- L'ardeur au travail
Nous pouvons considérer tout d’abord l’évolution du nombre de ceux qui ont réussi à convaincre les agents de la puissance publique qu’ils étaient incapables de travailler, et qui par conséquent touchent des pensions d’invalidité. Cette évolution est intéressante car nous pouvons être sûrs que le nombre des « invalides » aurait dû baisser depuis les années 1960 : la médecine a fait d’énormes progrès et la technologie a diminué la pénibilité physique de nombre de métiers. Pourtant le pourcentage des « invalides » (les guillemets sont ici nécessaires) est passé de 0,7% de la population active en 1960 à 5,3% en 2010. Autrement dit, le nombre de ceux qui cherchent à obtenir une pension d’invalidité alors qu’ils ne sont pas vraiment incapables de travailler a énormément augmenté. Cela traduit à l’évidence un affaiblissement de l’ardeur au travail parmi une partie de la population. Et, bien que Charles Murray ne le mentionne pas, cela traduit également un changement de mentalité de la part des agents de la puissance publique chargés d’attribuer les pensions d’invalidité, car les conditions légales d’attribution sont restées essentiellement les mêmes depuis 1960. Ce changement a été raconté notamment dans Losing Ground.
Une autre manière d’estimer
l’ardeur au travail est de regarder l’évolution de la population active
masculine, c’est à dire des hommes adultes en âge de travailler et qui se
déclarent disponibles pour le faire. Entre 1960 et 2008, la proportion des
hommes de 30 à 49 ans n’appartenant pas à la population active a plus que
triplé. Ce déclin a affecté surtout les hommes peu ou pas diplômés.
Une troisième manière est de
regarder le nombre d’heures travaillées. Ce nombre reste élevé pour les hommes
blancs de 30 à 49 ans, mais une minorité croissante d’entre eux travaille moins
de 40 heures par semaine et cette minorité est particulièrement importante à
Fishtown.
Serait-il possible d’expliquer
ces statistiques troublantes par le contexte économique ?
Peut-être, dira-t-on, les emplois
disponibles pour les hommes de Fishtown ne payaient-ils pas assez pour que
ceux-ci les recherchent et, de fait, les revenus les plus faibles ont stagné
durant la période étudiée, comme nous l’avons vu précédemment. En même temps,
en 2009, un emploi en bas de l’échelle salariale exercé 40 heures par semaines
pendant 50 semaines par an suffisait à un homme pour s’assurer un revenu deux
fois supérieur au seuil de pauvreté, même en étant marié à une femme sans
travail. Dès lors, pourquoi la stagnation des salaires en bas de l’échelle
n’a-t-elle pas conduit à une augmentation
de la demande d’heures de travail ?
Peut-être alors n’y avait-il pas
assez d’emplois disponibles pour tous ceux qui en cherchaient ?
Ici aucun doute n’est
permis : la population active de Fishtown a diminué alors même que le
chômage était à des niveaux très bas et que tous ceux qui désiraient
sérieusement travailler pouvaient facilement trouver un emploi, même sans
qualifications.
Une autre manière de répondre à
la question du pourquoi est de chercher à savoir à quoi les Américains occupent
leur temps. Quelques études ont été menées sur cette question et leur résultat
est que le temps consacré au « loisir » a augmenté depuis les années
1960. Mais cette augmentation n’est pas uniforme : le temps de
« loisir » des hommes de Fishtown a beaucoup augmenté alors que celui
des hommes de Belmont a diminué. Et à quoi donc est occupé ce temps de
« loisir » supplémentaire ? La réponse la plus directe et la plus
simple est : à glandouiller. En 2005, les hommes de Fishtown n’ayant pas
de travail passaient moins de temps qu’en 1985 à rechercher un emploi, à se
former, à faire du travail domestique, à participer à des activités civiques ou
religieuses. Ils ne passaient pas davantage de temps à faire du sport ou à
lire. Non, ils passaient plus de temps à dormir et, surtout, à regarder la
télévision.
En conclusion, il n’existe aucun
élément permettant d’affirmer qu’un grand nombre d’hommes n’ayant pas de
travail faisaient des efforts pour en trouver mais sans succès. La meilleure
explication de toutes ces tendances semble bien être une diminution de l’ardeur
au travail dans la population masculine depuis les années 1960, et
particulièrement chez les hommes de Fishtown.
