par exemple, m’a demandé pourquoi si peu de gens semblaient
reconnaissants de ce qui était fait pour eux. Ce qui amenait cette femme à me
poser cette question était le cas d’un drogué qui avait été amené à notre
hôpital après une overdose accidentelle à l’héroïne. Il avait eu besoin de
soins intensifs pour le ramener à la vie, les médecins et les infirmières
s’étant occupés de lui toute la nuit. Les premiers mots qu’il avait adressé au
médecin lorsqu’il avait brusquement repris conscience avaient été :
« donnez-moi une putain de roulée » (une cigarette roulée à la main).
Son impolitesse impérieuse n’avait pas pour origine la confusion : il
avait continué à traiter les membres de l’équipe médicale comme s’ils l’avaient
enlevé et gardé à l’hôpital contre son gré pour se livrer à des expériences sur
lui. « Putain, laissez-moi sortir ! ». Il n’y avait eu de sa part
aucune reconnaissance de ce qui avait été fait pour lui, et encore moins de la
gratitude. S’il considérait qu’il avait tiré profit de son séjour à l’hôpital,
eh bien, c’était simplement son dû.
Mes docteurs de Bombay, de Madras
ou de Manille, observent ce genre de conduite bouche-bée. Au début, ils pensent
qu’il doit s’agir d’une bizarrerie statistique, une sorte d’erreur
d’échantillonnage et que, avec un peu plus de temps, ils rencontreront un échantillon
meilleur, plus représentatif de la population. Peu à peu, cependant, ils
réalisent que ce qu’ils ont vu est représentatif. Lorsque tout ce que vous
recevez est un droit, il n’y a plus de place pour les bonnes manières, et
encore moins pour la gratitude.
Leurs expériences successives les
amènent à réviser leur opinion initialement favorable. Avant peu de temps ils
ont vu des centaines de cas, et leur position a entièrement changé. La semaine
dernière, par exemple, au grand étonnement d’un docteur récemment arrivé de
Madras, une femme vers la fin de la vingtaine avait été admise dans notre hôpital
pour overdose volontaire, le diagnostic le plus courant parmi ceux qui rentrent
chez nous. Au début tout ce qu’elle voulait bien dire est qu’elle voulait
quitter ce monde, qu’elle en avait assez.
J’ai cherché à en savoir plus.
Juste avant qu’elle ne provoque son overdose, son ex-petit ami, le père de son
plus jeune enfant, âgé de huit mois (gardé actuellement par la mère de son ex
petit ami), avait fait irruption dans son appartement en cassant la porte
d’entrée. Il avait dévasté l’appartement, cassé toutes les vitres, volé 110$ en
argent liquide, et arraché son téléphone.
« Il est très violent,
docteur ». Elle me raconta qu’il lui avait brisé le pouce, les côtes, et
la mâchoire pendant les quatre ans qu’elle avait passé avec lui et que son
visage avait eu besoin d’être recousu de nombreuses fois. « L’année
dernière j’ai dû appeler la police pour le mettre dehors. »
« Que s’est-il
passé ? »
« J’ai retiré ma plainte. Sa
mère disait qu’il changerait. »
Un autre de ses problèmes était
qu’elle était maintenant enceinte de cinq semaines et qu’elle ne voulait pas
garder le bébé.
« Je veux m’en débarrasser,
docteur. »
« Qui est le
père ? »
C’était bien sûr son ex-petit ami
violent.
« Il vous a violé
alors ? »
« Non. »
« Vous avez donc accepté
d’avoir un rapport sexuel avec lui ? »
« J’étais saoule ; il
n’y avait pas d’amour dans tout ça. Ce bébé, c’est totalement inattendu :
je ne sais pas comment c’est arrivé. »
Je lui ai demandé si elle pensait
que c’était une bonne idée d’avoir un rapport sexuel avec un homme qui l’avait
frappé de manière répétée et duquel elle disait vouloir se séparer.
« C’est compliqué, docteur.
La vie est comme ça parfois. »
Que savait-elle de cet homme
avant de se mettre avec lui ? Elle l’avait rencontré dans une boite de
nuit ; il s’était installé immédiatement chez elle, parce qu’il n’avait
pas d’autre endroit où aller. Il avait eu un enfant avec une autre femme, et il
ne supportait financièrement ni l’un ni l’autre. Il avait fait de la prison
pour cambriolage. Il se droguait. Il n’avait jamais travaillé, excepté pour
mettre un peu de beurre dans les épinards. Bien entendu il n’avait jamais
partagé son argent avec elle mais lui laissait des factures téléphoniques
vertigineuses.
