Dans le premier tome de De la
démocratie en Amérique, Tocqueville affirmait que l’influence et l’autorité des
légistes était « la plus puissante barrière contre les écarts de la
démocratie » car leur formation et leur profession, disait-il, leur
donnent « une partie des goûts et des habitudes de l’aristocratie »,
notamment le respect pour le passé, « l’amour naturel des formes » et
un « penchant instinctif pour l’ordre ».
En 1835, lorsque Tocqueville
écrivait cela, ce jugement était probablement exact. Depuis ce moment, hélas,
la caste des légistes a perdu presque toutes les caractéristiques que lui
assignait Tocqueville, hormis sans doute la très haute opinion qu’elle
entretient d’elle-même et son mépris profond pour le gouvernement populaire.
Un récent arrêt de la Cour de
Cassation vient ainsi nous rappeler à quel point des plus hautes juridictions,
qu’elles soient d’ailleurs nationales ou internationales, coule désormais à
flot presque continu un relativisme corrosif et hautain, alimenté par le dédain
pour la moralité ordinaire tout autant que par la soumission aux modes
intellectuelles les plus superficielles, pourvu qu’elles flattent les instincts
autoritaires des légistes.
La plus haute juridiction judiciaire
française vient en effet de décider, en substance, que l’adultère n’était plus
acte déshonorant, et que par conséquent il n’était plus possible de considérer
que « l'imputation d'une infidélité conjugale serait à elle seule de
nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération. » Ce que l’on
pourrait appeler la jurisprudence DSK.
Pour justifier cette décision
énorme, la Cour s’est contentée de faire vaguement référence au fait que
l’adultère était dépénalisé depuis quarante ans et à « l’évolution des
mœurs » et des « conceptions morales. »
Ce que cela signifie, en clair,
c’est que les plus hauts magistrats français, ceux qui sont chargés par exemple
de statuer sur les plaintes en diffamation qui visent tout ce qui pourrait
porter publiquement atteinte à notre honneur et à notre considération, n’ont
absolument aucune idée de ce que peut bien être l’honneur. Pour eux l’honneur
n’est rien d’autre que l’approbation sociale, qui elle-même n’est que le goût
ou le caprice du moment. Les mœurs et les conceptions morales
« évoluent », on ne sait pourquoi, et cela est d’ailleurs sans
importance puisqu’il est évident que les unes et les autres n’ont strictement
aucun fondement naturel, permanent.
Dans un accès de modestie qui ne
leur est pas habituel, les membres de la Cour de Cassation se donnent donc le
rôle de simples girouettes, chargées d’enregistrer les variations du vent. On
serait presque tenté de les féliciter pour cette brusque tempérance, même
excessive, si l’on ne soupçonnait pas qu’en réalité nos gouvernants en robe
d’hermine se considèrent plutôt comme une sorte d’avant-garde du progrès et
qu’ils prennent un malin plaisir à choquer les conceptions morales de l’homme
du commun.
« Qu’est-ce que
l’honneur ? un mot ; et qu’est-ce que ce mot, l’honneur ? Ce
qu’est l’honneur ? Du vent. »
Voilà, à lire son récent arrêt,
toute l’idée que la Cour de Cassation se fait de l’honneur.
Apprenons donc à nos modernes
Falstaff que l’honneur, bien qu’il ait ses caprices et ses bizarreries, enfonce
ses racines profondément dans le cœur humain et que l’homme est le seul animal
qui rougisse, ou qui aurait besoin de le faire. Et rappelons leur pourquoi
l’adultère est un acte considéré honteux, quand bien même il serait pratiqué
par 90% de la population (ce qui, en dépit de ce que sous-entendent les juges
de la Cour de Cassation, est très loin d’être le cas. Ainsi, les études les
plus récentes montrent que, aux Etats-Unis, 90% des femmes hétérosexuelles et
plus 75% des hommes hétérosexuels n’ont jamais eu d’aventure extra-conjugale.
Un chiffre impressionnant à une époque où, théoriquement, les moyens de
contraception permettent une sexualité totalement « sans risques » et où la loi
ne sanctionne pratiquement plus l’adultère, même dans une procédure de
divorce).
L’homme est le seul animal qui
ait le sens de sa propre dignité, et ce sens que l’homme a naturellement de sa
dignité est intimement lié à la notion de maitrise de soi, à la capacité à
résister à la nécessité, que celle-ci soit physique ou psychologique. C’est
ainsi que nous associons spontanément la stature verticale, qui défie la
gravité, avec la notion de dignité. Un homme véritable se « tient
droit », particulièrement dans la tourmente. A l’inverse, courber
l’échine, ou pire se coucher, sont des signes universels d’humilité, ou
d’humiliation, ou de défaite.
