Dans le Phédon,
Socrate, à la veille de sa mort, explique à plusieurs de ses disciples comment,
dans sa jeunesse, il avait conçu une passion extraordinaire pour la science de
la nature. « Merveilleuse science, me semblait-il, que de connaître les
causes de chaque chose, de savoir pourquoi chacune vient à l’existence,
pourquoi elle périt, pourquoi elle existe. » Mais, ajoute-il, ses
espérances furent déçues. Plus il avançait dans ses recherches et plus il lui
semblait que son ignorance grandissait. Pire, les choses qu’il croyait
auparavant comprendre clairement étaient rendues obscures par cette science
physique qu’il convoitait avec avidité. Il fut tout particulièrement déçu par
un livre d’Anaxagore qui prétendait expliquer l’ordre des choses grâce à
« l’éther, à l’air, à l’eau » et à d’autres causes du même genre.
Ayant conclu que les explications matérialistes de ce type étaient
manifestement inadéquates, et notamment pour comprendre l’homme, il décida
alors de se tourner vers les « opinions » pour comprendre le monde
humain.
Deux mille ans après Socrate, Descartes, reprenant en
quelque sorte le flambeau d’Anaxagore, affirmait que la science physique qu’il
avait mise au point lui avait permis de faire quantité de découvertes
merveilleuses. « J'ose dire », écrit-il dans la cinquième partie du Discours de la méthode, « que, non
seulement j'ai trouvé moyen de me satisfaire en peu de temps, touchant toutes
les principales difficultés dont on a coutume de traiter en la Philosophie,
mais aussi que j'ai remarqué certaines lois, que Dieu a tellement établies en la
nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes, qu'après y avoir
fait assez de réflexion, nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement
observées, en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. » S’étant
toutefois abstenu de porter à la connaissance du public son traité de physique
pour, nous laisse-t-il entendre, ne pas avoir à subir le même sort que Galilée,
Descartes laisse entrevoir ce que contenait cet ouvrage non publié. Il explique
comment il lui a été possible de déduire toutes les choses qui composent notre
monde à partir des seules propriétés de la matière en mouvement. Toutefois, il
concède que les animaux, et plus particulièrement les hommes, lui posent des
difficultés particulières, en sorte qu’il n’a « pas encore assez de
connaissance pour en parler du même style que du reste, c'est-à-dire en
démontrant les effets par les causes, et faisant voir de quelles semences, et
en quelle façon, la nature les doit produire ». Une ignorance qu’il semble
considérer comme provisoire. Mais nulle part dans ses écrits, publiés ou non
publiés, nous ne trouvons cette partie manquante de sa physique.
Quatre cents ans après Descartes, et deux mille quatre cents
ans après Socrate, nous en sommes toujours au même point. Notre science
physique, issue des principes de Descartes, bien qu’ayant permis des
découvertes remarquables et ayant produit des fruits technologiques prodigieux,
ne semble toujours pas en mesure de fournir une compréhension adéquate des
êtres vivants, et particulièrement de l’être humain.
Toutefois, le prestige de la science moderne de la nature
est tel que nous sommes presque irrésistiblement portés à croire, comme
Descartes en son temps, que cet échec ne peut être que provisoire, et nous
continuons à tourner obstinément nos regards du côté des dernières découvertes,
ou des dernières théories, de cette science pour y trouver une compréhension de
ce que nous sommes. Mais, la science naturelle moderne étant, par construction,
réductionniste, chercher une explication scientifique du phénomène humain
signifiera donc inévitablement, tout d’abord, faire de l’homme un animal comme
les autres, puis ensuite conduira à expliquer les comportements et les
caractéristiques de tous les êtres vivants par les propriétés de la matière
inanimée.
L’histoire se répète, génération après génération, au fur et
à mesure que de nouvelles théories surgissent, puis sont réfutées ou
abandonnées, et remplacées par d’autres.
Actuellement, les tentatives les plus populaires pour tenter
d’expliquer l’être humain de manière purement scientifique sont dérivées des
neurosciences et de la théorie de l’évolution.
La première postule que la meilleure manière de comprendre
l’être humain est d’examiner le fonctionnement de son cerveau car, en
définitive, ce que l’on appelait autrefois l’âme, ou l’esprit humain, n’est
rien d’autre que le cerveau en activité. La conscience, dans toutes ses
manifestations, est identique aux événements physico-chimiques qui se déroulent
dans le cerveau.