Elle ne s’était jamais mariée
mais avait eu deux autres enfants. Le premier, une fille âgée de huit ans,
vivait toujours avec elle. Le père était un homme qu’elle avait quitté parce
qu’elle avait découvert qu’il avait des rapports sexuels avec des filles de
douze ans. Son second enfant était un fils, dont le père était « un
idiot » avec lequel elle avait couché une nuit. Cet enfant, maintenant âgé
de six ans, vivait avec « l’idiot » et elle ne le voyait jamais.
Qu’est-ce que son expérience lui
avait appris ?
« Je ne veux pas y penser.
Le propriétaire va m’envoyer la facture pour les dégâts, et je n’ai pas
d’argent. Je suis déprimée, docteur ; je ne suis pas heureuse. Je veux
partir, m’éloigner de lui. »
Plus tard dans la journée, se
sentant un peu seule, elle avait téléphoné à son ex-petit ami, et il lui avait
rendu visite.
Je discutais de ce cas avec le
docteur récemment arrivé de Madras et qui avait l’impression d’être entré dans
un monde de fous. Même dans ses rêves les plus délirants il n’avait pas imaginé
que cela pourrait être ainsi. Il n’y avait rien de comparable à Madras. Il me
demanda ce qu’il allait advenir de ce gentil couple.
« Ils lui trouveront un
nouvel appartement. Ils lui achèteront de nouveaux meubles, une télévision, un
réfrigérateur, parce que c’est une pauvreté inacceptable de nos jours que de
vivre sans cela. Ils ne lui feront rien payer pour les dégâts dans l’ancien
appartement, parce qu’elle ne peut pas payer de toutes façons, et que ce n’est
pas elle qui les a causé. Il s’en tirera sans être puni. Une fois qu’elle sera
installée dans son nouvel appartement pour lui échapper, elle le fera venir, il
cassera tout à nouveau, et ensuite ils lui trouveront un autre endroit où
habiter. En fait, il n’y a rien qu’elle puisse faire qui la priverait de
l’obligation qu’a l’Etat de la loger, de la nourrir, et de l’entretenir. »
Je demandais au docteur de Madras
si pauvreté était le mot qui lui semblait approprié pour décrire la situation
de cette femme. Il me répondit que non, que son problème était qu’elle
n’acceptait aucune limite à son comportement, qu’elle ne craignait pas d’avoir
faim, d’être condamnée par ses propres parents, par ses voisins, ou par Dieu.
En d’autres termes, la misère en Angleterre n’était pas économique mais
spirituelle, morale, et culturelle.
J’emmène souvent mes médecins du
tiers-monde sur le court trajet qui va de l’hôpital à la prison voisine. Ce
sont sept cents mètres extrêmement instructifs. Dans un bon jour - bon d’un
point de vue didactique, s’entend - il y a, sur le chemin, sept ou huit tas de
verre brisé en petits fragments dans le caniveau (il y en a toujours au moins
un, sauf en cas de très mauvais temps, lorsque même ceux qui sont les plus
accros au vol de voiture contrôlent leurs impulsions).
« Chacun de ces petits tas
de verre brisé représente une voiture qui a été forcée », leur dis-je,
« il y en aura d’autres demain, si le temps le permet. »
Les maisons le long de la route
sont plutôt décentes, pour des logements publics. Les autorités locales ont
enfin fini par reconnaitre que parquer les gens dans de gigantesques blocs de
béton anonymes à la Le Corbusier était une erreur, et ils se sont tournés vers
la construction de maisons individuelles. Seules quelques fenêtres sont
condamnées avec des planches. Certainement, en comparaison des logements des
pauvres à Bombay, à Madras ou à Manille, elles sont spacieuses, et même
luxueuses. Chacune a en façade un petit bout de jardin, entouré par des haies,
et un jardin beaucoup plus grand derrière ; près de la moitié ont des
antennes satellite. Malheureusement, les jardins sont presque aussi encombrés d’ordures
que la déchetterie municipale.
Je dis à mes médecins que, depuis
presque neuf ans que je fais ce trajet quatre fois par semaine, je n’ai jamais
vu une seule fois quelqu’un essayer de nettoyer son jardin. Mais j’ai vu
beaucoup de déchets jetés par terre ; les bons jours je peux même voir
quelqu’un se tenant à l’arrêt de bus et laissant tomber quelque chose sur le
sol à deux pas d’une poubelle.
« Pourquoi ne nettoient-ils
pas leurs jardins ? », me demande un docteur de Bombay.
C’est une bonne question :
après tout la plupart des maisons abritent au moins une personne qui dispose de
son temps. A chaque fois que j’ai pu poser la question, cependant, la réponse a
toujours été la même : je l’ai dit à la municipalité, mais ils ne sont pas
venus. En tant que locataires, ils estiment que c’est la responsabilité du
propriétaire que de garder leur jardin propre, et ils ne sont pas disposés à
faire le travail de la municipalité à sa place, même si cela signifie se frayer
un chemin à travers les ordures - comme cela est presque littéralement le cas.