De la même manière, lorsque
François 1er écrit à sa mère au soir de la bataille de Pavie :
« Madame, pour vous avertir comme se porte le reste de mon infortune, de
toute chose ne m'est demeuré que l'honneur et la vie qui m'est sauve », il
veut dire qu’il n’a pas fui et qu’il s’est battu jusqu’à la limite de ses
forces, seul au milieu de la débâcle. Il n’a cédé qu’à la plus extrême
nécessité, et son honneur est donc sauf.
De même enfin, ceux qui de nos
jours réclament le droit de « mourir dans la dignité », réclament en
fait le droit de demander qu’on les aide à mourir lorsqu’ils le voudront,
c’est-à-dire de maitriser l’instant de leur mort. Que cette demande à être
assistés dans leur suicide soit légitime ou non n’est pas ce qui nous intéresse
ici. Seul compte le fait de mettre en lumière certains invariants de notre sens
de l’honneur.
A cette lumière il est aisé de
comprendre pourquoi la sexualité est toujours particulièrement problématique
pour notre sens de la dignité, pourquoi elle est si fort attachée à la notion
d’honneur, jusque dans ses errements et ses excès, bien sûr. Notre caractère
sexué - comme marque de notre mortalité, de notre imperfection, de notre
dépendance - est par lui-même une atteinte au sens de notre dignité, et ce sens
a besoin d’être rétabli, notamment par la certitude, parfois peut-être
exagérée, que nous ne sommes pas gouvernés par notre braguette. Parce que la
sexualité alarme naturellement notre amour-propre, il est inévitable qu’elle
soit liée à la honte, à la jalousie, à l’honneur, à la conquête et à la
défense.
Un homme qui ne peut ou ne veut
discipliner ses pulsions sexuelles est un homme qui mérite du mépris pour cela
même, à moins qu’il ne soit un grand malade à enfermer, cas très rare. Et il
est méprisable à peu près pour la même raison que, partout et toujours, les
prostituées sont méprisées. Avec même sans doute une dose de mépris
supplémentaire, car si les prostituées ont souvent l’excuse d’une certaine
nécessité pour faire ainsi commerce de ce qui a besoin de la protection de
l’intimité, de la confiance et des sentiments réciproques pour ne pas
« alarmer notre pudeur », l’homme ou la femme qui se laisse gouverner
par ses parties basses se laisse dominer par le plaisir, ce qui, dans l’échelle
du déshonneur, est la chose la plus déshonorante qui soit car celle à laquelle
il devrait être le plus facile de résister.
L’adultère est encore autre
chose, car il suppose en plus la trahison d’une promesse, d’un engagement
solennel. Il est donc, a priori, doublement déshonorant. Il a pour lui le
déshonneur qui s’attache au fait d’être mené par ses parties basses, et d’être
incapable de respecter la parole donnée. Double abandon, double indignité. Bien
sûr, parfois, l’adultère peut être la conséquence d’un grand amour et, ou, d’un
très mauvais mariage, auquel cas il peut sans doute trouver des circonstances
atténuantes du point de vue de l’honneur. Mais si parfois l’adultère peut être
excusé, il est toujours un acte qui a besoin d’être excusé, et donc un acte
contraire à l’honneur. Il va sans dire que l’adultère en série ne saurait
bénéficier d’aucune excuse.
A quoi l’on peut ajouter que
l’adultère se fait souvent au détriment d’autrui, auquel cas il
s’apparente à la fois à un vol et à un
abus de confiance. Celui ou celle qui est prêt à violer ses engagements
solennels envers l’une des personnes censée lui être le plus cher n’a, en
effet, pas de raison de se limiter à la partie célibataire de la population, à
moins que ce ne soit par peur des maris ou des femmes jalouses, ce qui est
peut-être moins destructeur socialement mais certainement pas moins
déshonorant. Au contraire, peut-être.
N’en déplaise à nos éminents
juges, l'imputation d'une infidélité conjugale est donc bien à elle seule
de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération. Même à une
époque où la « liberté sexuelle » est censée être la règle. Même si
la loi ne sanctionne plus l’adultère en tant que tel. Il est bien des choses
que le législateur peut choisir, sagement, de laisser en dehors du domaine de
la loi, sans pour autant qu’elles soient indifférentes. La loi est une
merveilleuse invention, mais elle est aussi parfois un instrument trop grossier
pour qu’il soit prudent de l’employer si l’on peut s’en dispenser. Les mœurs ne
sont pas faites pour les chiens.
A quoi il faut ajouter, bien sûr,
que l’adultère, par l’incertitude qu’il introduit dans la filiation, par la
jalousie qu’il génère, par la méfiance qu’il induit, est profondément destructeur
de la famille, et du lien social en général. Et certainement, il n’est ni moral
ni honorable de contribuer à diffuser un poison violent dans le corps social.