La seconde affirme que la théorie de l’évolution inventée
par Darwin permet d’expliquer non seulement l’origine de l’homme, mais aussi ce
qu’il est aujourd’hui. Tous les comportements humains, du plus humble au plus
élevé, du plus simple au plus complexe, doivent pouvoir s’expliquer en termes de
sélection naturelle et de succès reproductif.
Ce sont ces deux théories que Raymond Tallis, lui-même un
ancien médecin spécialisé dans les neurosciences, examine, et réfute, dans un
livre intitulé « Aping mankind », jeu de mot intraduisible et profond
dont la saveur restera réservée aux anglophones.
Tallis nomme la première théorie « neuromanie » et
la seconde « darwinite », pour bien les distinguer des neurosciences
et du darwinisme, et pour bien marquer leur nature de « maladies
intellectuelles ».
Tallis considère les neurosciences et la théorie darwinienne
comme de grands acquis de la science moderne, mais, à la différence de beaucoup
de ses confrères, il a suffisamment de recul, d’intelligence et de bagage
philosophique pour comprendre les limites de celles-ci, et plus largement pour
comprendre pourquoi les explications matérialistes et réductionnistes sont
structurellement incapables de rendre justice au phénomène humain.
La réfutation à laquelle Tallis se livre est détaillée,
convaincante, complexe et, inévitablement, longue. Il ne saurait donc être
question de la reproduire ni même de la résumer ici. Ceux qui sont vraiment
intéressés par ces sujets devront faire l’effort de se plonger dans ce gros
livre écrit en petits caractères.
Mais il est du moins possible d’indiquer la direction dans
laquelle il faut chercher pour se guérir de la neuromanie et de la darwinite,
et plus généralement de toutes les maladies semblables, présentes et à venir.
Point n’est besoin, en effet, d’avoir fait de longues études
scientifiques ou de se livrer à de savantes recherches pour montrer la fausseté
de ces théories, même si cela peut aider à convaincre les plus sceptiques. La
clef réside presque toujours dans une description correcte, exhaustive et
impartiale, du phénomène que l’on prétend expliquer.
Toutes ces théories qui se veulent scientifiques prospèrent
en effet toujours sur le flou, l’imprécision, la grossièreté du trait.
L’imprécision du vocabulaire employé, le flou des concepts faussement
rigoureux, et la grossièreté du trait dans l’analyse des comportements humains.
Pour pouvoir, par exemple, affirmer que la mémoire doit une
« trace » physique au sein du cerveau d’un événement passé, de la
même manière qu’une trace de pas dans la neige ou l’empreinte d’un cachet dans
la cire (métaphore déjà utilisée, et réfutée, dans le Théétète), il faut commencer par ne pas analyser minutieusement ce
qu’est une trace et par n’avoir qu’une vue extrêmement étroite des phénomènes
mémoriels. Seuls ces raccourcis et cette stylisation extrême de la réalité
peuvent rendre plausible une telle « explication ». De la même
manière, pour pouvoir affirmer que l’homme n’est rien d’autre qu’un grand singe,
il faut impérativement regarder de très haut les comportements humains, en n’en
conservant que les traits extérieurs les plus saillants, les plus visibles,
mais nullement les plus importants ou les plus significatifs.
Mais dès lors que l’on se rapproche, et que l’on examine en
détails et sans préjugés ce qu’il s’agit d’expliquer, l’illusion se dissipe, et
le caractère totalement inadéquat de ce genre d’explications apparaît en pleine
lumière.
Cela ne signifie pas qu’il soit aisé de se défaire de ces
illusions, car ce qui nous est le plus familier est aussi ce que nous avons le
plus de mal à décrire avec exhaustivité et précision, précisément à cause de ce
caractère apparemment « évident ». Il faut un effort soutenu pour
rendre justice à un phénomène aussi familier pour nous que celui du souvenir,
ou bien à des activités quotidiennes, comme se nourrir, ou satisfaire à nos
besoins naturels ; activités qui semblent le plus nous rapprocher des
animaux, et dans lesquelles, pourtant, la différence humaine apparaît de
manière irrécusable pour qui sait aiguiser son regard.
Voir ce que l’on voit est souvent ce qu’il y a de plus
difficile, mais aussi de plus nécessaire.
Mais comme un petit croquis vaut mieux qu’un long discours,
j’arrête là les considérations générales, et je vous invite à lire le court
texte qui suit. Dans celui-ci Raymond Tallis se penche sur cette activité aussi
humble que vitale : uriner. Quoi de plus simple, de moins noble, et,
apparemment, de moins spécifiquement humain que cet acte quotidien ? Et
pourtant, même lorsqu’il s’agit simplement pour nous de vider notre vessie,
nous restons, sans nous en rendre compte, des animaux pas comme les autres. Des
êtres humains, et non pas des singes bipèdes.