D’un côté, les autorités ne peuvent leur dire ce qu’ils doivent faire ; et
de l’autre elles ont une infinité de responsabilités envers eux.
Je demande à mes docteurs du
tiers-monde d’examiner attentivement les déchets. Ils en retirent l’impression
qu’aucun Britannique n’est capable de faire plus de dix mètres sans consommer
de la junk food. Chaque buisson, chaque pelouse, chaque arbre est orné de
papiers de chocolat ou d’emballage de nourriture toute prête. Des canettes de
bière ou de soda vides jonchent le caniveau, les parterres, ou le sommet des
haies. Encore une fois, les bons jours, nous pouvons effectivement voir
quelqu’un balancer à l’écart la canette dont il vient juste de consommer le
contenu, comme un Russe buvant de la vodka jette son verre par terre.
En dehors de l’indifférence
anti-sociale pour le bien public qu’implique chacun de ces jets de déchets (des
centaines par semaine sur un espace de seulement sept cents mètres), la grande
quantité de nourriture consommée dans la rue a des implications plus profondes.
Je dis à mes docteurs que, dans toutes les visites que j’ai rendu aux foyers
blancs de ce quartier, et elles se comptent par centaines, je n’ai jamais vu -
pas une seule fois - d’indication que quelqu’un faisait la cuisine. La chose la
plus proche de cette activité à laquelle j’ai pu assister est le réchauffage de
quelque aliment tout préparé, habituellement au micro-ondes. De la même
manière, je n’ai jamais vu aucune trace de repas pris en commun en tant
qu’activité sociale - a moins que l’on ne compte comme activité sociale le fait
pour deux personnes de manger ensemble des hamburgers en marchant dans la rue.
Cela ne signifie pas que je n’ai
jamais vu personne manger chez lui ; au contraire, ils sont souvent en
train de manger lorsque j’arrive. Ils mangent tout seuls, même lorsque d’autres
membres du foyer sont présents, et jamais à une table ; ils s’effondrent
sur un sofa devant la télévision. Chacun dans la maison mange selon son caprice
et son emploi du temps. Même dans une activité aussi élémentaire que le fait de
se nourrir, par conséquent, il n’existe aucune autodiscipline, mais plutôt une
obéissance impérative à l’impulsion. Il va sans dire que l’occasion de
converser ou de socialiser que fournit un repas pris en commun est perdu. C’est
ainsi que les repas anglais sont solitaires, pauvres, dégoûtants, animaux, et
brefs
.
Je demande aux docteurs de
comparer les magasins dans les quartiers habités par des Blancs pauvres et ceux
dans lesquels vivent des immigrés indiens pauvres. C’est une comparaison
instructive. Les boutiques que fréquentent les Indiens sont remplis de toutes
sortes de produits frais appétissants qui, selon les critères des supermarchés,
sont étonnamment bon marché. Les femmes mettent énormément de soin à leurs
achats et opèrent des distinguos subtiles. Il n’y a pas de plats tout préparés
pour elles. A contrario, une échoppe dont les Blancs sont clients n’offre qu’un
choix restreint, essentiellement de nourriture toute prête relativement chère
qui requiert tout au plus qu’on y ajoute de l’eau chaude.
La différence entre les deux
groupes ne peut pas s’expliquer par des différences de revenus, car elles sont
insignifiantes. La pauvreté n’est pas le problème. Et la disposition que
montrent les Indiens à se donner du mal à propos de ce qu’ils mangent et à
traiter les repas comme des occasions sociales importantes, qui imposent des
obligations et parfois requièrent la subordination de ses désirs personnels,
indique toute une attitude envers la vie qui leur permet souvent, en dépit de
leurs faibles revenus actuels, d’avancer dans l’échelle sociale. De manière
alarmante, cependant, le désir naturel des enfants d’immigrants d’appartenir à
la culture locale dominante est en train de créer un sous-prolétariat indien
(tout au moins parmi les jeunes hommes) : et le goût pour la nourriture
toute prête, avec tout ce que cela implique, se développe rapidement parmi eux.
Lorsqu’un tel laisser-aller au
sujet de la nourriture s’étend à tous les autres domaines de la vie, lorsque
les gens satisfont chaque désir avec le même minimum d’effort et d’engagement,
il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils s’enferment dans des conditions sordides.
Je n’ai pas de mal à montrer à mes médecins indiens ou philippins que la plupart
de nos patients adoptent envers tous leurs plaisirs la même attitude qu’avec la
nourriture toute prête, en les obtenant d’une manière qui n’est pas moins
éphémère et paresseuse. Ils n’ont aucune activité culturelle propre et leurs
vies semblent dénuées de but, y compris à eux-mêmes. Dans l’Etat-providence, le
simple fait de survivre n’est pas une réussite comme cela est le cas, mettons,
dans les villes d’Afrique, et par conséquent il ne peut pas conférer le respect
de soi qui est la condition nécessaire pour s’améliorer soi-même.