Tout ceci est tellement évident que même un collégien pourrait le comprendre.
Un collégien, mais pas un juge à la Cour de Cassation.
Un collégien comprendrait aussi
que les mœurs n’évoluent pas toutes seules, mais sous l’influence notamment des
changements législatifs, des opinions publiquement exprimées des gens
influents, ou encore sous l’influence des décisions rendues par des
juridictions suprêmes. Un collégien comprendrait donc qu’une décision comme
celle dont nous parlons risque fort d’avoir une grande influence sur les mœurs
de la population, et une influence entièrement négative. Un collégien, mais pas
un juge à la Cour de Cassation.
Etrange situation que celle où de
graves magistrats se révèlent moins clairvoyants que des enfants de treize ans.
A moins, peut-être, que ces graves magistrats ne comprennent fort bien ce
qu’ils sont en train de faire, et qu’ils se réjouissent secrètement de pouvoir
contribuer à la « déconstruction » des « normes
bourgeoises » et à l’avènement d’une société « sans tabous », ou
autres choses du même genre. Il y a des précédents, assez nombreux même.
Peut-être les juges ayant rendu
cette décision trouveraient-ils ces accusations infamantes et attentatoires à
la dignité de leur fonction. Cela prouverait du moins que, lorsque cela les
concerne, l’honneur n’est pas que du vent, et il est vrai que, de manière
générale, les magistrats sont particulièrement sourcilleux en ce qui concerne
le respect dû à leur fonction. Cela devrait plutôt nous réjouir que nous
indigner.
L’incohérence est une marque de
faiblesse d’esprit ou de caractère, mais elle est encore préférable à la
cohérence dans la malignité.
Bonsoir
RépondreSupprimerJe suis d'accord avec vous,sauf sur ce point :
"Celui ou celle qui est prêt à violer ses engagements solennels envers l’une des personnes censée lui être le plus cher n’a, en effet, pas de raison de se limiter à la partie célibataire de la population, à moins que ce ne soit par peur des maris ou des femmes jalouses, ce qui est peut-être moins destructeur socialement mais certainement pas moins déshonorant. Au contraire, peut-être."
Vous écrivez vous même que l'adultère peut avoir des circonstances atténuantes, comme le prince charmant qui se transforme en ivrogne cogneur ou la dulcinée devenant une harpie insupportable.
Dans ces conditions, l'homme ou la femme qui va chercher ailleurs peut aussi avoir le soucis de ne pas mettre en péril l'équilibre d'une autre famille et se refuser à tenter la moindre approche sur une femme ou un homme marié (e) ou engagé (e) dans une relation stable avec enfant(s).
Dans ce contexte, ce n'est pas la peur du mari ou femme jaloux (se) mais il me semble une forme une forme d'altruisme : refuser de faire subie aux autres ce qui nous fait tant de mal, à savoir la destruction d'une famille.
En tout cas, c'est probablement comme cela que je réagirais si cela devait m'arriver
PhD
Je vous l'accorde.
SupprimerToujours plus loin et plus vite dans la libération des mœurs...et en même temps toujours plus loin et plus vite dans l'importation de populations qui rejettent la libération des mœurs, et tout ceci au nom d'un même progressisme...étonnant , non ?
RépondreSupprimerJe pense qu'à la racine des deux on trouve un même oubli, ou une même négation, de la nature humaine.
SupprimerBonjour Aristide,
RépondreSupprimerSi l'on reste "pratico-pratique", pensez-vous que ce mouvement "infidélitaire" est l'occasion d'un rebondissement conservateur ou bien qu'il est un mouvement de fond qui s'étendra à toute la société?
Est-ce un repoussoir efficace parce qu'il laisse entrevoir l'abîme d'une société sans respect de la parole donnée?
On entend parler d'un revirement de l'opinion des jeunes (18-25 ans) vers des mœurs traditionnelles (tout en gardant un apport mineur de mai 68). Qu'en pensez-vous?
Pardonnez-moi si vous avez déjà écrit à ce sujet, mais je n'ai eu le temps de lire tous vos billets.
En tous cas, je vous remercie d'avance de votre réponse.
Sévère.
Je ne sais trop que vous répondre. Ce qui semble sûr c'est que nous menons actuellement une "expérience" qui n'a jamais été tentée avant et qui ne peut que mal finir, car, à strictement parler, elle est contre nature.
SupprimerCela étant dit, quand et comment finira-t-elle, je n'en sais rien.
Ce que je sais en revanche c'est que nous avons, chacun à notre niveau, le devoir de hâter autant que possible la fin de cette "expérience" pour retrouver une compréhension plus raisonnable des rapports entre les sexes.