Et si ce texte vous a intéressé, passez ensuite à Aping mankind. Vous ne le regretterez
pas.
Une introduction à la philosophie
incontinentale
Avant d’exposer cette nouvelle branche de la philosophie au
monde ébahi, je dois préciser que j’ai un intérêt dans l’affaire. Plus
précisément, trois intérêts. Tout d’abord un intérêt personnel. Lorsque j’étais
enfant j’ai souffert de ce que l’on appelait du nom latin impressionnant d’«
énurésie nocturne » - c’est-à-dire le
pipi au lit. Près d’un demi-siècle plus tard, me réveiller au sec me semble
toujours être un miracle, pour lequel je suis reconnaissant. Mon second intérêt
est professionnel. Pendant des années j’ai dirigé une clinique pour
incontinents, destinée à des gens dont les problèmes rendaient non seulement
leurs nuits humides mais aussi leurs journées malheureuses. Troisièmement, j’ai
publié un roman, présenté comme « une comédie métaphysique », Absence (roman dont j’aimerais augmenter
les ventes), qui a pour héroïne une conseillère en matière d’incontinence.
Il pourrait sembler pervers de rechercher l’illumination
philosophique dans une matière aussi peu engageante que de l’urine qui finit au
mauvais endroit. Un peu de mise en perspective s’impose. Je m’intéresse de
longue date à la très grande distance qui sépare l’homme du règne animal – une
distance que certains auteurs voudraient nier, ou du moins minimiser. C’est
pourquoi certaines variétés de biologisme, telle que la « psychologie
évolutionniste », ont attiré mon regard menaçant. Je suis plutôt de l’avis de
V.S Ramachandran qui, dans The tell-tale
brain : a neuroscientist quest for what makes us human (2011) affirme que :
« sur cette grande scène darwinienne que nous nommons la Terre... nous sommes
le bouleversement le plus important qui se soit produit depuis l’apparition de
la vie » et que « l’homme transcende le singe au même degré que la vie
transcende la chimie et la physique commune. »
Nos différences avec les animaux ne se limitent pas à ces
activités assez supérieures que sont, par exemple, le fait de composer des
symphonies, se tracasser au sujet des nombres transfinis, ou bien plaider pour
un changement du droit des sociétés. Les différences sont présentes en tout ce
que nous faisons ; et ceci inclut l’humble effort consistant à essayer d’être
et de demeurer continent. Tous les animaux ont des canaux d’évacuation, mais
notre relation à nos canaux d’évacuation, de même qu’à nos corps en général et
à ce qui y rentre et ce qui en sort, est unique. La miction et son contrôle
sont aussi dignes qu’autre chose de retenir notre attention lorsque nous
pensons à la manière dont nous transcendons le singe.
Commençons avec un peu d’urologie basique. La production des
reins est collectée dans la vessie, qui doit être vidée de temps à autre. Cela
peut se produire sous une forme réflexe : la paroi de la vessie se contracte
automatiquement lorsqu’elle est trop distendue, et en même temps le sphincter
au bas de la vessie se relâche, de sorte que l’urine descends dans la cuvette
plutôt que de remonter vers les reins. Ce réflexe est sous le contrôle de
centres dans la moelle épinière et la partie inférieure du tronc cérébral, de
sorte que, par exemple, un animal n’urine pas lorsqu’il fuit un prédateur. Les
réflexes du tronc cérébral sont à leur tour influencés, du moins chez les
animaux « supérieurs » tels que nous, par des neurones dans le cortex cérébral.
Uriner ou ne pas uriner est sous notre contrôle.
Les réflexes dans les centres cérébraux qui contrôlent la
vidange de la vessie pleine sont appelés « réflexes à boucle longue », parce
qu’ils impliquent des circuits nerveux qui relient la moelle épinière aux plus
hautes sphères du système nerveux. Chez nous, êtres humains, la boucle devient
de plus en plus longue, de moins en moins réflexe, et de plus en plus délibérée
: les étapes intervenant entre l’impulsion nerveuse ascendante signalant que la
vessie est pleine, et l’impulsion descendante donnant à la vessie la permission
de se relâcher deviennent progressivement plus nombreuses et élaborées au fur
et à mesure qu’elles débordent les circuits nerveux de la moelle épinière, du
tronc cérébral et des hémisphères cérébraux.