Ce déclin mérite d’être relié au
changement décrit précédemment : la baisse de la nuptialité à Fishtown. Il
a en effet parfois été dit que le mariage et les responsabilités qui en
découlent sont un élément essentiel pour transformer les jeunes hommes en
adultes, et notamment pour les inciter à se mettre sérieusement au travail. En
des temps de féminisme cette observation a bien entendu été vivement contestée,
mais les économistes ont remarqué depuis longtemps que les hommes mariés se
comportent différemment des hommes non mariés sur le marché du travail. Les
premiers sont beaucoup plus industrieux que les seconds. Et, bien qu’il soit
difficile de distinguer la cause et l’effet en la matière, il semble bien que
ce soit le mariage qui provoque cette différence.
Toutes les statistiques
précédentes portent sur les hommes. Qu’en est-il des femmes ?
Estimer l’évolution de l’ardeur
au travail est beaucoup plus difficile dans leur cas, car un certain nombre
d’entre elles préfèrent être mère au foyer ou bien travailler à temps partiel
pour s’occuper davantage de leurs enfants. Ce qu’il est possible de dire est
que les femmes ne semblent pas présenter la même évolution que les
hommes : leur participation au marché du travail s’est accrue dans les
mêmes proportions à Belmont et à Fishtown et le nombre d’heures travaillées par
semaine n’est guère différent aujourd’hui dans les deux cas.
- L'honnêteté
Depuis que des statistiques sur
ce sujet existent, les criminologues ont toujours remarqué que l’écrasante
majorité des criminels étaient issus des couches inférieures de la société.
Ainsi, par exemple, entre 1974 et 2004, 80% des criminels Blancs incarcérés
dans les prisons fédérales américaines venaient de Fishtown, et seulement 2% de
Belmont.
La criminalité est d’abord un
problème pour Fishtown, aujourd’hui comme hier. Mais aujourd’hui ce problème
est beaucoup plus aigu qu’hier. Ainsi, en 1974, pour 100 000 habitants de
Fishtown âgés de 18 à 65 ans, 213 étaient emprisonnés. En 2004 ce nombre était
de 957. Par contraste les chiffres pour Belmont étaient de 13 (pour
100 000) en 1974 et de 27 en 2004.
La criminalité a diminué aux
Etats-Unis, de manière tout à fait remarquable, depuis le début des années
1990. Néanmoins celle-ci reste beaucoup plus élevée qu’au début des années 1960,
et la diminution est due en partie au fait que le taux d’incarcération a
augmenté substantiellement pour les hommes de Fishtown. La situation, bien que
meilleure, reste donc préoccupante et atteste d’un changement négatif des mœurs
d’au moins une partie de la population américaine.
Une autre manière, plus
approximative mais néanmoins suggestive, d’évaluer l’honnêteté des individus
est par exemple d’examiner l’évolution des banqueroutes personnelles. Le
procédé légal de la banqueroute permet à certaines personnes trop endettées
d’être, sous certaines conditions, dispensées du paiement d’une partie de ces
dettes et, en quelque sorte, de repartir à zéro. Cette procédure a toujours
existé aux Etats-Unis et la légalité est donc du côté de celui qui l’utilise.
Dans le même temps, renier ses dettes a aussi toujours été considéré comme
déshonorant, par conséquent un honnête homme n’était censé l’utiliser qu’en
tout dernier recours, et être libéré de l’obligation légale de rembourser vos
créanciers ne faisait pas disparaitre l’obligation morale de le faire dès que
vous en aviez la possibilité. C’est ce que fit par exemple Mark Twain, qui
s’employa a rembourser scrupuleusement tout ce qu’il devait, bien que n’y étant
plus tenu légalement.
Or les statistiques révèlent que
le nombre de banqueroutes personnelles a énormément augmenté depuis le début
des années 1980. Cette progression est ininterrompue, en dépit du fait que
cette période ait, globalement, été l’une des plus prospères de l’histoire des
Etats-Unis. Il est vrai que, durant cette même période, les lois concernant la
banqueroute ont été assouplies et qu’il a donc été plus facile de recourir à
cette procédure. Cependant, se prévaloir de lois plus clémentes pour ne pas
rembourser ses dettes ne semble pas très différent du fait de se mettre à voler
si les lois réprimant le vol deviennent moins strictes. Au total il est donc
permis de penser que l’augmentation spectaculaire des faillites personnelles
traduit bien un certain relâchement de la moralité au sein de la population
américaine.