Au bout de trois mois, mes
docteurs ont tous, sans exception, changé leur opinion initiale selon laquelle
l’Etat-providence, tel qu’il existe en Angleterre, représente le summum de la
civilisation. Au contraire, ils le considèrent maintenant comme la cause d’un
climat malsain d’apathie subventionnée qui ravage les vies de ceux qu’il est
censé aider. Ils réalisent qu’un système de protection sociale qui ne porte
aucun jugement moral en allouant ses subsides promeut un égoïsme anti-social.
L’appauvrissement spirituel de la population leur semble pire que tout ce
qu’ils ont pu connaitre dans leurs propres pays. Et bien entendu ce qu’ils
voient est d’autant plus affligeant que tout devrait être tellement meilleur.
La richesse qui permet à chacun d’avoir assez à manger sans efforts devrait
libérer, et non pas emprisonner. Au lieu de cela elle a crée une vaste caste de
gens pour lesquels la vie est, en réalité, des sortes de limbes dans lesquelles
ils n’ont rien à espérer et rien à craindre, rien à gagner et rien à perdre.
Une vie vidée de son sens.
« Dans l’ensemble », me
disait un docteur philippin, « la vie dans les bidonvilles de Manille est
préférable ». Il disait cela sans se faire aucune illusion sur la qualité
de la vie à Manille.
Ces médecins ont fait le même
trajet que moi, mais en sens inverse. Lorsque, jeune médecin, je suis arrivé en Afrique il y a
vingt-cinq ans, j’ai tout d’abord été horrifié par les conditions physiques,
telles que je n’en avais jamais connu auparavant. Des patients insuffisants
cardiaques marchaient 80
kilomètres sous le soleil brûlant, le souffle court, les
jambes gonflées, pour obtenir un traitement - et puis retournaient chez eux.
Les cancers ulcérés et suppurants étaient communs. Des hommes marchant pieds
nus contractaient le tétanos à cause des plaies infligées par une mouche des
sables qui pondait ses œufs entre leurs orteils. La tuberculose réduisait les
gens à l’état de squelettes animés. Les enfants étaient mordus par les vipères
heurtantes et les adultes déchiquetés par les léopards. J’ai vu des lépreux
dont le nez putréfié était tombé et des
fous errer nus sous des pluies torrentielles.
Même les accidents étaient
spectaculaires. J’ai soigné les survivants de l’un d’eux, en Tanzanie, dans
lequel un camion - qui n’avait pas de freins, comme il était parfaitement
normal et attendu dans ces circonstances - avait commencé à redescendre la
pente d’une colline qu’il venait de gravir. Il était chargé de sacs de grains,
sur lesquels étaient montés vingt passagers, dont nombre d’enfants. Au fur et à
mesure que le camion avait glissé en arrière, les passagers, puis les sacs de
grains étaient tombés. Au moment où je suis arrivé, dix enfants morts étaient
alignés le long de la route, arrangés en ordre croissant aussi soigneusement
que des tuyaux d’orgue. Ils avaient été écrasés ou suffoqués par les sacs de
grains qui étaient tombés sur eux : une mort sinistrement ironique dans un
pays souffrant de disette chronique.
Qui plus est, l’autorité
politique dans les pays où je travaillais était arbitraire, capricieuse,
corrompue. En Tanzanie par exemple, vous pouviez distinguer un représentant du
seul et omnipotent parti, le Parti de la Révolution, rien que par son tour de
taille. Les Tanzaniens étaient maigres, mais les membres du parti étaient gras.
Le représentant du parti dans mon village avait envoyé un homme en prison parce
que la femme de cette homme refusait de coucher avec lui. Au Nigéria la police
louait ses armes aux voleurs pour la nuit.
Pourtant rien de ce que j’ai vu -
ni la pauvreté ni l’oppression ouverte - n’a jamais eu le même effet
dévastateur sur la personnalité humaine que l’Etat-providence sans discernement.
Jamais je n’ai vu la perte de dignité, l’égocentrisme, la vacuité spirituelle
et émotionnelle, ou la pure et simple ignorance de ce qu’il faut faire pour
vivre, que je vois quotidiennement en Angleterre. Ainsi, dans une sorte de
mouvement convergent, les docteurs venus d’Inde et des Philippines et moi, nous
sommes arrivés à la même terrible conclusion : que la pire pauvreté se
trouve en Angleterre - et qu’elle n’est pas la pauvreté matérielle mais la
pauvreté de l’âme.