Il est possible, bien sûr, d’apprendre aux chiens à uriner
au bon endroit et au bon moment en leur donnant des ordres – un processus qui
sollicite le contrôle neural canin à de nombreux niveaux. Mais pour nous les
mécanismes biologiques ne sont pas la fin de l’histoire. La piste s’arrête (ou
s’assèche) dans le cortex frontal. Nous sommes les seules créatures vivantes
qui urinent après avoir consulté une horloge – dont les habitudes de miction
sont déterminées par un sens du temps et du lieu approprié pour uriner et par
une évaluation des besoins futurs de le faire. Par exemple, je prenais soin
d’aller aux toilettes avant de faire mes conférences sur l’incontinence parce
que je savais que je n’aurais pas l’opportunité de le faire avant un bout de
temps.
Une précaution de ce genre est un phénomène intéressant pour
examiner l’intersection entre les mécanismes biologiques involontaires et
l’activité volontaire. Elle illustre l’une des grandes caractéristiques de
notre vie : que nous subordonnons les mécanismes corporels à des finalités non
mécaniques, hors normes même ; nous élaborons des actions conscientes et
délibérées à partir d’actes biologiques qui n’ont pas lieu mais dont nous
escomptons qu’ils se produiront par eux-mêmes. « Pisser un petit coup juste au
cas où », en réponse non pas à un stimulus mais à une opportunité de faire de
la place dans sa vessie est épistémologiquement très sophistiqué, cela implique
de multiples niveaux de conscience de ce champ infini de possibilités qu’est le
monde. C’est digne d’une discipline philosophique distincte : la
pissetémologie, peut-être.
Considérez cet exemple tout à fait commun. Vous conduisez
sur une autoroute et vous remarquez qu’il y a des stations-service avec des
toilettes publiques à deux kilomètres et à trente kilomètres de là. Vous ne
voulez pas vous arrêter à la première station parce que vous écoutez quelque
chose d’intéressant à la radio. Vous calculez que vous pouvez « tenir », selon
l’expression consacrée, jusqu’à la station suivante. Cette croyance présuppose
une conscience corporelle de soi qui vous permet de transformer les sensations
que vous éprouvez maintenant en une estimation du moment où vous n’en pourrez
plus, et de connecter cela avec votre estimation du temps qu’il vous faudra
pour rouler trente kilomètres, estimation elle-même basée sur votre expérience
en la matière, sur votre évaluation de la route, et ainsi de suite. Cela dépend
non seulement d’une relation unique à votre propre corps comme un objet de
connaissance, mais aussi de la perception, propre à l’être humain, de
l’enchaînement d’événements distincts situés dans un temps quantifié ; du sens
d’un futur délibérément construit, rempli de possibilités, d’événements et de
conséquences.
Voilà pour ce qui concerne l’élément privé de cette activité
privée par excellence. Mais il y a une intersection entre ceci et le domaine
public, qu’exprime la notion de « toilettes publiques ». En effet, pour les
millions de citoyens britanniques qui ont des problèmes de vessie, le domaine
qui s’étend au-delà de leur porte d’entrée ressemble parfois à une carte des
oasis de commodité dans un monde essentiellement incommode. Cet espace est
distinctement non-euclidien. S’assurer que le contenu de votre vessie va être
déversé au bon endroit, dans quelques mètres carrés au milieu du kilomètre
carré que vous avez peut-être traversé mobilise un réseau impressionnant de
suites de raisonnements pratiques, incorporés dans la boucle qui va du signal
que la vessie est pleine à l’acte de miction. La seule trajectoire physique –
garer la voiture, vérifier que l’on a la monnaie nécessaire dans son
portefeuille (ou alors acheter quelque chose pour obtenir les pièces requises),
suivre les panneaux jusqu’aux toilettes, etc. – est prodigieusement tortueuse
et personne ne pourrait la suivre si les mouvements qui la composent n’étaient
pas éclairés du début à la fin par une intention délibérée visant un but
clairement défini. Cela illustre le caractère essentiel des actions libres.
Les affaires urinaires touchent également directement à la
notion d’intimité et aux strates qui séparent notre être singulier de l’être
collectif de la foule à laquelle nous appartenons involontairement – le « je »
du « nous ». Même l’urinoir public le mieux tenu ne peut éviter d’être une
sorte d’agression contre notre estime de nous-mêmes. Je ne peux pas parler de
la vie de ces dames, mais chez les messieurs la nécessité de prendre place au
milieu d’un rang d’urinoir, comme une poule de batterie (ou comme un mâle de la
même espèce) réduit temporairement votre humanité à l’animalité – « le pauvre
animal nu et fourchu » dont parle le Roi Lear – l’histoire de votre vie semble
s’écarter, tel un rideau de fumée qui se dissipe, et son fondement biologique
apparait en pleine lumière.
Mais tout sentiment de honte métaphysique est annulé par le
soulagement provenant du fait d’éviter une honte plus profonde et plus
personnelle. Comme me l’a dit une fois un collègue urologue : « l’incontinence
urinaire n’est sans doute pas mortelle, mais elle peut signifier la mort
sociale. » Se trouver « pris de court » déclenche un sens primordial de la
honte : l’humidité initiale et la puanteur qui s’ensuit deviennent des preuves,
annoncées à grand renforts de trompe au monde entier, que l’on a échoué à
contenir certains liquides corporels qui acquièrent tellement d’importance dès
lors qu’ils font irruption hors du domaine privé, auxquels ils appartiennent,
dans les espaces publics et sous le regard de ce collectif d’étrangers que l’on
appelle « le public ». Même uriner au bon moment est vue, en quelque manière,
comme une interruption du cours normal des évènements. Ce n’est pas seulement
quelque chose pour lequel nous avons besoin d’être excusé ; cela s’appelle «
être excusé ». (Bien entendu, étant des êtres humains, nous pouvons tourner
ceci à notre avantage et utiliser le besoin d’uriner comme une excuse pour
quitter la pièce afin de vérifier nos messages, ou bien pour comploter avec une
tierce personne, ou bien pour éviter de payer l’addition).
L’incontinence humilie car elle nous rappelle l’impuissance
de nos commencements, mais aussi de notre fin, lorsque, revêtus de couches pour
adultes, nous regardons en arrière vers les années sèches entre ces deux
extrémités de notre vie. C’est pour cela, bien sûr, que l’urine qui aboutit au
mauvais endroit est le thème de tellement de plaisanteries, bon enfant ou moins
bon enfant. Nous pouvons nous vanter de boire à se pisser dessus (« getting
pissed ») (c’est-à-dire d’être saoul) afin de montrer à quel point nous sommes
incontrôlables, audacieux, hors-normes, mais nous ne nous vantons pas d’avoir
eu « un accident ». Le rire marque la différence entre ce que sont les choses
et ce qu’elles devraient être, et peut être provoqué par le genre d’erreur de
classement que le fait de mouiller son pantalon à l’âge adulte semble incarner.
Le rire lui-même n’est pas sans des dangers qui lui sont propres, et il est
approprié que ceux qui se moquent de l’incontinence puissent finir par se faire
dessus à force de rire.
Tous les animaux excrètent – cela est nécessaire au maintien
de l’homéostasie – mais seuls les êtres humains mettent autant de soin à
conserver à cette activité son caractère privé. Le verrou sur la porte des
toilettes est tout autant un monument élevé à la différence qui sépare la
conscience humaine de la conscience non humaine que les symphonies de Mozart.
Les stratégies que nous pouvons utiliser pour rendre notre jet d’urine plus
bruyant, en guise d’avertissement, lorsque nous entendons quelqu’un s’approcher
des toilettes, est un exemple réellement remarquable de la manière dont nous
transformons un acte biologique en une signification intentionnelle. Comme l’a
dit le grand philosophe C.S Pierce, n’importe quoi peut devenir un signe, du
moment que quelqu’un l’utilise ou l’interprète comme un signe.
Les lecteurs qui espéraient une connexion entre la
philosophie Incontinentale et la philosophie continentale n’ont pas besoin
d’aller plus loin que l’œuvre de Jacques Lacan. Ce structuraliste français (et
le psy venu de l’enfer) a prononcé bien des paroles obscures et absurdes, mais
il était sur la piste de quelque chose d’intéressant lorsqu’il a fait observer
que « notre vie publique est sujette aux lois de la ségrégation urinaire » - il
voyait dans l’existence de toilettes séparées pour les hommes et les femmes un
symbole de la manière dont nous créons du sens – et même de l’identité - par
l’opposition. A tout le moins la philosophie incontinentale suggère que et les
« fuites » urinaires, et les institutions que nous avons construit autour
d’elles, pourraient être encore plus révélatrices que les fuites de Wiki-Leaks
[jeu de mots intraduisible sur willy (zizi) et wiki].